Le Cœur de l’Autre

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Si elle avait eu du papier et de l’encre, Els n’aurait pas tourné en rond toute l’après-midi. Trop bien réveillée, elle avait avalé le plateau froid qu’elle avait trouvé sur la petite table qui dormait contre le mur de gauche, avant de commencer sa réflexion.

Elle avait décidé que tout ce qu’avait dit Arsène devait être vrai, au moins pour lui. Il la croyait vraiment menteuse, il la croyait vraiment capable de le tuer et il craignait un complot contre lui puisqu’il ne parvenait pas à mettre un terme à la situation. Et pour mettre un terme à la situation, il devait suivre le contenu de sa prédiction, de la même manière qu’elle-même tentait de le faire.

Cependant, elle ne savait pas grand-chose sur ce point. Peut-être que ç’avait quelque chose à voir avec le fait qu’il l’avait enfermée plutôt qu’exilée du château. Sans doute aussi son défaitisme y était-il lié. S’il savait qu’il allait mourir… Il préférait profiter de ses derniers jours à faire ce qui lui plaisait. Quelque part, c’était compréhensible… Il avait vraiment fait de son mieux pour résoudre la situation, pour les réconcilier, et tout s’était soldé par un échec. La culpabilité, la peur de la mort, le déshonneur, c’était sans doute pour ça qu’il n’était plus que l’ombre de lui-même, attendant la mort, sans s’en protéger efficacement. Il croyait certainement qu’il n’était pas en son pouvoir de l’arrêter.

Il n’essayait sans doute même plus, d’ailleurs. En fait, c’était peut-être même l’inverse qu’il tentait de faire, au vu de son plan de table. Placer les plus innocents du côté des criminels, peut-être en espérant qu’ils l’assassineraient. Mourir de la colère du juste, injustement provoquée. Ce n’était pas impossible, mais… Elle peinait à le croire. Sans doute parce qu’elle avait l’impression d’analyser le comportement d’un autre homme.

Était-il véritablement possible de changer à ce point ? Ne se mentait-il pas à lui-même, plutôt ? Où s’était-il caché si longtemps qu’elle ne l’avait jamais vraiment connu ? Non, elle refusait d’envisager cette possibilité. Elle ne ferait pas comme lui, elle ne tirerait pas un trait sur des années de vie commune. Elle l’affronterait, s’il le fallait, mais elle n’oublierait pas l’homme qu’elle avait connu. Même en changeant, il devait rester un fragment de lui quelque part. Si elle parvenait à l’aider à se souvenir de cet homme qu’elle ne voyait plus…

Oui, mais il faudrait qu’il accepte de venir la voir, de la recevoir, de lui parler, de l’écouter. Qu’ils parviennent à discuter. Qu’ils parviennent à s’accorder, sur une seule chose. Puis à échanger suffisamment pour comprendre les positions de l’autre. Rien que ça, elle en était sûre…

« Mademoiselle Els ? »

Au milieu du tapis, la jeune femme arrêta de marcher, le regard tourné vers la porte. Une jeune servante, qu’il lui semblait ne pas reconnaître, la regardait avec un air curieux. Ses cheveux noirs, son fichu, ses yeux clairs, sa taille fine, son teint d’ocre… Si, si, elle l’avait croisée récemment. La veille, sans doute. Mais son air impassible ne l’aidait pas à retrouver son visage.

« J’ai un message pour vous, mademoiselle, déclara-t-elle sans ciller. De la part de monsieur Linden. Il vous est très reconnaissant d’avoir empêché la chasse de ce matin. »

Els fronça les sourcils. Le regard sombre, confus, elle voulut l’encourager à poursuivre, mais de ses lèvres sèches, seule un reproche un peu rauque glissa.

« Est-ce que vous pouvez être plus précise, s’il vous plaît ?

— Ce matin, reprit-elle d’un ton neutre, un incident a eu lieu, qui a empêché Sa Majesté de partir à la chasse. C’est de cela que monsieur Linden vous remercie.

— Un incident ? »

Les jolis sourcils de la servante se soulevèrent, et son masque se tordit dans une sorte de grimace mouvante, derrière laquelle la stupéfaction aussi bien que l’arrogance semblaient se dessiner. Ses lèvres tentaient de ne pas sourire, ses yeux riaient en silence, ses joues rougissaient de devoir pâlir.

« Vous n’avez pas entendu parler de la colère du roi, ce matin ? s’étonna-t-elle donc, les mains sur les hanches. Il a tellement hurlé dans les écuries en voyant la monture de son suivant que les autres chevaux ont paniqué et se sont échappés. Il paraît que le vôtre a été le dernier à rentrer, et qu’il a donné du fil à retordre aux palefreniers, qui devaient en plus gérer l’humeur massacrante de Sa Majesté. Celle-ci vous en veut, vous vous en doutez. Dans un élan de colère, il a demandé à ce que vous soyez convoquée sur-le-champ, mais quelqu’un l’en a dissuadé. Après tout, ce n’est pas comme si vous étiez responsable de la situation, n’est-ce pas ?

— Attendez. Linden faisait toujours partie de la suite du roi ? Il n’a pas été enfermé quelque part… ?

— Oh, le roi l’a fait libérer avant même la fin de la soirée, reprit-elle négligemment. Il lui a simplement recommandé de ne pas vous adresser la parole, et il a un garde qui le suit en permanence. Il faut croire qu’il est absolument fou de ce jeune homme, mademoiselle, il ne s’en sépare...

