Voile de Neige

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Il fallut aux deux jeunes filles le temps de tisser des liens pour qu’elles finissent finalement par se considérer comme de vraies amies. Au château, les serviteurs étaient toujours ravis d’apporter deux tasses au lieu d’une à cette petite fille qu’ils voyaient s’éclairer chaque fois qu’elle croisait Els dans un couloir.

Leurs Majestés et leurs confidents aussi, s’en réjouirent et firent mine de tout ignorer alors que leur correspondance ressemblait plutôt à des rapports détaillés du comportement de leurs deux enfants. Ces effusions durèrent plusieurs mois, au cours desquels la solitude d’Els laissa place à une cacophonie plus ou moins ordonnée autour de son métronome, qui rythmait chacun de ses éclats de rire et de ses périodes de calme.

En trois ans, Els s’était bien installée au château. Elle restait une petite fille aventureuse et curieuse, pleine d’énergie, mais elle semblait se calmer lorsqu’elle était en présence de la princesse. Cela ne l’empêchait cependant pas de prendre des risques inconsidérés qui se terminaient parfois par l’appel d’un guérisseur pour des ecchymoses ou des plaies de toutes tailles. Combien de fois l’avait-on trouvée recouverte de boue, de brindilles et d’insectes plus ou moins dangereux, plus ou moins entaillée mais toujours souriante. Ses excuses pour les tracas causés ne l’avaient jamais rendue antipathique chez les serviteurs, mais la noblesse ne voyait pas cela d’un bon œil. Elle se gardait du moins de faire des commentaires, Leurs Majestés étant chargés de sa supervision et de son éducation en l’absence de ses parents.

Une fois seulement, un automne, Els alla trop loin. Il avait beaucoup plu la veille et un froid mordant s’était abattu sur la capitale, mais ses escapades habituelles lui avaient permis de connaître le château, la ville et leurs alentours. Elle pouvait s’y promener sans y penser et rentrer presque naturellement au château aussi bien par les rues que par les toits ou les champs. Elle fut cependant surprise, en sautant du toit des écuries à celui de la salle d’arme, par une plaque de givre dissimulée sous les feuilles. Son pied glissa, elle perdit l’équilibre et bascula droit sur les pavés de la cour, où s’entraînaient heureusement quelques chevaliers de la garde, sous la surveillance d’un guérisseur.

Les premiers soins et la frayeur passée, on constata, comme toujours, qu’Els était robuste : elle n’avait que quelques bosses, des contusions et une épaule en écharpe. Néanmoins, elle ne reprenait pas conscience. L’inquiétude générale augmenta encore lorsqu’ils se rendirent compte qu’elle avait de la fièvre et qu’elle ne bougeait pas. On envoya une missive aux parents, Leurs Majestés eurent toutes les peines du monde à consoler Sigrid, qui refusait de sortir de sa chambre pour ne pas montrer ses yeux rouges, et les guérisseurs furent eux-mêmes étrangement touchés de voir dormir cette jeune fille pleine de vie, qui ne bougeait ni ne faisait de bruit.

Elle ne se réveilla que deux jours plus tard, encore plus en forme qu’auparavant, ce qui stupéfia tout le monde. D’un état plus qu’inquiétant, elle passa à une santé et une énergie débordante, qui lui faisaient ignorer tous les conseils que l’on lui prodiguait.

Et puis, moins d’un mois plus tard, survint le drame. La baronne tomba gravement malade, plus gravement qu’elle ne l’avait jamais été. Certains accusèrent sa fille d’avoir trop inquiété la pauvre femme, mais lorsque le même mal accabla son mari, les rumeurs se turent. La Reine devint anxieuse, médecins et valets portant diverses lettres et bouquets de fleurs envahirent le manoir tranquille de la baronnie et leurs finances se dégradèrent encore, noyée sous les frais médicaux et les attentions des nobles serviteurs de la couronne.

L’hiver fut terrible. La neige tomba très tôt pour la saison et les grands froids balayèrent le pays. Les courants d’air froids qui agitaient le palais royal n’étaient rien face aux bourrasques enneigées de l’extérieur, mais on ne sortait plus de sa chambre sans un manteau de fourrure. Le bétail lui-même succomba en masse et les cultures qui d’habitude survivaient aux hivers rudes se raréfièrent. Les choux, l’avoine, les salades moururent par centaines de milliers, et avec eux nombre de familles de paysans. La noblesse elle-même avait du mal à s’en procurer à un prix raisonnable et le grand banquet d’hiver, qui se tenait tous les ans au palais fut annulé, faute de finances suffisantes pour nourrir les convives.

