Une histoire de cactus…
Une heure plus tard, la porte d’entrée de ma modeste maison claque derrière moi et je m’appuie un instant contre le battant, les yeux fermés. La discussion avec Ferdinand résonne encore dans mon esprit. Mais avant de sombrer dans un tourbillon d’angoisse, une seule idée me vient en tête : aller voir Madame Dufresne. Je me suis promis de lui rendre visite aujourd’hui.
Je traverse mon petit salon et attrape un sachet de madeleines dans la cuisine. Ça lui fera plaisir, elle adore ça. Mon chat, un gros matou roux nommé Patatras, me suit d’un pas feutré, curieux de savoir où je vais. Il est presque toujours dans mes pattes, un vrai pot de colle.
Lorsque je sors de chez moi, talonnée par mon compagnon félin, le froid me saisit et je resserre mon écharpe autour de mon cou. La maison de Madame Dufresne est juste à côté. J’aime bien son petit jardin bordé de rosiers un peu sauvages, vestiges d’un temps où elle pouvait encore s’en occuper elle-même. Désormais, elle éprouve des difficultés à se déplacer, son arthrose la fait souffrir m’a-t-elle dit.
Quelques feuilles mortes s’amoncellent sous l’antique banc en fer forgé, et une clochette accrochée à la porte tinte légèrement sous l’effet du vent.
Je toque doucement, trois coups lents et deux rapides, ma voisine saura ainsi que c’est moi.
— Entrez ! lance une voix tremblotante.
Je passe le seuil, traverse le hall et pénètre dans le salon à ma droite. L’odeur de thé et de lavande flotte dans l’air, une madeleine de Proust à elle seule. La pièce est chaleureuse, encombrée de bibelots et de vieilles photographies aux cadres biscornus. Un plaid en tricot repose sur le fauteuil de Madame Dufresne et une petite lampe diffuse une lumière tamisée, ce qui rend l’atmosphère encore plus douillette.
Mais à peine ai-je effectué un pas que je me fige.
Quelqu’un d’autre est là.
Un homme, jeune, assis sur une chaise près de la fenêtre, une tasse de thé entre les mains. Il est grand, mince, avec des cheveux châtains un peu ébouriffés qui tombent légèrement sur son front. Son pull blanc à col roulé le fait paraître encore plus intimidant. Il lève ses yeux gris vers moi et me sourit, un sourire calme, presque intrigué.
Je sens une vague de chaleur monter en moi. Je ne m’attendais pas à ça.
Madame Dufresne vit seule, normalement.
— Oh, Emma, je te présente mon petit-fils, Thibault. Il est venu m’aider pour quelques jours, explique-t-elle joyeusement en tapotant le bras du jeune homme.
Thibault se met debout, souple et tranquille, puis me tend la main avec un air de bienveillance collé au visage.
— Enchanté. J’espère que je ne vous fais pas peur ? lance-t-il avec une lueur amusée dans le regard.
Je bafouille quelque chose d’incompréhensible et secoue la tête ; je sens le rouge me monter aux joues. Patatras me frôle les jambes, comme s’il devinait ma nervosité.
— Je… Non, bien sûr que non, je ne m’attendais juste pas à…
Thibault incline légèrement la tête, il patiente pour la suite de ma phrase, mais les mots meurent dans ma gorge. Pourquoi est-ce que je réagis comme ça ? C’est ridicule !
— À voir un type charmant installé ici ? propose-t-il en riant doucement.
Alors ça, même si je le pense, je ne l’avouerai jamais ! Je suis anxieuse, pas aveugle. Ma vue est d’ailleurs excellente. J’ai dix sur dix à chaque œil. Je peux le prouver !
Mon cerveau hésite entre rire et paniquer. Madame Dufresne, elle, glousse comme une gamine, ses yeux pétillent de malice.
— Oh, tu devrais t’asseoir, ma petite Emma. Tu es toute rouge !
Super. Voilà que mon visage me trahit. Je m’exécute sans dire un mot, après avoir posé les madeleines sur la table avec des gestes un peu trop raides. Thibault m’adresse un dernier sourire avant de reprendre sa tasse de thé, comme si de rien n’était.
