Cœur d'Encre

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« Mademoiselle Els ? Mademoiselle Els ? »

Cela faisait longtemps que l’on tambourinait à sa porte. Que l’on l’appelait par son prénom, son nom de famille, par d’autres peut-être même. Elle s’en fichait. Complètement. On pouvait bien la traiter de tous les noms, elle ne les écoutait pas. Elle ne les entendait pas. Dans sa tête, à ses oreilles, dans sa bouche, trois mots résonnaient en boucle.

« Je suis désolée. »

Elle avait la gorge sèche, le corps tremblant, ses lèvres bougeaient sans qu’elle n’ait besoin de le leur demander. Elle n’avait pas réussi à aller jusqu’à sa chaise. Son lit s’était révélé trop loin pour qu’elle ne puisse que tomber à ses pieds. Elle gisait sur le tapis, les yeux vides, la gorge nouée.

« Mademoiselle Els, je rentre ! »

Son regard était toujours posé sur le tapis lorsqu’une main se posa sur son épaule. Elle eut un frisson, un geste pour ôter ce corps étranger de son monde, mais elle ne parvint pas à ses fins.

« Mademoiselle, fit la voix de la gouvernante, vous allez attraper froid. Venez vous allonger, s’il vous plaît.

— Non. Je… Je n’en ai pas la force.

— Ne vous laissez pas aller. Tout n’est pas fini, vous y verrez plus clair demain.

— Tout est fini, vous le savez aussi bien que moi, répliqua-t-elle brusquement, les bras serrés contre sa poitrine. Je ne peux pas m’opposer au Roi. Même Sigrid, je ne suis pas sûre qu’elle puisse me venir en aide. La Reine Élise peut-être, et encore. Non, j’ai perdu la partie. J’ai perdu de vue celle que j’étais, j’ai cru pouvoir… Et Sigrid… Elle va être tellement déçue…

— Ne soyez pas si dure avec vous-même, mademoiselle. Vous êtes déjà arrivée si loin. Peu de gens en auraient été capables. La princesse vous en a trop demandé.

— Non, elle me faisait confiance !

— Et vous avez honoré sa confiance. Vous avez fait votre devoir. Vous avez perdu quelque chose de précieux en menant à bien votre mission. Tout cela vous a éreintée. Ce soir, vous devez dormir. La nuit porte conseil. Demain sera un autre jour. »

Els soupira. Oui, elle était éreintée. Mais elle s’inquiétait aussi. Elle s’inquiétait d’être la seule à recevoir une telle attention, ou que le roi ne soit jaloux au point de le garder loin du monde, pour lui uniquement.

« Vous avez raison, Meredith. J’espère simplement que Linden...

— Mademoiselle, la coupa-t-elle sans ménagement, il sera toujours temps pour vous de voir ça demain. Ne vous inquiétez donc pas, il ne sera pas abandonné. Le majordome s’occupe en ce moment même de lui. Venez, je vais vous aider à vous allonger. »

Elle prit appui sur le bras que lui tendait son amie et parvint jusqu’à son lit. Elle laissa la gouvernante défaire ses jupes, sa coiffure, et se laissa tomber entre ses draps avec un sourire. Alors que Meredith rabattait les couvertures sur elle, elle laissa un sourire s’échapper et lui murmura :

« Merci. »

Ses yeux se fermèrent sur un sourire affectueux et elle s’était déjà endormie lorsqu’on lui répondit en lui passant une main maternelle dans les cheveux.

« C’est plutôt nous qui devrions nous excuser, mademoiselle Els. J’espère que vous nous pardonnerez. »

Mais la nuit de la jeune femme fut loin, bien loin du pardon. Elle avait beau ne pas rêver, les pensées qui se bousculaient dans sa tête chaque fois qu’elle se réveillait étaient les mêmes, des souvenirs joyeux d’un homme qui lui montrait sa collection de cartes du monde, ceux doux-amer de ce même homme qui la veillait lorsqu’elle était malade ou blessée. Les fêtes, les danses qu’ils avaient partagées, les éclats de rire lorsque Sigrid, malgré tous ses efforts pour le cacher, finissait par leur montrer le résultat catastrophique de ses heures de broderie. Les balades à cheval, en forêt, les parties de chasse qu’ils avaient partagées. Sa première perdrix, son premier poisson. Arabesque, la jument qu’il lui avait offerte. Tout cela tournait dans sa tête, sans lui laisser un instant de répit.

Lorsque le soleil se leva à nouveau, Els avait les yeux ouverts, les doigts tâchés d’encre et plusieurs rides au milieu des sourcils. Ses dents mordillaient ses lèvres, ses cheveux tombaient en cascade dans son dos dans un chaos indescriptible et ce n’étaient pas de l’encre sous ses yeux. Il restait des rubans roses de la veille sur ses culottes et son haut, froissés comme si elle avait traversé une tempête en ne portant que ça.