— Très bien, la coupa Els. J’imagine que cette entrevue ne sera pas rapportée à Sa Majesté ?

— Vous avez ma parole, mademoiselle.

— Alors transmettez mes salutations et mes remerciements à Linden ainsi qu’à vos supérieurs. J’imagine qu’ils ne sont pas complètement innocents, si vous êtes ici ?

— Qui donc ? fit-elle innocemment.

— Eh bien, je vais finir par croire que vous êtes là pour me soutirer des informations. Si vous savez de qui je parle, vous le ferez, sinon… Vous pourrez toujours rapporter à Sa Majesté que je lui suis sincèrement reconnaissante de m’avoir enfermée ici, et que j’aimerais discuter avec lui des circonstances qui m’y ont menée.

— Ce message doit-il également être transmis ?

— Eh bien… Figurez-vous que oui. J’avais dit ça comme ça, mais finalement, c’est une bonne idée. Ça l’occupera, au moins. Enfin, s’il accepte.

— C’est assez peu probable.

— J’aurais essayé, au moins. »

Avec un hochement de tête, la jeune femme se retourna et toqua à la porte. Le temps qu’on lui ouvre, une question avait sauté des lèvres d’Els, et elle savait parfaitement pourquoi elle l’avait posée.

« Mon nom ? répéta-t-elle, interloquée. Je suis Marie-Thérèse, de l’équipe de blanchisserie. Pourquoi ?

— Marie-Thérèse… Non, ce n’est rien, ne vous en faites pas. »

À nouveau, elle s’inclina, la porte s’ouvrit et la clef tourna à nouveau. Els était encore seule. Seule. Sans Marie-Thérèse, la blanchisseuse. Sans les deux servantes de la veille, dont elle ignorait le nom. Sans Meredith et Hernand, sans Sevelan Valanche, sans ses alliés, qu’ils soient personnels de maison ou hommes d’armes. Sans Linden.

Oui, c’était une évidence, mais la douleur continuait à pulser, juste sous la peau. Au niveau de son cœur. Elle avait entendu parler des ruptures qui laissaient des cicatrices sur le corps. Elle avait entendu parler des amours qui faisaient naître des papillons dans le ventre et dans l’esprit. Mais ce bruissement, ce n’était pas celui de simples papillons, et cette douleur ne venait pas d’une blessure, même psychologique. Elle avait été brûlée, brûlée avec une flamme vive, et sa chair continuait à brûler. Peut-être se consumerait-elle, finalement.

Elle n’avait jamais pensé à la mort, mais maintenant qu’elle l’avait frôlée plusieurs fois, peut-être était-il effectivement temps d’y songer. Mourir. Il fallait bien, après tout. Mais comment ? Rongée par le regret ? Consumée par la rage, la solitude, l’incompréhension ? Brisée par le chagrin ? Achevée par la guerre ? Ou par sa propre main ? Et l’abandon ? L’abandon pouvait-il la vider, purement et simplement ? Était-ce souhaitable ? Inévitable ? Était-ce la fin ? Ou bien le Roi Arsène allait-il accéder à sa requête, relancer les dés de sa vie, lui laissant encore quelques fragments d’espoir ?

Elle ne devait pas s’y attendre, non. Il devait sûrement se réjouir d’avoir réglé son cas en l’enfermant dans une prison de poussière, et… Et… Non, sûrement pas. Non, ça n’était pas possible. S’il pensait vraiment qu’elle était le seul obstacle sur sa route, qu’elle voulait le tuer et qu’elle lui mentait dans cette optique… Qu’elle s’était obstinée à le garder loin de son terrain de chasse pour mieux le mener à sa perte… L’incident du matin n’était pas une coïncidence. Il se répéterait, encore et encore, jusqu’à ce qu’il y parvienne. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard et qu’il n’y ait plus rien qu’elle puisse faire pour lui venir en aide.

Elle n’avait pas le temps. Peut-être était-il parti chasser cette après-midi même, ou partirait-il demain, au lever du jour. Il fallait qu’elle lui parle. Vite. Le plus vite possible. Marie-Thérèse était son dernier espoir. Après, tout reposerait sur elle-même. Si elle échouait…

Si elle échouait à nouveau…

Non, il ne fallait pas y penser. Surtout pas. Comment le convaincre ? Comment le faire changer d’avis ? Elle avait déjà réfléchi à la question, elle savait ce qu’elle pouvait faire, quelles pistes étaient valables, mais cet Arsène-là… Cet Arsène-là, peut-être qu’elle pouvait s’y adapter. Peut-être…

La porte s’ouvrit avec fracas, faisant sursauter Els, qui n’avait pas entendu la clef tourner. Elle se retourna brusquement pour constater que la silhouette essoufflée d’Hernand se découpait dans l’encadrement.

« Madame ! Madame, c’est… »

Alors qu’il peinait à reprendre sa respiration, le visage d’Els pâlit.

« Ils sont partis ?

— Vers la forêt. À l’instant. »

Le majordome lui jeta une cape, qu’elle récupéra au vol.

Devant sa porte, les gardes firent mine de ne pas la voir disparaître au fond du couloir. Le claquement de sa course sur la pierre s’effaça progressivement, et les hommes en armure échangèrent un regard, avant de refermer la porte et de déserter leur poste, sans dire un mot.

Eux ne voulaient simplement pas mourir dans une guerre inutile qui n’avait rien à voir avec eux.

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