Les Routes qui Mènent au Futur

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« Si on y réfléchit, commença Els en marchant de long en large dans la chambre, le Roi Carlos est celui qui a le moins à perdre, dans cette affaire, il est donc logique qu’il soit l’instigateur de tout ça. Son pays est stable, puissant, et son armée est la mieux entraînée du continent. Face à lui, les orcratiens sont plus modestes mais leur population est très nombreuse et bien armée, même si ce sont majoritairement des paysans peu entraînés. Ils ont donc peu de raisons de refuser le combat, d’autant qu’ils ne sont pas en tort et qu’ils ont une chance de renverser la situation. Nous, au contraire… Nous sommes beaucoup moins nombreux, moins bien armés, et nous ne pouvons pas nous permettre de financer une guerre. Ne pas parvenir à faire baisser les tensions entre eux alors que c’est sur nos terres et par nos mots que la situation est née, ce serait un échec diplomatique cuisant. Et puis, notre pays n’est pas bien grand et il se trouve entre les deux puissances. La guerre finira par se dérouler sur nos terres, et le gagnant en profitera sûrement pour nous envahir, après une guerre sur deux fronts que nous aurons perdue, inévitablement. Et pour éviter ça, ce que le Roi Arsène a prévu, c’est de les faire cohabiter. Il veut qu’ils vivent ensemble, qu’ils créent des liens et qu’ils deviennent les meilleurs amis du monde. Tu sais aussi bien que moi comment ça va finir...

— Ça ne fonctionnera pas, c’est ça ?

— Bien sûr que non, ça ne fonctionnera pas, répéta-t-elle, agacée. Ce ne sont plus des enfants, ce sont des têtes couronnées, c’est bien plus difficile à raisonner et ce n’est pas en les enfermant ensemble dans une pièce qu’ils vont trouver un accord. Au contraire, ils vont se battre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un, et la guerre aura commencé directement entre nos murs.

— Alors, murmura-t-il, qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Justement, Linden, je ne sais pas. Je ne suis pas vraiment la tête pensante, et sans Sigrid, je ne suis pas grand-chose. Je ne suis qu’une future baronne sans véritable pouvoir, une noblaillonne de province dont personne n’a jamais entendu parler. La plupart du temps, si je ne suis pas aux côtés de Sigrid, je suis reléguée dans un coin, et on ne m’adresse la parole que pour tenter de m’extorquer des informations. Je ne fais que profiter d’elle, de son statut et de sa confiance. Je sais qu’elle ne le voit pas comme ça, mais c’est ce que je ressens. Si je ne suis pas à ses côtés…

— Si tu n’es pas à ses côtés, ça veut dire que tu es libre d’agir comme tu le sens, non ? Et puis, ça ne veut pas dire qu’elle ne t’accompagne pas, tu la connais, tu sais comment elle réagit. Tu sais ce qu’elle te dirait dans cette situation ? »

Il y eut un instant de silence au cours duquel Els, surprise par la question, s’arrêta en face de la porte et resta plantée là, les yeux écarquillés. Son regard s’assombrit, elle secoua la tête et prit un air faussement détendu.

« Probablement quelque chose comme… Comme… Ne t’inquiète pas, ensemble on trouvera une solution ! Ou… Je ne laisserai pas mon père détruire le royaume, nous serons toujours là pour notre peuple ! Et elle trouverait une solution ingénieuse, une chose à laquelle je n’aurais jamais pensé, et tout se déroulerait parfaitement.

— Et dans la réalité ? répliqua Linden en faisant la moue.

— Elle serait en train de faire les cent pas et de maudire toute personne à dix kilomètres à la ronde parce qu’elle ne parvient pas à dormir et que la seule solution qu’elle a trouvée lui pèse, mais qu’elle ne peut pas faire de différences parce que son père est un membre de sa famille, soupira la jeune femme en se rasseyant à côté de lui. »

Linden fronça les sourcils, pencha la tête vers l’avant, les yeux mi-clos. Quelle solution ? Quelle solution pouvait-elle bien avoir trouvé ? Au bout de quelques secondes, il soupira et se tourna vers Els, dont le regard vide trahissait une intense réflexion. Il hésita à la rappeler à la réalité. Elle se mordillait les lèvres et ses sourcils froncés ne lui disaient rien qui vaille. Elle ne remarqua même pas qu’une mèche s’était détachée de son chignon bas et avait ondulé librement le long de sa mâchoire. Il en approcha sa main, mais une pensée le reteint. Il ne voulait pas la maudire. Il ne le souhaitait pas. C’était hors de question. Il replaça alors sa main sur ses genoux et posa sa question avec un faux sourire.

« Quelle solution ?

— Hmm ? fit-elle en revenant à la réalité et en tournant son regard vers son interlocuteur, remettant sa mèche derrière son oreille.

— Tu parlais de Sigrid, de la solution qu’elle a trouvé à votre problème.

— Ah, destituer le Roi et prendre sa place à la table des négociations ? »

Un ange passa, tandis que le jeune homme tentait de reconstituer la logique qui avait amené à cette solution, sous le regard redevenu sombre de la jeune noble.

«Je ne comprends pas, finit-il par avouer. Pourquoi le destituer ? Ce n’est pas un peu trop ?

