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J’ignore quand nous sommes parvenus à Nollot. À vue de nez, je dirais qu’il nous a fallu une dizaine de jours pour traverser la moitié du pays. Si riche fut le voyage, l’arrivée à la maison fut néanmoins bienvenue.

Après avoir posé les bagages, nous avons rapidement pris nos marques et établi les bases de notre confort. Un grand dépoussiérage de chaque pièce, une remise en fonctionnement de l’électricité et de la plomberie, un récurage de la cuisine et de la salle de bains, un bol d’air pour le matelas. J’ai ensuite tenu à vérifier le toit, où j’ai repositionné quelques tuiles pour colmater d’éventuelles fuites – depuis mon enfance, je tenais la pluie en horreur. Notre nuit s’écoula dans le calme, Albertine et moi blottis l’un contre l’autre, Pa calé entre nos jambes. Dans l’étonnant silence de la nuit campagnarde, le moindre craquement nous faisait sursauter, sans que l’obscurité nous permette d’en distinguer l’origine. Nous étions tels l’Adam et l’Eve du Printemps de Poussin – seuls au milieu d’un Eden qu’il nous faudrait explorer et apprivoiser.

Après plusieurs jours sur place, je constatai un nouveau changement, sans pour autant pouvoir établir un lien de causalité avec la récente disparition des nombres. Sans mesure du défilement des heures ou des jours, la notion du temps se retrouvait bouleversée. Peut-être était-ce dû à cette vie d’ermites que nous entamions. L’absence d’impératifs professionnels et d’objets de divertissement pesait à coup sûr autant que l’absence d’horloges et de calendriers. Nous traversâmes ici des durées à la fois infiniment courtes et infiniment longues. Tous les moments se valaient, ceux d’ennui comme de plaisir, ceux d’activité comme de sommeil. Je ne ressentais plus de culpabilité à laisser traîner les instants, certain de pouvoir les rattraper plus tard. Libéré de la sensation que mes jours étaient comptés, je pouvais savourer le présent.

Un matin, je me levai longtemps avant Albertine pour accueillir le soleil. Assis sur la terrasse, j’observai les ondulations de l’horizon se colorer, le ciel s’iriser de rouge et d’orangé avant de trouver ses teintes de bleu, les forêts quitter peu à peu l’obscurité pour recouvrer leurs nuances de vert. Pa se prélassait là, couché contre mes jambes, les yeux mi-clos, comme s’il contemplait le paysage autant que ses propres pensées. Je fermai les paupières pour mieux écouter sa respiration, le bruissement du vent dans l’herbe de la prairie face à nous, les chants d’oiseaux qui sonnaient leur réveil, la danse des arbres de la haie. Quand je les rouvris, Albertine se tenait dans mon dos, son petit-déjeuner déjà dégusté ; Pa était parti je ne sais où dans l’exploration de son nouveau territoire. Quant au soleil, il était déjà haut, figé entre deux nuages. Comme s’il avait joué avec moi une partie de un, deux, trois, soleil : profitant de ma baisse d’attention, il avait couru dans le ciel pour s’immobiliser l’instant suivant ; il attendait que je détourne à nouveau le regard pour poursuivre son chemin vers l’autre côté de l’horizon.

Je souris en imaginant Papa assis à ma place, pendant ses derniers jours, occupé à jouer avec le soleil. Lui qui veillait à assurer la productivité de chaque fraction de son temps, avait-il fini par apprendre l’oisiveté ? Je ne me souviens pas l’avoir vu arrêté : Papa était constamment actif, sinon dans ses gestes, au moins dans ses pensées. Chacune de ses secondes tendait vers un but, se chargeait d’une notion de résultat, d’efficacité. Même les plus vaines s’inscrivaient dans la trajectoire d’un objectif à atteindre : j’étais en train de planifier ça ; je réfléchissais à la meilleure manière d’accomplir cela ; je préparais le terrain pour ceci ; j’agissais. Aussi Papa sanctionnait-il chacun de mes temps morts à coups de verbes d’inaction auxquels sa voix donnait une connotation péjorative : rêvasser, flemmarder, glander, traîner… Quel que soit le mot, aucun ne décrivait pourtant ce qui me procurait le plus grand bonheur, ces moments de rien dont se nourrissait ma plénitude, ces vides qui lui conféraient tout son volume, ces flâneries dont je raffolais enfant mais que l’éducation – celle de Papa comme de la société – me força à désapprouver avant qu’une avalanche d’obligations et de distractions me contraignent à les désapprendre.

