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…retour du beau temps, il faudra attendre demain : ce lundi 25 avril s’accompagne encore de nuages et de risques de pluie. Si vous prévoyez de faire vos emplettes, prenez garde : il paraît que « S’il pleut à la saint Marc, point de panier ni de sac ». Vous ferez alors comme Robinson Crusoé, qui dut bien apprendre à s’en passer. Certes, les temps ont changé depuis le 25 avril 1719 et la première publication de ce roman d’av…

La mention de Robinson me réveilla sur un sourire : si les inconfortables mésaventures de ce héros étaient redoutées par nombre de mes contemporains, sa situation était devenue mon unique but. Puisque les choses disparaissaient d’elles-mêmes les unes après les autres, je m’étais résolu à prendre les devants, à me priver moi-même de tout pour ne pas souffrir la douleur d’un arrachement malgré moi.

La veille, au bout d’un long week-end à en débattre, nous avions décidé d’avancer d’une semaine notre départ pour Nollot. Mon état de panique des derniers jours avait étouffé les ultimes réticences d’Albertine face à ce changement de plan. Elle qui ne ressentait nul besoin de partir peinait à saisir l’urgence que je lui imposais ; elle parvint à me raisonner et à m’apaiser suffisamment pour tenir quelques jours supplémentaires. La fuite – car c’est bien de cela qu’il s’agissait pour moi – était prévue pour le dernier vendredi d’avril.

— Ça te laissera le temps de dire au revoir à Freddy, avait-elle argumenté.

La date de retour, quant à elle, restait vierge. J’avais gagné cela dans nos compromis : nous quittions notre quotidien et son train de contraintes aussi longtemps que possible – jusqu’à ce que le confort nous rappelle ou que les choses rentrent dans l’ordre.

— Il faudra bien prévoir d’entreposer nos affaires quelque part, avait avancé Albertine pour justifier le sursis imposé. D’ici vendredi, ça nous laisse le temps de rendre l’appartement nickel.

Les deux derniers mois écoulés m’avaient transformé. Tous les bibelots auxquels j’avais été si attaché autrefois – au point d’en conserver trois pleins cartons dans l’exiguïté de notre cave – me laissaient à présent indifférent. La dimension sacrée que je leur avais conférée s’était évaporée : dans un monde où tout est sur le point de disparaître, quel intérêt avais-je à m'attacher à ces souvenirs ? Oui, telle carte postale perpétuait un moment partagé avec une amie d’enfance ; oui, telle figurine me rappelait la surprenante douceur d’un voyage ; oui, telle sculpture avait recueilli en elle la panoplie d’émotions d’une première fois. Mais j’avais fini par admettre que ces objets importaient moins que les souvenirs que j’y avais accrochés. J’avais déjà perdu tous les t-shirts floqués accumulés à chaque étape de ma scolarité – autant de signes d’appartenance à une camaraderie aussi forcée qu’éphémère – sans éprouver plus d’une seconde de regrets. En comparaison de tout ce que j’avais perdu au même moment, leur valeur m’était apparue dans toute son insignifiance. En somme, les bons moments vécus pouvaient être invoqués sans passer par l’artifice de ces totems, à la seule force de ma mémoire. Si un souvenir se retrouve enfoui au point de paraître oublié, c’est que plus rien ne justifiait de le conserver – soit que son intérêt se soit érodé comme une monnaie dévaluée, soit que l’échelle de valeurs ait été dilatée par des impressions plus intenses.

J’avais laissé Albertine se charger de tout l’aspect matériel. Je ne voyais plus la moindre utilité à me préoccuper du stockage de nos effets personnels. La vague de disparition avait délesté chaque objet de l’importance dont je l’avais paré. Seuls Albertine et Pa me restaient nécessaires ; j’espérais que notre projet de retraite m’aiderait à mieux leur témoigner l’étendue de mon affection.

— Tu jettes et conserves ce que tu veux, avais-je lâchement délégué. Garde juste tous nos mots d’amour dans un paquet.