Le pays était en crise, Els s’inquiétait et Sigrid était accaparée par son devoir et ses réflexions. La situation semblait la frapper de plein fouet, et elle s’inquiétait autant pour les siens que pour chacun des paysans qui mouraient de la famine. Son père était constamment en train de négocier avec les pays voisins, frappés moins durement, pour obtenir des vivres à un tarif raisonnable, mais malgré le bon vouloir des uns et des autres, les pourparlers prenaient du temps et les livraisons se faisaient attendre, bloquées par la neige dans cette région montagneuse et difficile d’accès. Les réserves permettaient à peine de nourrir les bêtes et le rationnement atteint jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir.

C’est au plus dur de l’hiver que la nouvelle tomba. Els s’en doutait, mais du haut de ses dix ans, elle ne put résister au choc. Elle apprit la nouvelle deux semaines plus tard et fut inconsolable. Sa mère était morte loin d’elle et avait été enterrée en son absence et celle de son père, dont l’état préoccupant ne lui permettait pas de sortir.

Cette période marqua un tournant dans la vie de la famille royale et jusqu’à l’âme de l’héritière des Hillisea. Son père mis de côté pour cause de maladie, elle devenait le centre de l’attention, car elle ne pouvait lui succéder avant sa majorité. Cela impliquait qu’un pauvre hère devrait hériter de la baronnie, de terres pauvres et d’un quotidien loin de la cour, tout en veillant sur une jeune fille proche de la famille royale. C’était un terrain parfait, politiquement, pour démontrer ses capacités de gouverneur et obtenir une oreille attentive au plus haut de l’état. L’attention se porta naturellement sur Els qui, du haut de ses treize ans, devenait un excellent parti, aussi bien pour ceux qui cherchaient à marier leur fils que pour ceux qui voulaient se rapprocher du pouvoir.

Pour ceux que la politique et leurs ambitions avaient rongés jusqu’au bout, cette petite fille inoffensive était une aubaine, un outil, un tremplin. Et pour ceux qui étaient encore humains, tout au fond d’eux, Els était une victime dont il fallait avoir pitié. Plus personne ne la considérait comme la jeune fille qu’elle était. Car elle ne voulait être ni l’un ni l’autre.

Son affliction ne dura pas aussi longtemps que ces deux partis l’auraient voulu. Que ce soit pour sa santé ou parce qu’elle risquait de leur mettre des bâtons dans les roues, son rétablissement ne fut célébré par la Cour, et le chaos politique, social et économique obligeait les souverains à se consacrer corps et âme à leur rôle et à chercher de nouvelles solutions pour faciliter la situation. Sigrid elle-même avait annulé, à regret, ses cours et envoyé leur professeur en renforts dans un ministère qui avait besoin de son expertise. Cela laissait à son ami de longues journées immobiles, solitaires, passées à s’entraîner seule, se cachant des compatissants et craignant les manipulateurs.

Même les enfants de son âge l’évitaient. Des bruits couraient dans les couloirs que son rétablissement était dû à la maladie de sa mère, qu’une fille si bien portante ne pouvait être la progéniture d’une femme si faible, qu’elle avait volé la vie de sa mère, qu’elle était l’engeance du diable, qu’il valait mieux ne pas l’approcher et que la princesse elle-même avait cessé de la fréquenter sur ordre de ses parents. Par conséquent, les couloirs se vidaient à son approche, on murmurait dans son dos, on lui laissait les meilleurs places et les meilleurs parts pour ne pas avoir à partager avec elle. Elle était devenue un fléau, une gêne. Et on l’avait abandonnée au moment où elle avait le plus besoin de la compagnie et de la confiance des autres.

Alors, elle se rendait dans son refuge, la tête pleine de questions.

Le jardin avait, cet hiver, l’avantage d’être calme et désert. La neige craquait sous les pas de la jeune fille. Elle réfléchissait. Un problème, dans un livre, dont la réponse lui échappait. Elle sentait qu’elle était proche, si proche, et que cette solution pouvait également changer la manière dont elle voyait sa vie. Ça ne pouvait pourtant pas être bien compliqué. Son allégeance allait à sa famille et à la famille royale. Si l’une des deux disparaissait… Elle aurait son titre, oui, mais à quoi bon ? À quoi bon hériter de responsabilités, de dettes, d’un rôle trop lourd pour elle pour l’instant ? Comment en repousser l’échéance sans se placer sous la domination d’une figure qui risquait de l’utiliser pour ses propres intérêts ? Comment protéger la mémoire de sa mère, tout ce qu’elle avait construit sans risquer de le vendre à un opportuniste avide de pouvoir et de reconnaissance ?

