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Après notre installation à Nollot, Albertine et moi avions pris l’habitude de sortir pour de longues excursions dans les bois. Pa nous suivait parfois, lorsque nous décidions de raccourcir les distances – nous emportions alors de quoi pique-niquer et faire une sieste au calme dans une ruine recouverte par la végétation, à quelques centaines de mètres de la maison. Le félin restait à nos côtés, et semblait lui aussi éprouver un plaisir certain à écouter et observer les oiseaux – je suppose néanmoins qu’il n’envisageait pas la même finalité à cette contemplation.

Au lourd et régulier tambourinement des premières pluies sur le toit, la paresse invita Albertine à proposer un changement d’habitudes et à profiter de l’intérieur. Le temps du petit-déjeuner s’étira, prolongé par un doux moment de complicité. Tandis qu’Albertine replongeait dans le sommeil, j’entrepris de poursuivre le nettoyage et le rangement de la maison, mû par le désir d’y aménager un coin bureau où l’on pourrait s’occuper à créer les jours de pluie.

Dans un angle de l’étage, face à une fenêtre qui donnait sur un paysage de collines et forêts dénuées de la moindre habitation, Papa avait déjà disposé une table. Compte tenu de l’état de celle-ci – pieds tordus, surface mal rabotée – je doutai qu’elle ait pu être mise à profit pour autre chose qu’y poser les coudes et admirer l’évolution des nuances de vert au fil des journées et des saisons. Dans une malle échouée à côté, je dénichai pourtant du matériel de calligraphie : plumes et encriers, ainsi que papiers texturés dont les bords irréguliers indiquaient qu’ils avaient dû être fabriqués à la main. L’image de Papa utilisant de tels outils m’étonna ; je ne l’avais jamais vu écrire autrement qu’avec le stylo Montblanc hérité de son grand-père sur des cahiers aux pages finement lignées. Il considérait le reste impropre à l’écriture, tout juste bon à recueillir de frêles gribouillages prêts à jeter – ainsi jugeait-il mes dessins d’enfant et les premières histoires que j’osai inventer. L’encre et le papier représentaient à ses yeux des objets nobles entre lesquels aucun jeu ne saurait se glisser. Mais qui d’autre que Papa serait venu dans cette maison, face à cette table, couvrir ces pages aux contours dansants de dizaines d’arabesques répétant deux mêmes mots : mon prénom et celui de Maman.

Les larmes me montèrent aux yeux tandis que je faisais défiler entre mes doigts les feuilles déjà encrées. L’écriture n’avait rien en commun avec celle de Papa, que j’avais connue toute en droites et en rigueur ; je savais pourtant qu’il en était l’auteur. Papa n’avait jamais verbalisé ses émotions, il les conservait en lui comme des trésors et s’en débarrassait à sa manière quand elles débordaient. Mais pendant ses derniers jours ici, il avait crié mon nom ainsi pour m’appeler à lui.

C’est Papa qui m’avait appris à écrire, des mois avant mon entrée au CP. En tant qu’homme de lettres, il voulait s’enorgueillir de voir son fils suivre sa trace ; ou bien, tout simplement, à force de baigner dans un monde rempli de mots, dans une maison tapissée de phrases, j’avais déjà naturellement acquis les dispositions pour lire et écrire.

L’apprentissage ne se déroula pas sans peine pour autant. En bon maniaque, Papa attendait de moi une forme de perfection, résultat pourtant incompatible avec les balbutiements.

— Ton O doit être plus rond ! Tu sais les tracer, les ronds, pourtant ! C’est pareil quand c’est une lettre. Et descends jusqu’à la ligne, comme si tu posais les lettres dessus. Mais non, elles doivent toutes faire la même taille, regarde ton L, il dépasse en haut, et là ton E est trop petit, quand tu écriras en minuscules le T sera un peu plus grand mais là non, tu comprends ? Colle pas la barre verticale de ton T, laisse de la place pour l’horizontale en… mais c’est une barre horizontale qu’il faut en haut, tu m’as fait une diagonale, là, on l’a vu plein de fois la différence, verticale, horizontale, diagonale, tu te rappelles ? Bon, d’abord, il faudrait les tracer droites, on les appelle comme ça pour une raison, tu sais…

Droit. Avec Papa, tout commençait par là. Il fallait écrire droit, aligner, ajuster, cadrer, sans quoi le résultat méritait à peine d’être considéré. Pourtant, j’avais eu l’occasion de constater combien son écriture à lui s’était écartée des canons enseignés à l’école, comment ses minuscules attachées avaient fini par prendre des distances, comment certaines formes de lettres s’étaient simplifiées pour être tracées plus vite. Mais son trait restait imprégné de toute la rigueur de sa personnalité.

