De la Neige pour Étouffer la Colère des Fous (2/3)

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Et puis la voix profonde, presque le grondement résonna, faisant frissonner les deux interlocuteurs, si ce n’était de froid, au moins de peur.

« Elle a trop de choses à y gagner, au contraire. C’est que vous êtes naïf, mon petit. Vous croyez à ces histoires de magie, de don transmit de mère en fille au service de la famille royale ? Vous croyez à ces rêves prophétiques tellement précis qui arrivent parfaitement au bon moment ? Non, il n’y a que les traîtres et les imbéciles pour y croire.

— J’ai du mal à croire que vous puissiez qualifier votre femme et votre fille d’imbéciles, Arsène.

— Ce n’est pas elles que je traite d’imbéciles, jeune homme. »

Sur les toits, le bruit si ténu qu’aucune autre personne que celle qui en était à l’origine ne l’entendait, se tut. Les poings serrés, les lèvres pincées pour s’empêcher de hurler, Els retint sa respiration. Elle n’avait qu’une envie, c’était de lui sauter à la gorge, de lui faire renier ses mots, tous ses mots, de les lui faire ravaler, et ses mensonges avec. Comment osait-il ? Comment pouvait-il ne serait-ce qu’imaginer…

Non, il pouvait l’imaginer, parce qu’il avait raison. Quelque part, Sigrid l’avait trahi. Lorsqu’elle avait pensé, ne serait-ce qu’un instant, qu’elles n’avaient pas d’autre choix que de le destituer, elle l’avait trahi. Mais il avait tort s’il pensait qu’elle l’avait trahi la première. Toute cette situation n’avait pas lieu d’être, tout ça, même si c’était bien cet imbécile de Carlos qui en était à l’origine, c’était également Arsène qui avait refusé toute aide, nié la situation puis baissé les bras devant l’inévitable. S’il avait simplement accepté de lui faire confiance… S’il s’était reposé sur les membres de sa propre famille, alors le royaume ne serait pas au bord de la déchéance.

Mais cela, Els ne l’aurait dit pour rien au monde. Telle qu’elle était, elle ne pouvait pas bouger sans attirer l’attention de son père adoptif, et elle ne le souhaitait pas. Elle avait peut-être encore une chance de le voir lui pardonner cet écart. Elle pouvait au moins essayer de protéger Linden de ses erreurs. Lui n’y était pour rien. Mais pour qu’ils échappent à sa folie, il devait légitimement douter de sa présence.

Linden, les poings serrés, n’avait plus qu’une idée en tête et se retenait. Il ignorait jusqu’où allaient ses privilèges, et il n’hésiterait pas à en tester les limites si cela empêchait cet homme de salir encore le nom d’Els. Elle ne méritait pas ça. Elle s’était battue, elle avait tout tenté, elle avait risqué sa vie et cet homme… Cet homme se permettait de la juger ? Lui ? C’était risible, ridicule. Véritablement ridicule.

« D’abord votre fille adoptive, commença-t-il d’un ton implacable, maintenant votre propre fille, Arsène, et votre épouse. Ça ne vous gêne pas de les accuser de crimes aussi forts ? De trahison ? Vous y croyez vraiment ?

— Lorsqu’on a écarté l’impossible, déclara le vieil homme sur un ton proverbial, seul le possible, aussi invraisemblable soit-il, est la vérité. Alors oui, j’y crois, et vous feriez mieux de vous y résoudre également.

— Vous avez des preuves de ce que vous avancez ?

