La petite boutique du vent
La ville trépide nuit et jour. C'est une mégalopole nouvelle, imaginée par des hommes en quête de pouvoir, d'argent et d'action. Sa verticalité est imposée par un espace contraint et des velléités de domination. Des buildings aux ossatures de verre et de métal se dressent et quadrillent les perspectives. Nulle place pour l'horizon, le ciel héberge un soleil rond et forme un dôme tel un couvercle transparent et lumineux. Et tout le monde a oublié que la mer était proche pourtant.
La ville fourmille d'hommes agités par des emplois du temps à la mécanique déréglée et des challenges permanents qui les poussent à courir, s'agiter, se presser jusqu'à l'épuisement.
Quand les corps se rebellent et menacent de céder, quand les esprits jouent en roue libre et divaguent lors des réunions, dans ces moments d'intense faiblesse et de danger, certains se décident à franchir le seuil de ma boutique, loin de la ville carnivore.
Par-delà les immeubles scintillants et oppressants, loin du tumulte affairé, la ville initiale s'étire et respire enfin. Les artères deviennent rues, puis ruelles, puis chemins à mesure que l'on approche de la mer. Les habitations s'aplatissent pour devenir des maisons, le verre et l'acier font place à des murs blanchis et des volets bleus.
Sur le trottoir devant ma boutique, un peu de sable glisse en silence.
C'est une petite construction toute simple, à la façade claire et aux volets bleu cobalt qui ne ferment jamais. La porte est vitrée, les fenêtres habillées de stores légers, la lumière est toujours la première arrivée. Nulle enseigne, juste un carton coincé à l'angle d'une vitre et des mots penchés joliment écrits :
Bienvenue à la Petite Boutique du Vent
La séance dure 10 minutes
Le bois miel du parquet respire à chaque pas et annonce le visiteur. Un petit canapé, des coussins au sol, une chaise en bois flotté. C'est tout et bien suffisant. La boutique est minuscule et ne peut accueillir qu'une personne à la fois.
Ici on vient écouter du vent...
Cela semble déroutant à première vue. On vient se balayer la tête ou chasser des pensées pesantes ou revivre des souvenirs ou oublier tout, ou se mettre en danger. On vient rêver, se retrouver.
On vient vivre une parenthèse dans un souffle éphémère.
Il me suffit de quelques mots, de bribes d'attente, d'indécisions, de questions, d'espoirs pour choisir le vent qui semble convenir. Des écouteurs sans fils et un ordinateur me suffisent ensuite. Je m'éclipse dans la pièce attenante et prends place dans un vieux fauteuil en rotin face à une reproduction de Nicolas de Staël qui me parle de Honfleur, de ma vie d'avant, du monde d'avant.
Vents tempétueux sur la mer, brise dans les feuilles d'un saule, bise sifflante en Sibérie, souffle chaud du désert, ouragan des Antilles, tourbillon sous les tuiles du grenier, symphonie dans les drisses d'un voilier, zéphyr du large sur la plage, léger mouvement d'air agitant le linge qui sèche...
Les souffles sont infinis.
Certains s'allongent, certains restent immobiles sur la chaise, certains s'installent en tailleur en serrant un coussin, certains se mettent en boule dans un coin, certains pleurent, certains s'endorment, certains sourient, certains marchent, certains soupirent.
Tous s'abandonnent.
Moi aussi, à l'arrière, j'écoute les vents, lovée dans mon fauteuil qui grince faiblement. Pour un peu je serais décoiffée, pour un peu je serais parcourue de frissons, pour un peu je serais transie de froid.
Pourtant rien ne bouge dans la petite boutique du vent, les souffles ne font que traverser les esprits et les cœurs des hommes qui repartent avec les idées neuves et lavées.
Parfois leurs pas les ramènent au pied des buildings, dans les trépidations, les flots de voitures, les sons stridents et les cris.
On ne peut renoncer à tout juste par le pouvoir d'un souffle.
Parfois leurs pas les conduisent à la plage, un peu perdus, un peu ivres.
On peut changer de vie juste par le pouvoir d'un souffle.
Quant à moi, le soir venu, je baisse les stores devant les fenêtres et donne un tour de clé. Je suis la gardienne des confidences, des peurs, des espoirs, des angoisses, des attentes des hommes égarés dans leurs vies tourmentées.
Assise dans mon fauteuil en osier, je plonge dans la toile reflétant les cieux de ma Normandie natale, loin, si loin de la mégalopole tentaculaire et des hommes torturés. Le silence est total et pourtant un vent marin et facétieux se lève autour de moi pour peu que je ferme les yeux.

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