Un court silence s’installe et je cherche une excuse pour partir au plus vite.
— Bon, euh… Je vais vous laisser… Je ne veux pas vous déranger.
Je me lève, pressée de filer. Thibault me taquine :
— Déjà ? J’espère que ce n’est pas moi qui vous fais fuir ?
Panique à bord ! Mon cerveau tourne à plein régime et finit par lâcher la première chose qui lui passe par la tête.
— Non, non. C’est juste que… J’ai oublié… d’arroser mon cactus !
Oui, bon, mon cerveau n’est pas très doué pour l’improvisation.
Thibault fronce légèrement les sourcils, visiblement partagé entre l’amusement et l’incompréhension.
— Oh, et ce serait si dangereux que ça qu’il reste sans boire une petite demi-heure ?
— Absolument, confirmé-je d’un ton bien trop sérieux. Il… Il est très sensible.
Madame Dufresne laisse échapper un rire charmé et s’enquit :
— Ma chère Emma, c’est là un cactus bien capricieux, non ?
— Disons qu’il est… très expressif, bredouillé-je.
Thibault secoue doucement la tête, un sourire toujours accroché aux lèvres.
— Alors surtout, ne le contrariez pas. On ne sait jamais, il pourrait se montrer rancunier.
— Exactement !
J’opine du chef d’un air faussement grave, attrape Patatras sous le bras et m’éclipse aussi vite que possible.
Derrière moi, j’entends Madame Dufresne chuchoter :
— Elle est adorable, tu ne trouves pas ?
Et Thibault de répondre, amusé :
— Absolument. Mais je ne suis pas sûr d’avoir tout compris à cette histoire de cactus.
Je soupire en traversant le jardin de ma voisine.
« Moi non plus, Thibault. Moi non plus. », pensé-je.
⁂
En refermant la porte derrière moi, je laisse échapper un long soupir. Quelle catastrophe ! Pourquoi est-ce que je suis comme ça ? Pourquoi est-ce que j’ai parlé de ce fichu cactus (que je n’ai même pas !) au lieu de, je ne sais pas, dire quelque chose de normal ?
Patatras saute de mes bras et trottine jusqu’à son coin favori, près du radiateur. Lui, au moins, il n’a pas l’air perturbé par les hasards de la vie. Moi, en revanche, mon esprit carbure à plein régime. Ferdinand et la crêperie, Madame Dufresne et son petit-fils… Thibault.
Je secoue la tête et me dirige vers la cuisine. Une tisane, voilà ce qu’il me faut. Quelque chose de chaud et apaisant. J’ouvre le placard et attrape une boîte de camomille, mais… dans mon élan, j’accroche une tasse posée trop près du bord du plan de travail.
La chute est fatale.
— Génial, marmonné-je en contemplant les morceaux éparpillés sur le carrelage.
Patatras surgit aussitôt, les moustaches frémissantes, attiré par le bruit du désastre.
— Non, toi, tu restes là !
Je tente de le repousser du pied pendant que je me baisse pour ramasser mes bêtises, mais dans ma précipitation, je frôle la boîte de tisane qui bascule et s’ouvre en grand.
Des sachets de camomille roulent partout ; ils se faufilent sous le meuble comme s’ils cherchaient à échapper à leur destin.
— Sérieusement ?!
Patatras, visiblement ravi de ce spectacle, bondit sur un sachet et le fait glisser à travers la cuisine. Contrairement à moi, il réussit à tirer le meilleur des pires situations.
Je me laisse tomber sur une chaise, l’air accablé. Je ne devrais même pas être aussi perturbée. Ce n’est pas comme si j’avais rencontré un prince de conte de fées. Thibault est juste un homme. Un bel homme avec un sourire doux et des yeux gris…
Argh !
Je me lève d’un bond et commence à nettoyer le désastre, en tentant de mettre mes idées de côté. J’ai d’autres préoccupations bien plus importantes. Le club doit trouver une solution pour la crêperie. Je dois réfléchir à quoi faire de ma vie.
Et, surtout, je dois arrêter de penser à Thibault.

Annotations
Versions