Els et Linden

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« Tout va bien, Linden ?

— Quoi ? Oui, tout va bien, je me demandais juste…

— Pourquoi je riais, non ? fit Els en secouant doucement la tête, l’air rêveur. C’est simplement… Je ne m’étais jamais vue à travers tes yeux, en fait. Je ne connaissais de moi que celle qu’un peintre verrait, la conseillère de la Princesse, la future baronne, la jeune fille à la recherche d’une faille, d’un masque à parfaire. Celle que tu as dessinée… Je ne la vois jamais, je la croise parfois, mais jamais très longtemps. Je ne me passionne malheureusement pas devant les miroirs, et on dirait presque que c’est un tort. Comme s’il fallait croiser son regard heureux pour comprendre qu’on n’est jamais ce visage froid, neutre, laid qui se cherche et qui se perd dans la contemplation de ses défauts.

— Je ne dessine pas suffisamment bien pour rivaliser avec un miroir, balbutia-t-il en baissant les yeux, les joues chaudes.

— Mais tu as su capter… Je ne sais pas, quelque chose. Un geste, une expression. Quelque chose de semblable au bonheur, je dirais.

— Au… bonheur ? »

Il la regarda, baissa les yeux vers son dessin, et comprit. C’était autant sa joie à elle que son admiration à lui qui donnait à ces quelques lignes un aspect si particulier, comme si l’instant qu’il avait griffonné rayonnait doucement, d’une auréole d’or qu’il avait perçue, sans la reconnaître.

Et puis il repensa à ce mot, bonheur. Et il rougit. Non, elle ne lui en parlait quand-même pas pour… ça ?

« Attends, balbutia-t-il, pourquoi tu me parles de bonheur ?

— Nous ne sommes pas heureux, en ce moment ?

— Je… Peut-être, si, mais… C’est un grand mot, bonheur, non ?

— Il n’y a pas de grand mot, il n’y a que de petites réalités, disait ma mère, sourit la jeune femme, le regard vaguement posé sur un dessin qu’elle ne voyait pas. C’est comme ça qu’elle concevait la vie. Si on souhaite quelque chose, mais que la réalité est loin de nos espérances, ce ne sont ni les mots ni nos espoirs qu’il faut revoir à la baisse, mais la réalité qu’il faut aligner sur notre vocabulaire. Un grand mot n’est quand que tant que la réalité qu’il décrit n’est pas à sa hauteur.

— C’est… Bizarre. Enfin, je veux dire, je comprends, hein, je vois ce qu’elle veut dire, mais c’est la formulation, elle est…

— Particulière, n’est-ce pas ? C’est typique de ma mère. Elle a toujours été comme ça, à créer des proverbes bizarres sur le moment, des comparaisons sans queue ni tête, et on en riait toujours. On en riait toujours. Et maintenant…

— Maintenant...? l’encouragea-t-il à mi-voix.

— Elle est morte quand j’avais dix ans. Elle avait toujours été fragile.

— Je suis…

— Ne t’excuses pas, le coupa-t-elle avec un sourire léger. Ce n’est pas comme si tu étais responsable de quelque chose. Personne n’est coupable. Et de toute façon, ça ne change rien. Qu’elle soit morte, je veux dire. »

Elle secoua la tête, les lèvres pincées, les yeux un peu plus brillants que quelques instants auparavant. Linden ne put s’empêcher de vouloir la serrer dans ses bras, ce qu’il ne fit pas, se répétant qu’il ne voulait pas la maudire, qu’elle ne le méritait pas. Et puis, une idée germa dans son esprit, résonnant avec ce qu’il savait déjà d’elle et quelque chose qu’il avait entendu sans vraiment le comprendre, un peu plus tôt.

« Ça a quelque chose à voir avec ce qu’a dit le Roi, tout à l’heure ? À propos de moi, et du fait que je sois un roturier ? lui demanda-t-il soudain, brisant un silence relativement peu confortable.

— Oui. Si j’ai aussi peu de pouvoir, si la Cour, si le roi, même, maintenant, me considèrent comme une noble de seconde zone, ce n’est pas uniquement parce que nous sommes des nobles de bas-étage. C’est parce que je ne suis qu’à moitié noble, techniquement. Mon père vient du peuple. Ça n’a jamais été bien vu. Je ne suis pas sûre que ça le sera un jour, à vrai dire, mais je trouve ça stupide. Un mariage est un mariage, un couple est un couple et un enfant est un enfant. Noble, roturier ou un peu des deux ça n’a aucune importance, déclara-t-elle avec conviction, avant de croiser le regard de Linden, de rougir et de reprendre un peu plus bas. Ah, ne considère pas que je compte me marier tout de suite, surtout, c’est simplement que ces dernières années passées aux côtés de la princesse m’ont fait oublier ma position. Elle m’a donné une chance, et les autres n’y sont pas encore prêts. Il ne me reste qu’à l’accepter. À m’en souvenir et à l’accepter.

— Mais tu es sûre que ça ne te dérangerait pas de te marier avec un homme du peuple ? insista-t-il comme si ça avait de l’importance pour lui, alors qu’il se répétait qu’au contraire, il s’en fichait et qu’elle pouvait aimer n’importe qui, ça lui était égal.

— Tu sais, homme, femme, arbre, pierre, ou créature des marais, le plus important, ce n’est pas d’où vient l’être aimé, mais l’amour qu’on lui porte, affirma-t-elle. C’est peut-être stupide, dit comme ça, mais même si je vais avoir l’air d’une rêveuse un peu fleur bleue, je pense que c’est assez proche de la vérité. Si on aime et qu’on est heureux, alors peu importe ce qui nous donne ces sentiments. Les autres peuvent en dire ce qu’ils veulent, je me marierai avec un crapaud si je l’aime, comme aurait dit ma mère. Je ne suis pas toujours d’accord avec elle, mais sur ce point, je crois que notre famille s’accorde. »

Ils continuèrent à bavarder tranquillement, jusqu’à ce que quelques coups discrets soient frappés à la porte d’Els. Linden ne les remarqua pas, mais son amie si, et elle lui fit signe de l’attendre, le temps de voir ce qu’on lui voulait.

Elle revint quelques instants plus tard, suivie par Meredith, la gouvernante, qui tenait un ruban dans ses mains.

« Le Roi a décidé d’organiser un banquet demain soir, pour fêter votre arrivée, déclara-t-elle en s’approchant à grands pas. J’imagine que vous n’avez pas vraiment de toilette adéquate pour ce genre d’évènement, aussi nous nous en chargerons. Il ne me faut que vos mesures, jeune homme. Déshabillez-vous. »

La porte se referma avec un grincement discret, après un geste de la main et un « bonne nuit » murmuré rapidement par la jeune héritière, qui s’en alla se mettre au lit le plus vite possible. Ils n’oseraient pas la réveiller, et puis de toute façon, la gouvernante devait bien avoir ses mesures inscrites quelque part, depuis la dernière fois qu’elle les avait prises…

Il était hors de question qu’elle subisse ce manège à base de fil, de commentaires à peine voilés sur ses formes et de manipulations discrètes du bout des doigts. Elle ne comptait pas remettre son masque politique avant le lendemain, et elle avait bien l’intention de profiter d’une bonne nuit de sommeil.

Elle s’endormit au moment où sa tête toucha l’oreiller.

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