Elle laissa tomber sa tête dans ses mains. Assise sous la tonnelle fleurie de clématites pourpres, elle soupira et releva la tête, croisant le regard des roses de noël qui, malgré le froid et le poids de la neige, rayonnaient tranquillement. Un jardinier, non loin de là, tentait de conserver la chaleur au pied des plantes en réorganisant la paille détrempée, qu’ils ne pouvaient se permettre de changer. Ses mains recouvertes de gants usés et dont les coutures avaient en partie sauté rappela des souvenirs à la jeune fille, qui regarda ses propres mains, bien au chaud dans ses gants doublés de fourrure. Immobiles. Tout juste bonnes à être crispées au bord du banc. Même pas d’une taille suffisante pour être prêtées à ce pauvre homme qui travaillait dur.

Si les fleurs mouraient, ce serait sa faute.

Voilà ce qui lui apparut soudainement, alors qu’elle regardait l’homme travailler. Elle se leva de son banc, se précipita vers lui et lui demanda si elle pouvait l’aider. Il la regarda, d’abord surpris, puis fronça les sourcils. Il lui fit signe de répéter, ce qu’elle fit, mais l’homme secoua la tête, avant de s’éloigner. Et en le regardant s’éloigner, Els comprit pourquoi il avait refusé. Elle était encore ignorante, incapable, hésitante. Prendre ses propres décisions lui demandait un temps de réflexion propre à son âge, certes, mais impropre à diriger comme elle serait peut-être amenée à le faire bientôt. Et ce que voyaient les gens, ce n’était toujours que la petite fille de treize ans qui venait de perdre sa mère.

Elle ne se laisserait avoir par la pitié et la politique.

Et s’il existait des gens capables de s’élever plus haut que cela…

Il existait des gens capables de s’élever plus haut que cela. Elle les connaissait. Elle habitait sous leur toit. Eux pourraient l’aider. Mais elle ne voulait pas avoir de dette envers eux. Elle leur devait déjà tellement que leur en demander plus ne ferait que la rendre ingrate à leurs yeux. Non, elle devait… Elle devait…

« Els ? »

De derrière le buisson de roses, le visage rougi par le froid, des flocons dans les cils et dans ses cheveux d’or, surgit Sigrid, une lettre à la main.

« Ça va ? Tu as l’air fatiguée.

— Non, ça ne va pas, martela la petite fille. Ça ne va pas. Je ne sais pas quoi faire. »

À nouveau, les sourcils de Sigrid se froncèrent et elle se rapprocha de son amie. Elle ne l’avait jamais vue dans cet état.

« Où est le problème ?

— Je ne pourrai pas hériter de la baronnie, siffla Els. Je ne pourrai pas en hériter et je refuse que quiconque pose sa main sur moi ou sur les terres de ma mère. Je suis la seule qui puisse permettre aux Hillisea de retrouver leur prospérité.

— Tu te précipites un peu trop, tu ne crois pas ? Ton père n’est pas encore mort. D’ailleurs, cette lettre est de lui. Tu devrais l’ouvrir. »

Elle observa son amie s’assombrir à nouveau. Son deuil l’avait changée. La jeune fille joyeuse et toujours souriante semblait avoir laissé place à un voile noir et à une flamme hésitante, brûlante mais incertaine, un bouclier qui ne laissait personne s’approcher. Et lorsque la lettre changea de mains, la princesse vit trembler celle qui lui faisait face. Elle aussi redoutait de mauvaises nouvelles. Mais elles ne pouvaient rien savoir si elles n’ouvraient pas l’enveloppe. Seul cet acte leur permettrait de découvrir le sort d’Els.

Celle-ci lut les quelques lignes grattées sur le papier avant de s’effondrer sur le banc, à côté de Sigrid. Sur son visage, de grosses larmes coulaient, rougissant ses yeux pourtant doux et brisant l’harmonie naturelle de ses traits. Elle se laissa tomber sur l’épaule de son amie et pleura tant qu’elle put. La princesse, trop stupéfaite pour réagir, mit quelques secondes à la prendre dans ses bras, maladroitement.

La neige tombait, par bourrasques. Une mer de flocons se déversait sur leur tête, infinie, ininterrompue, couvrant les pétales pourpres qui encadraient le banc d’un voile de pureté. Quelques brins de gui se glissaient parmi le houx, parmi les feuilles acérées qui accueillaient les visiteurs de ce jardin que la neige suspendait hors du temps.

Et dans le silence, seule la voix assourdie de la jeune fille résonnait, entre deux sanglots de soulagement.

« Il est guéri… Il est guéri ! »

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