Deux Mains qui se Cherchent

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Il fit donc de son mieux pour garder un œil sur l’ensemble de la réception. Mais au bout d’une petite heure, quelque chose l’intrigua particulièrement. Chaque fois qu’il devait décliner une proposition, commencer une discussion ou qu’Els s’éloignait pour accompagner un danseur, ce n’était plus le regard d’Elisabeth de Sawalla qui pesait sur lui, mais celui du Roi Arsène, dont les yeux verts perçants semblaient surveiller le moindre mouvement, attendant qu’il soit seul pour lui fondre dessus en feignant le hasard. Il abordait ensuite des hordes de sujets sans jamais les finir, louait ses succès, le remerciait pour ce qu’il avait fait pour Els, lui parla de lui, de l’homme qu’il était et qui n’avait rien à voir avec celui que lui avait décrit la jeune femme, sans doute. Elle ne le connaissait pas aussi bien qu’elle le croyait, il était une bonne personne, vraiment, un peu comme lui…

Il s’éclipsait toujours lorsqu’Els revenait et semblait les conserver dans son champ de vision lorsqu’ils n’étaient que tous les deux, dissimulant dans l’expression de son visage une pointe de jalousie que le jeune homme devinait sans vraiment savoir quel trait en particulier le reflétait. C’était comme une aura, un instinct. Plusieurs fois Linden avait vu l’homme se rapprocher de lui, ce qui l’avait rendu nerveux et l’avait poussé à se déplacer en simulant un besoin nécessaire de changer son poids de pied ou d’aller poser son verre. Il avait remarqué que son regard se posait souvent à des endroits inconvenants, qu’il avait plusieurs fois eu l’impression qu’il avait tenté de lui toucher la main, ce qu’Els lui avait formellement interdit (« On ne touche surtout personne, c’est irrespectueux ! Sauf pour les salutations, et vraiment le moins possible. »). Il s’approchait de lui, de manière à lui couper toute retraite, et il s’approchait jusqu’à être à une distance inconfortable, ce qui arrivait rapidement, jusqu’à ce qu’Els ou Elisabeth n’intervienne.

Aux yeux de tous les invités, cet homme se comportait étrangement lorsque l’un de leurs invités était concerné, et ce n’était pas la conseillère personnelle de sa fille ni un quelconque enjeu politique qui le motivait. On commença à chuchoter, les hommes se sentirent pousser des ailes, le nom de la Reine Élise, pourtant absente, fut mentionné avec pitié. On rit. On sourit. On pointa du doigt, on imagina, à demi-mots. Le nom d’Els également commença à être mêlé aux rumeurs, tandis qu’elle revenait précipitamment de la piste de danse pour récupérer son suivant et lui éviter une nouvelle attaque.

Linden était devenu on ne pouvait plus clairement la cible de tous les regards, de tous les mots, de toutes les attentions. Il avait l’impression d’un échec. Discrétion, avait dit son amie. Il fallait bien l’avouer, cette opération était un désastre, tout le monde le regardait comme un animal de foire, un objet, une chose, une source de ragots, un sol fertile pour l’imagination. Els ne le lâchait plus, on ne lui offrait plus de danses, on se contentait de les observer avec un sourire de travers.

Ils se crurent sauvé par l’arrivée des entrées, et ils s’installèrent tous à la grande table qui avait été installée au milieu de la pièce, entre la piste de danse et le foyer. Cependant, par un mystère du plan de table, ils se retrouvèrent entre le Roi Arsène, à la droite de Linden, et le Roi Carlos, à la gauche d’Els. Sans doute avait-on réfléchi en fonction des affiliations politiques, car le placement de la famille royale de Sawalla à la droite du monarque, à l’emplacement généralement réservé aux gens de confiance, avait de quoi étonner. Et au vu des mots qu’il avait prononcé la veille à son égard, Els se demandait s’il n’avait pas confondu droite et gauche. Toujours était-il que l’Orcratie était visiblement vexée d’être considérée indigne de confiance, surtout lorsqu’en face c’était l’ennemi qu’ils voyaient préféré.

