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Durant ces premières semaines à Nollot, je pensai beaucoup à Freddy. Il se serait épanoui ici, surtout après les dernières disparitions – après ma découverte des feuilles calligraphiées, je soupçonnais que le concept des lignes droites s’était à son tour volatilisé, mais je ne mis pas d’ardeur particulière à vérifier. Nous étions libres de jouir de chaque instant au gré de nos envies, sans le moindre objet ou loisir pour nous asservir, sans le moindre chef ou parangon pour nous pousser au mouvement, sans le moindre indicateur ni regard extérieur pour nous jauger ou nous juger. Aussi occupions-nous l’essentiel de nos journées comme des enfants affranchis de toute contrainte. Si les premiers temps d’oisiveté prolongée furent teintés d’un soupçon de culpabilité – on ne désapprend pas en un claquement de doigts trente ans d’éducation au résultat, où chaque geste doit s’intégrer dans une optimisation de la productivité –, je réussis vite à lâcher prise, suivant l’exemple bienveillant de Pa ou calant mon rythme sur le flegme naturel d’Albertine. Notre quotidien se délesta de toutes ses règles et routines pour s’ajuster aux ondoiements de nos envies, aux contours tantôt courbes ou flous, souples et flottants, voire simplement insaisissables ; notre temps se partagea sans mesure entre siestes et promenades, entre discussions et méditations.

Ce fut pour moi l’occasion de redécouvrir la beauté d’Albertine comme lors des premières esquisses de nos amours. Je parcourus chaque courbe de son corps comme j’aurais exploré collines et vallons, m’extasiant de chacun de ses mouvements comme j’aurais admiré un spectacle de danse ; je m’enivrais à pleins sens de son souffle et de sa peau, de sa présence et de ses mots.

Entre deux moments de contemplation, lorsque ce bonheur insouciant me rendait le plus vulnérable, d’intenses vagues d’angoisse revenaient néanmoins me balloter. Je me sentais tel un coquillage sur la plage, tantôt à l’abri sous la marée montante, tantôt exposé à tous les regards et dangers, sur le point d’être avalé par la main d’un gamin ou de m’effriter sous la morsure du soleil. Je craignais en outre qu’une simple bourrasque ne m’emporte à mon tour, moi qui n’étais même pas ancré au sol. La nature des prochaines disparitions, si celles-ci devaient se poursuivre, restait mon principal objet d’inquiétude. Plus grands étaient les bonheurs savourés dans notre présent ici, plus amère devenait la perspective de les voir se déliter, perdre un nouvel élément constitutif de leur richesse. Je commençais surtout à craindre un sujet plus trivial : quelles que soient les évolutions à venir, nous n’étions pas complètement en vacances à Nollot. Si nous voulions y rester et maintenir un niveau de confort acceptable, il apparaissait nécessaire d’occuper nos journées à autre chose qu’à cette oisiveté si délicieusement retrouvée. Faute d’argent et de voisins directs auprès desquels mendier, il n’appartenait qu’à nous de subvenir à nos besoins.

À l’approche de l’été, la météo restait clémente, mais des jours plus froids ne manqueraient pas de survenir. L’instinct de Pa saurait l’en protéger en doublant l’épaisseur de sa fourrure, mais Albertine et moi aurions besoin de chauffage dans cette maison mal isolée. Les quelques conserves emportées en chemin étaient bientôt épuisées, et les arbres ne nous offriraient pas leurs fruits frais toute l’année. Pa saurait débusquer assez de mulots pour se rassasier, mais Albertine et moi aurions besoin de cultiver quelques plants essentiels, voire d’élever ou de chasser. J’en vins à poser un autre regard sur les bois : leur verte immensité perdait ses teintes de liberté, de jeux et de temps arrêté pour devenir le nouveau champ de contraintes, celui de la nécessité, du travail et des tâches à accomplir. La réalité me rattrapait – aucun rêve n’est voué à durer.

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