— Apprends d’abord à écrire droit, tu t’accorderas des libertés quand tu seras grand, esquivait-il si j’avais l’audace de lui en faire la remarque. Qui peut le plus peut le moins.

Je me fichais éperdument de la forme que prenaient mes mots : l’intérêt que je voyais dans cet éveil à l’écriture, c’était le pouvoir de conserver les graines des mille histoires et idées qui germaient à chaque instant dans mon esprit. Face à ce fourmillement que mes jeunes doigts n’arrivaient pas à transmettre au stylo, la rapidité d’exécution primait sur la qualité, quitte à écourter les fins de mots – à quoi bon traîner toutes ces lettres muettes et s’encombrer de conjugaisons ? – ou à intégrer des croquis à mes embryons de phrase – dans ses incessants cours de graphie et langage, Papa ne m’avait-il pas un jour enseigné que les idéogrammes chinois étaient initialement des dessins, bien plus figuratifs que notre pâle alphabet ?

— Tu te souviens de l’exposition de Picasso que nous avons visitée ensemble ? m’interrogea-t-il après un nouvel épisode de rébellion contre les règles d’écriture qu’il m’imposait. Certains béotiens prétendent que Picasso ne savait pas peindre ni dessiner, que ce serait pour ça qu’il aurait initié le cubisme. Mais rappelle-toi tous les tableaux figuratifs que nous avons vus là-bas. Le père de Picasso lui a d’abord appris toutes les techniques de peinture existantes ; ce n’est qu’une fois qu’il les a toutes maîtrisées qu’il a commencé à s’en écarter, qu’il a réinventé la peinture. Tant que tu n’auras pas acquis toutes les bases du langage et de l’écriture, tu feras comme je te dis. Après, libre à toi de griffonner selon ton gré.

Les feuilles de calligraphie serrées entre mes mains, je levai le visage vers le plafond, espérant naïvement que depuis le ciel et à travers le toit, Papa recevrait mon sourire.

Mon regard s’attarda ensuite de l’autre côté de la fenêtre, où les nuages et la pluie révélaient de nouvelles teintes dans le paysage et transformaient les reliefs. Je m’émerveillai de retrouver dans le dessin d’une colline la forme du contour de mon papier, dans l’ondulation d’une branche le tracé du A de mon prénom sous la plume de Papa. Alors que, depuis la fenêtre de notre appartement, tout n’était que droites et perpendiculaires, lisses et plans, mon nouvel environnement semblait n’être construit qu’en courbes et en aspérités. La maison était bâtie en blocs de pierre bruts, le sol était pavé de dalles aux bords irréguliers, les meubles étaient assemblés en pièces de bois mal dégrossies. Au-dehors, en l’absence de traces d’occupation humaine dans nos alentours directs, sans immeubles ni autoroutes, sans pylônes ni même pancartes, la nature paraissait ignorer le concept des droites.

Une diatribe de Freddy me revint en mémoire, d’une période où, plus que jamais, il crachait son dédain envers tous ses semblables. Freddy prétendait que toutes les inventions visaient à nous arracher à notre état naturel, à notre condition animale. Alors que, dans la nature, le droit représentait l’exception, l’Homme s’était acharné à l’ériger en règle.

— Le droit, Armand, c’est le symbole de l’ordre et de la norme. Regarde, dès l’école, ceux qui ne savent pas filer droit sont envoyés au coin, face à une arête qui sépare deux murs plats : là, on leur laisse le temps de s’imprégner du droit, d’oublier leur animalité ; là, on les conditionne à devenir humains. Et être humain, c’est gommer les reliefs de ton identité pour t’insérer dans le grand carré qu’on a nommé humanité.

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