Ces papiers attestaient en effet d’une transmission trop chère à mes yeux pour que j’ose la confier entièrement à quelque chose d’aussi faillible que ma mémoire. J’avais beau refouler sans cesse cette idée aux tréfonds de mes pensées, je craignais qu’Albertine finisse par partir à son tour. Je me sentais investi de la charge de sa survie ; si solides eussent été mes épaules, elles n’auraient pas eu la force de porter seules notre amour. Verba volant, scripta manent – les paroles s’en vont, les écrits restent – répétait souvent Papa. J’espérais que ces écrits-là resteraient assez longtemps pour retenir Albertine à mes côtés.

— Oh, mets aussi de côté le dictionnaire et l’album photo de Papa, s’il te plaît !

Je fus presque satisfait d’arriver au bureau en retard. Pour ces derniers jours à tirer, j’étais résolu à accomplir le strict minimum. Je souris en pensant à Freddy : je le devinai m’annoncer sa fierté de me voir enfin admettre l’absence de sens de mon boulot. Il me tardait de le retrouver, le soir venu.

Mon poste de travail avait déjà été déménagé – à la place de mon ordinateur trônaient des piles de papier, une longue règle de fer et une poignée de stylos. Bien qu’il se soit montré indifférent à ma démission, je crus d’abord à une envie de mon chef d’accélérer mon départ. Je secouai la tête ; ce n’était pas son genre. Je me tournai vers Françoise et Charles, mes voisins directs, cherchant à lire sur leurs visages les signes d’une facétie qu’ils m’auraient jouée pour fêter ma dernière semaine. Tous deux semblaient impassibles, concentrés comme deux écoliers sur la copie d’un devoir. J’allai faire le tour du plateau pour récupérer un ordinateur sur lequel travailler quand l’image me frappa. Ni Françoise ni Charles ne disposaient d’ordinateurs : ils écrivaient sur papier.

Le temps de digérer l’évidence d’une nouvelle disparition, je m’installai à mon poste et fis mine de griffonner quelques lignes sur une page blanche. Je me sentis projeté vingt ans en arrière, le jour où j’avais retrouvé Papa endormi sur la table du salon, entouré de piles d’épais dictionnaires, de ramettes de papier et d’autant de cahiers, et surtout d’un verre à liqueur et d’une bouteille d’alcool vides – alors que Papa ne buvait jamais. Dans son sommeil éthylique, Papa marmonnait. Des rares mots intelligibles, je parvins à déduire que son patron l’avait licencié, remplacé par une machine.

— …ordinateur… plus vite… plus fiable… CONNERIE ! …toujours fonctionné comme ça ! …siècle des Lumières… langue la plus riche du monde… supprimer toutes ces technologies inutiles…

— Tu vas plus au bureau ? avais-je lâché, feignant la naïveté.

Dans un sursaut, Papa s’était redressé. Je le vis essuyer un filet de bave avant de s’efforcer à prendre sa raideur habituelle.

— Non, avait-il grogné. Je… Je bosse à la maison, maintenant.

L’ado que j’étais avait choisi de se moquer du ridicule de la situation plutôt que de faire preuve d’empathie. Au lieu de consoler Papa, j’avais voulu profiter de son accès de faiblesse.

— Moi aussi, je peux ?

Je prétextai alors le rôle d’exemple qu’il représentait pour moi, surjouai le mal-être que je ressentais au lycée, évoquai la solution des cours par correspondance sur lesquels je m’étais déjà renseigné. Le temps de mon laïus suffit à Papa pour reprendre sa contenance et son autorité.

— Non, avait-il tonné. Tu ne vas pas au lycée que pour suivre des cours, tu sais. La leçon la plus complexe à apprendre, c’est celle de la vie en société. Les rapports humains, l’injustice, le mépris, l’indifférence… L’amour, peut-être, l’amitié, qui sait… Tu ne trouveras rien de tout ça dans les manuels d’enseignement à distance. Seuls tes camarades pourront t’y instruire.

— Et toi alors, tu…

— Moi j’ai passé l’âge, maintenant. J’ai déjà donné. Et perdu, surtout. Et avec ma… Et au point où j’en suis, je peux me contenter des mots. Il le faudra bien.

Je regagnai ma chambre les sourcils bas et claquai la porte avec la colère d’un gosse auquel on a refusé un jouet. Papa mourait déjà et je ne pensais qu’à moi. Je n’ai pas su le retenir. Je n’ai même pas su le remarquer.

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