Malgré le froid, aucun feu ne brûlait dans la pièce, et c’était à peine si la jeune femme avait songé à mettre une couverture sur ses épaules, couverture qui gisait depuis au sol, derrière sa chaise. Sans doute était-elle tombée sans déranger sa porteuse, qui avait trop de choses à faire pour s’en soucier vraiment. Des boules de papier froissées avaient été jetées un peu partout, barrées, raturées, déchirées, recouvertes d’encre, de traces de doigts, de morceaux de plumes brisées. Dans sa main, sa plume répétait des mouvements réguliers, écrivant, réécrivant un même message. Un appel à l’aide. Sur le bord du bureau, une autre lettre, qui n’était pas destinée au palais royal, était déjà cachetée.

Elle jeta un regard à la fenêtre, tira sur la cloche et se remit à écrire.

Quelques instants plus tard, on toqua à la porte.

« Entrez. »

Une petite silhouette aux cheveux blonds attachés par un ruban noir, en uniforme de servant et gants blancs poussa la porte et s’avança de quelques pas. La plume grattait toujours. Il s’éclaircit la gorge.

« Mademoiselle.

— Oui Hernand ? »

Elle ne se retourna pas, n’arrêta pas ce qu’elle faisait. Son ton était neutre, égal, sobre. Inquiétant.

« Vous avez dormi ? s’inquiéta-t-il en esquissant un mouvement vers l’avant.

— Quatre fois, déclara-t-elle en levant une main, lui intimant de rester là où il était. À la cinquième, j’ai arrêté.

— Vous devriez manger.

— En effet.

— Voulez-vous que je vous fasse préparer un bain ?

— Faîtes. »

Il resta là quelques instants. Quelque chose n’allait pas. Elle ne l’avait ni renvoyé ni accueilli. Elle ne lui avait encore rien demandé. Elle avait appelé, pourtant. À nouveau, il s’éclaircit la gorge.

« Mademoiselle ?

— Je n’ai rien de prévu aujourd’hui, n’est-ce pas Hernand ?

— Non.

— Très bien. Portez les lettres pour Sigrid au messager et au colombophile et assurez-vous que Linden reçoive celle qui lui est adressée.

— Ce sera tout ?

— Non. Apportez-moi une toilette d’homme, la plus sombre que vous trouverez. Prenez du noir s’il le faut, après tout je porte le deuil d’un ami. Prévenez Meredith si vous le souhaitez. Et attendez-vous à l’arrivée de la princesse ou de la reine d’ici à quelques semaines. Le Roi s’en doute déjà, ne cherchez pas à vous cacher. »

Il hocha la tête, récupéra la corbeille et elle lui fit signe qu’il pouvait disposer. Mais il hésita, et encore une fois, il prit l’initiative de la conversation. Elle n’était pas dans son état normal, il le sentait, et… Il avait quelque chose à lui dire. Un doute qu’il ne voulait pas prendre le risque de conserver pour lui, au risque de commettre une erreur.

« Mademoiselle...

— Y avait-il autre chose, Hernand ?

— Vous ne devriez pas faire ça, lâcha-t-il en secouant la tête, le regard détourné de son dos.

— Quoi donc ? »

Il déglutit. Il n’y avait pas de retour en arrière possible. Il devait lui dire.

« Créer un scandale. Vous l’avez évité hier soir, vous ne devriez pas le provoquer aujourd’hui.

— Vous n’avez pas tort, admit-elle franchement, mais je ne porterai aucune couleur qui laisserait croire que rien ne s’est passé. Comprenez que ce qu’il s’est passé hier soir ne sera pas pardonné. Je ne vous demande pas de me trouver une arme, ce serait un acte de trahison. J’ai simplement besoin de prendre l’air, de m’épuiser. D’ailleurs, oubliez le bain et le repas. Je mangerai après.

— Mademoiselle...

— Quoi encore ?

— Je suis rassuré de vous voir en forme, mais…

— Ne vous en faites pas, soupira-t-elle. Je ne forcerai pas trop. Et une tenue d’homme, ce ne sera pas ma première excentricité. De toute façon, ils ne me verront pas la porter longtemps, n’ayez crainte. S’ils me voient, c’est que j’ai commis une erreur dramatique.

— Dois-je... Avertir le médecin de votre présence ?

— Ce ne sera pas nécessaire. Avertissez les écuries plutôt. Je passerai peut-être voir comment se portent nos montures, et j’ai un ordre d’importance à leur transmettre. Non, je ne vous le confierai pas, Hernand, c’est inutile. Je peux bien au moins faire ça, vous allez être très occupé.

— Par quoi donc ?

— Le roi. J’imagine qu’il va vouloir fêter son succès, montrer son nouveau suivant, faire des choses avec lui. Sortir. Il demandera sans doute que vous l’accompagniez. Vous êtes son serviteur le plus proche, après tout. Il aura des ordres à donner.

— Effectivement.

— Alors allez-y. Faites au plus vite. »

Il s’inclina, se détourna d’elle et jeta un œil à mi-chemin. La plume ne courait plus. Le corps ne bougeait plus. Le chaos de la pièce était stable. Il hocha la tête, puis sortit sans un mot.

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