Les plats s’enchaînèrent dans une ambiance faussement joyeuse, qui couvait un orage compréhensible que seuls les Rois de Sawalla et d’Algrand semblaient ignorer, animant à eux seuls la conversation autour de leurs invités, qui devaient bien leur répondre, par respect pour l’étiquette, et avant tout par respect pour leur rang. Les échanges se résumaient facilement. L’un complimentait les femmes, se comportait en charmeur, en homme de bien et d’honneur, tandis que l’autre tentait de montrer aux uns et aux autres qu’ils étaient semblables et qu’ils pouvaient s’entendre, à grand coup de métaphores, de blagues qui ne faisaient rire que lui et d’invitations à chasser qui mettaient la pauvre Els hors d’elle. Parfois, il semblait murmurer des choses à son ami, qui rougissait et semblait chercher à se rapprocher d’Els. Celle-ci se forçait à rester courtoise, à s’éventer, à avaler sa soupe poliment en hochant la tête et en remerciant son voisin pour ses compliments, tout en gardant un œil sur Linden, qui perdait lentement pieds et fils des conversations, à force de concentrer son attention sur les paroles du Roi et sur celles des autres occupants de la salle, le tout sur fond d’orchestre. Il avait mal à la tête, il pâlissait, il avait chaud et ses sourires commençaient à faiblir. Le coin de ses lèvres tremblait et il semblait prêt à pleurer lorsqu’il sentait le Roi Arsène se pencher vers lui pour lui parler en privé.

Le sentant en difficultés, elle lui fit resservir de l’eau, posa son éventail à côté de son assiette et le regarda s’hydrater et s’éventer du coin de l’oeil. Il reprenait doucement des couleurs, mais ça n’était pas suffisant. Son esprit s’éparpillait, elle le sentait, mais elle ne pouvait le sauver sans perdre l’attention du Roi Carlos et par conséquent toute chance de le faire revenir à la raison.

Enfin, si, elle pouvait. Elle l’avait fait avec Sigrid, et Sigrid l’avait fait pour elle. Simplement, avec Linden, ça n’était pas pareil. Elle ne pouvait pas malheureusement passer sa main sous la nappe et tenter de trouver sa main discrètement. Le risque était trop grand. Elle leva les yeux vers lui et sentit qu’elle n’avait pas le choix. Si elle ne le faisait pas, elle ignorait ce qu’il pouvait faire et l’inconnu n’était pas une option.

Elle glissa donc sa main sous la nappe et attrapa ce qui, à première vue, ressemblait à une main, et la serra. Lorsque celle-ci serra la sienne, elle dissimula un soupir de soulagement derrière un sourire hypocrite alors que son voisin de table chantait les louanges des corsets et des rubans, tout en insinuant que si elle avait besoin d’aide pour les défaire, ses mains étaient tout à fait libres, en tout bien tout honneur, cela allait sans dire.

Els aurait aimé pouvoir lui faire comprendre, avec toute la violence et la brutalité qui bouillonnait en elle, ce qu’elle pensait de ses avances grossières. Mais la légère pression et le contact d’une main amie lui donna la force de résister encore un peu. Jusqu’à la fin du repas. Après, ils jouèrent un peu, aux cartes surtout, puisqu’il semblait que ce soit l’un des rares passe-temps qui parvenait à réunir l’ensemble des joueurs autour d’une même table, et puis au milieu de la première partie, la jeune femme déclara avoir perdu et voulut s’excuser, sous le prétexte véritable que le voyage les avait fatigués et qu’ils avaient besoin de se reposer.

« Très bien, répondit le Roi Arsène, sans quitter ses cartes des yeux. Mais mon suivant reste avec moi. »

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