Petit, chaque fois que je rentrais des bois, je devais expliquer à Papa comment je m’y étais occupé, tant il craignait que j’y aie perdu mon temps. Je devais justifier chaque fragment d’immobilité. Rendre des comptes, comme si chaque miette déposée dans mon assiette relevait d’un salaire horaire qu’il convenait de mériter. Je savourais pourtant de tels moments de vide au quotidien, sans forcément en prendre conscience. Si cela m’arrivait en présence de Papa, je recevais une gentille tape derrière la tête agrémentée d’un Bah alors, tu rêvasses ? Mes moments de contemplation se teintèrent d’une certaine honte au fil des années, dénaturés – ou amplifiés – par un sentiment de culpabilité vis-à-vis de Papa. Cette contemplation me devint vite une activité contre nature après notre installation en ville. Alors que les bois me permettaient de les fréquenter à mon rythme, la jungle urbaine obligeait à suivre ses incessants mouvements, au risque de se laisser dépasser, écraser, broyer. J’en vins à considérer qu’il était interdit de ne rien faire, voire que cela s’avérait impossible, que l’acte de ne rien faire n’existait pas, restait hors de ma portée, de mon imagination. C’est qu’il n’avait jamais été nommé autrement que par les péjoratifs de Papa. Les doux moments de vide que j’avais savourés dans ma jeunesse avaient viré dans la même teinte que les contes de fées – ils n’avaient pas existé, je les avais rêvés.

J’aurais pu inventer des mots moi-même, comme j’avais procédé pour nommer les créatures fantastiques de mon imagination, des chiengliers aux murarbres, des picouicouis aux matelabanes. L’observation de Chat et Chat-2 m’avait inspiré un féliner, mais j’ignorais si l’activité mentale des matous était alignée avec leurs apparences paresseuses – sous couvert de leur inaction, qui sait s’ils n’ourdissaient pas d’improbables complots pour dominer le monde ? J’avais également esquissé un rienner, mais sa sonorité me déplaisait. Ainsi, faute de verbe adapté, mon esprit s’avérait incapable de concevoir ces états de contemplation, de discerner le moindre début de brin par lesquels s’en saisir afin de se les approprier.

Au lycée, malgré lui, Monsieur Simonson me livra une clé dans un de ses cours d’anglais. Tandis que, quelques rangs devant moi, un élève gardait le regard perdu à travers la fenêtre, notre vieux professeur, d’un ton ferme mais étonnamment neutre, avait ramené son attention vers la classe d’un simple stop idling.

To idle.

Le mot était étranger, mais il semblait décrire ce vide que j’avais cherché à exprimer avant de le refouler faute d’un vocabulaire approprié. Aucune de ses traductions officielles ne me convenait, mais elles m’étaient superflues. Ce terme me suffisait ; une fois intégré à mon langage, à côté de notions indéfinissables comme l’équilibre ou la volupté, je pus enfin broder un pan de ma vie autour, lui donner dans la voix de mon imagination toutes les connotations que je souhaitais. Le changement qui en découla dans ma manière d’être acheva de sceller ma rupture avec Papa, avec lequel nous étions devenus incapables de nous comprendre.

Je l’enregistrai en tant que verbe d’état – notre langue pullule déjà de verbes d’action pour exprimer toutes les formes de faire. Ce n’est d’ailleurs que de cela qu’on parle aux enfants : les contes narrent des histoires où les héros accomplissent de grandes actions, on félicite le moindre essai, le moindre succès, on encourage même l’échec qui les précède souvent, mais jamais on ne mentionne tout le rien qui les rend possibles, tous ces temps de repos, d’attente, d’ennui parfois. Ce simple fait d’être présent. Oui, je trouvai à notre vocabulaire d’immenses lacunes dans l’expression du être, alors que ma jeunesse avait baigné dans ses déclinaisons.

Cette expression du vide m’échappa pourtant dans la suite des études, repoussée par les incessantes injonctions à respecter les modes et tendances, à rentrer dans la vie active, à devenir un adulte responsable. Malgré moi, j’en étais venu à oublier ce verbe, le sens que j’en avais adopté et les possibles qui en avaient découlé.

De retour à Nollot, alors que j’allais idler en toute innocence dans les bois, il revint au centre de mes occupations. Je me félicite d’avoir enregistré ce mot en moi, tel un sésame octroyant le pouvoir d’apprivoiser le vide et le rien. Sans lui, peut-être aurais-je disparu moi aussi, et ce vide m’aurait alors englouti comme il l’a fait du reste du monde.

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