Le pire et le meilleur

4 minutes de lecture

— Jusqu’au dernier moment il nous aura fait chier !

Je ne pouvais pas donner tort à mon mari ce jour-là. La bienséance me força néanmoins à lui répondre que quand même, ça ne se faisait pas de parler ainsi d’un récent défunt. L’évidence s'imposait pourtant, malheureusement : personne n’allait s’attrister de ce décès. Grand-père Jean était un homme odieux, un immonde salaud. Depuis que je suis née, je n’ai jamais entendu de bien à son égard, et nombreux sont ceux qui auraient souhaité le voir mourir plus tôt.

— Hors de question qu’on interrompe les vacances pour aller à l’enterrement.

Mon mari insistait, et je le comprenais. On venait d’arriver à la plage et de s’installer dans le mobil-home. Les gamins avaient été intenables pendant les cinq heures de trajet en voiture, il était inimaginable de leur imposer un nouveau périple dans quelques jours. Et après une année compliquée, on avait besoin de cette respiration au soleil, de ne pas nous polluer le séjour et les pensées à coups de Grand-père Jean et de ses funérailles. Papa et Tante Agathe s’étaient déjà brouillés au sujet de l’héritage – du peu que leur père n’avait pas dilapidé en clamant le faire exprès pour les emmerder. Inutile d’ajouter de la tension sur le sujet.

— C’est pas comme si tu lui devais quoi que ce soit, de toute façon : tu l’as jamais aimé toi non plus.

Mais Tante Agathe était hospitalisée et Papa participait à un congrès à l’étranger : aucun des deux ne se déplacerait pour l’enterrement, c’était évident. Organiser la cérémonie à distance était déjà un hommage suffisant à leurs yeux. Compte tenu des violences qu’ils avaient subies durant leur jeunesse, il était compréhensible qu’ils lui refusent la faveur de ce dernier adieu en personne – plutôt cracher sur sa tombe, auraient-ils professé. Je savais qu’aucun de mes cousins ne ferait le voyage non plus. De la famille, j’étais sans doute la seule qui hésiterait à y aller.

— Ne me dis pas que tu y songes sérieusement ? On s’organise comment, pour les vacances et les enfants ?

Je ne me souviens plus quel argument l’emporta. Probablement les regrets de n’avoir pu être présente aux funérailles de mes autres grands-parents, ou bien l’idée qu’il m’était plus douloureux d’imaginer un enterrement sans famille que de repenser à ce qu’avait été Grand-père Jean pour la sienne. Trois jours plus tard, au petit matin, nous partîmes vers le Nord pour une sinistre parenthèse. Mon homme et les enfants étaient restés en sandales, bermudas et hauts légers – ils n’avaient rien d’autre dans leurs bagages. Quant à moi, j’avais enfilé le seul vêtement noir de nos vacances : un t-shirt floqué de l’inscription Black is my happy color.

— Tu vas quand même pas mettre ça pour un enterrement ? Prends ton chemisier bleu, ce serait plus décent !

Mes principes étaient plus forts que sa raison : pour des funérailles, il faut du noir, un point c’est tout. Je n’avais rien d’autre sous la main, et nous n’avions plus le temps d’aller en magasin. De toute façon, il parlait pas anglais, avais-je naïvement prétexté. Les trois voisins que nous avions retrouvés devant l’église, en revanche, le comprenaient très bien. Ils m’avaient signifié qu’ils trouvaient ça de mauvais goût : leurs regards, eux, étaient bien noirs. J’en déduisis qu’au moins, Grand-père Jean avait eu quelques amis.

— Moi qui suis pas croyant, la seule messe où tu me traînes c’est devant le cercueil d’un salopard. Merci bien !

Dans l’église presque vide, au beau milieu du prêche, ce murmure fut heureusement couvert par les sonneries des téléphones des enfants, occupés à tuer le temps sur leurs jeux vidéo. C’est que la messe fut longue. Interminable. Peut-être était-ce nécessaire pour absoudre un homme comme Grand-père Jean de tous ses péchés, tâchai-je de me persuader.

— Tiens, ils se sont plantés sur l’orthographe de son nom sur la stèle ! Bien fait pour lui !

La suite de la cérémonie vira au fiasco total, digne d’un mauvais film de série B. Un employé des pompes funèbres trébucha en portant le cercueil à la sortie de l’église ; le corbillard creva un pneu en heurtant un trottoir entre l’église et le cimetière ; un des trois autres convives fit un malaise sous le coup de la chaleur estivale devant la tombe ; les fleurs envoyées par Tante Agathe arrivèrent écrasées. On aurait cru qu’un scénariste s’était acharné à imaginer les plus grotesques péripéties dans l’espoir de mettre un brin d’animation à la cérémonie.

— Heureusement que c’est bientôt fini !

Une fois le cercueil descendu, le curé allongea le final en imposant une lourde minute de silence. En la mémoire du défunt, prenez le temps de vous rappeler tous les moments heureux vécus en sa compagnie. Défilèrent alors dans ma tête les récits que me faisait Papa de son enfance, les yeux encore rouges et humides de tous les sévices endurés ; les mots abjects du vieil homme sur mon corps de jeune femme en crise d’adolescence ; son esclandre à mon mariage où j’avais cru acceptable de l’inviter malgré ses incessantes remarques racistes envers mon promis ; ses critiques déplacées sur l’éducation de mes gamins. Non, je ne voyais rien d’heureux ni de bon à retenir de Grand-père Jean.

Néanmoins, à la dernière seconde, mes lèvres murmurèrent un sincère Merci. Car je compris que sans lui, je n’aurais jamais été. Malgré tout, il m’avait offert ce qu’il y a de meilleur : mon père.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Tocca ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0