— Parce qu’il n’est plus capable de régner, déclara Els en secouant la tête. Sa femme est formelle et leur fille est prête à prendre leur suite, tant qu’ils ne s’éloignent pas trop du pouvoir. Je ne suis pas à l’origine de cette idée mais je comprends tout à fait comment on peut y parvenir. À voir ses lettres, le Roi est tellement dépassé qu’il a abandonné ce combat, en oubliant la raison pour laquelle il doit le mener à terme, et gagner. »

Il regarda Els, dont le ton était jusque-là resté inchangé, et sourit. Son regard baissé, ses mains posées l’une sur l’autre sur ses cuisses, son dos tendus, ses jambes qui se collaient d’elles-mêmes de manière à placer son corps dans cette courbe que l’on apprenait aux femmes à former pour avoir l’air faibles et sans défense. Il avait remarqué que dès qu’elle exprimait des opinions politiques tranchées, elle prenait cette position, comme pour minimiser la portée de ses paroles et se faire passer pour une jeune femme sans expérience.

Cela faisait partie de sa panoplie de rôles, dont le langage corporel pouvait parfois changer du tout au tout en quelques secondes, de la guerrière protectrice lorsqu’elle faisait face à une personne en danger, à la séductrice lorsqu’elle cherchait des informations spécifiques. Il s’était rendu compte qu’en société, elle était redoutable grâce à la diversité d’attitudes qu’elle pouvait prendre, mais il avait surtout compris qu’il était un privilégié, au même titre que la princesse héritière elle-même. Ils la connaissaient tous deux sous son vrai visage, les failles de son armure, de sa confiance, la force qui émanait d’elle et la faiblesse qui se cachait dessous. Il adorait la voir changer de visage, tout en en étant lui-même incapable. Chaque fois, il devait se contenter de rester le plus neutre possible, de faire comme s’il ne la connaissait pas pour lui laisser le champ libre.

« Je ne devrais pas te parler de ça, déclara-t-elle soudainement en se levant, rappelant Linden à la réalité. Oublies tout ce que je viens de te dire, à partir de demain, les mots que j’ai prononcés seront ceux des traîtres.

— Des traîtres ? s’étonna-t-il en clignant des yeux, comme pour être sûr de ce qu’il voyait. Tu n’y vas pas un peu fort ?

— Vouloir destituer la personne au pouvoir, par la force ou par la ruse, sans son consentement, tout en étant proche du pouvoir, je ne vois pas comment appeler ça autrement. Une conspiration, peut-être ? Un complot ? Des manigances ?

— Ce n’est pas dans ton intérêt, répliqua-t-il, sur la défensive. Tu n’y gagnerais rien. Tu fais ça pour empêcher une guerre, pas pour prendre le pouvoir.

— Toi tu le sais, mais réfléchis, n’importe quel autre membre de la noblesse se sentirait lésé de me voir moi accéder au rang de conseillère. Certes, je suis l’une des Gémeaux, mais… Ça ne me rend pas spéciale. Je reste une future baronne, perdue dans la campagne et que tout le monde préférerait voir disparaître pour prendre sa place. Je suis certaine qu’il y en a déjà qui complotent pour prendre ma place aux côtés de Sigrid, puisque je n’ai pas donné de nouvelles depuis trop longtemps. Qui sait s’ils ne m’ont pas déjà tous enterrée au plus vite pour pouvoir me remplacer. »

Son visage s’assombrit et elle se laissa tomber en travers de son lit, un bras en travers de son visage. Son ventre se soulevait à intervalles réguliers, ses cheveux attachés en un chignon bas et ses vêtements d’homme la faisaient passer pour quelqu’un qu’elle n’était pas, et seules ses mains la trahissaient. Elles n’étaient ni fines ni blanches, et leurs cals et leurs cicatrices auraient presque pu faire passer celles de Linden pour celles d’une jeune noble, mais il y avait quelque chose dans leur longueur, quelque chose d’élégant et de puissant, capable de contrôler une destinée, un avenir.

« En tout cas, reprit-elle en se redressant sur ses coudes, n’en parle pas. Je préférerais ne pas t’entraîner dans toutes ces histoires, mais je n’ai pas le choix, et tu veux m’accompagner en sachant ce que ça implique. Autant que tu sois au fait, ça t’évitera certaines situations gênantes. Et à partir du moment où nous entrerons au château d’Enkidi, je compte sur toi pour ne pas prendre de risques. Reste avec moi, essaie de parler le moins possible et refuse poliment toute proposition qui t’est faite. Je te ferai rentrer en tant que suivant, personne ne s’en étonnera.

— Te suivre, te tenir compagnie, être tes yeux et tes oreilles sans qu’on ne le remarque, récita-t-il en comptant sur ses doigts. Comme tu le fais pour la princesse Sigrid, c’est bien ça ?

— Exactement. »

Els bâilla, s’étira, relut sa carte, puis ils s’allongèrent chacun sous leurs draps, soufflèrent la bougie, se souhaitèrent bonne nuit et s’endormirent.

Ils savaient tous deux que si leur voyage s’achevait bientôt, ils n’étaient pas au bout de leurs peines.

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