— Des preuves ? Mais mon cher, je n’en ai pas besoin. Cette fille est une preuve, ses paroles, ses mensonges sont suffisants, et pour remonter la piste du complot, il n’y a qu’à remonter sa lignée et son sang. Ces menteurs ont toujours été là, à manipuler notre famille dans l’ombre… C’est ce qu’ils voulaient, cette situation, c’est ce qu’ils voulaient depuis le départ ! »

Els n’en croyait pas ses oreilles. Après tout ce que sa famille avait fait pour la sienne, après des générations de bonne entente et d’entraide vitale, c’était ça qu’il retenait ? Qu’ils l’avaient mené à la guerre ? De la part de quelqu’un qui refusait d’écouter les conseils que l’on lui prodiguait, de la part de quelqu’un qui avait balayé toute solution et baissé les bras, elle refusait d’entendre de telles paroles. Cette guerre, elle n’avait pas demandé à la déclencher, elle n’en était même pas vraiment responsable. C’était Carlos qui avait lancé les hostilités, c’était Carlos qui avait jeté tant d’huile sur le feu que l’incendie menaçait désormais de dévorer Algrand tout entier ! Ce n’était pas elle !

En bas, les poings de Linden se serrèrent. Non, vraiment, il ne pouvait pas accepter qu’on s’en prenne à elle aussi injustement. Peu lui importait ses ancêtres, peu lui importait son rang, cet homme avait complètement perdu l’esprit.

« Une guerre ? Une guerre, répéta-t-il, incrédule. Une guerre pour des raisons aussi stupides ? Mais Arsène, comment pouvez-vous croire… Comment pouvez-vous accuser Els de conduire le pays vers la guerre quand tout ce qu’elle fait c’est pour vous en protéger ?

— Elle veut le beau rôle, pour elle, pour sa famille, elle veut la richesse, elle veut le pouvoir, elle veut la gloire ! Elle veut qu’on l’appelle l’héroïne d’Algrand, qu’on la célèbre, que tous les hommes soient à ses pieds ! Elle veut détrôner ma fille, elle veut détrôner ma dynastie !

— Mais enfin, calmez-vous ! Vous n’avez pas de preuve, vous n’avez rien pour justifier vos délires, mais vous la persécutez, vous blessez les autres pour la blesser elle… Ce n’est pas excessif, vous croyez ?

— Excessif ? Moi ? Mais Linden, reprit le Roi Arsène en éclatant d’un rire effrayant, si j’étais excessif, je l’aurais fait pendre à l’instant où je vous ai pris à lui parler sur ce balcon !

— Je ne lui parlais pas, je vous le jure ! »

Le jeune homme n’en menait pas large. Il ne savait vraiment plus quoi faire, quoi dire pour la protéger, il n’était pas sûr qu’elle soit encore là, mais il refusait de prendre le risque. Il fallait qu’il parvienne à le calmer, à désamorcer la situation...

Au-dessus de lui, Els ne put que se rendre à l’évidence. Qu’elle ait été là ou non, il l’aurait accusée et il l’aurait punie. Peut-être que c’était une chance qu’elle soit là, peut-être qu’elle pouvait au moins aider Linden, qu’ils pourraient s’enfuir… Ensemble, retrouver Sigrid… Mais personne ne pourrait plus l’empêcher d’agir… Même si le personnel de maison se rangeait à ses côtés… Elle savait qu’elle pouvait compter sur Hernand et Meredith, mais les mettre en danger… Non, elle ne pouvait pas… Il fallait qu’elle...

Arsène ne lui en laissa pas le temps.

« Peu m’importent tes mensonges, tes paroles n’ont plus aucune valeur pour moi, déclara-t-il soudainement en se détournant de lui. Tu ne veux pas te rendre à l’évidence, c’est normal, elle t’a menti, elle t’a manipulé. J’ai bien fait de vous séparer, peut-être qu’elle t’aurait demandé de m’assassiner si je ne l’avais pas fait avant…

— Mais arrêtez, à la fin ! Elle ne cherche pas à vous tuer !

— Alors que fait-elle sur ce toit ? Qu’est-ce qu’elle attend, si ce n’est pas l’occasion de me planter un couteau dans la gorge ?

— Arsène, arrêtez avec ça ! Personne ici ne veut votre mort !

— De toute façon je le serai bientôt ! »

Le silence se fit brutalement. Sur les toits, la silhouette sombre hésita. En cet instant, elle aurait voulu descendre, lui montrer qu’elle n’allait pas le tuer, qu’elle ne lui en voulait pas, que ce n’était pas ça, qu’elle trouverait une solution. Certes, sa mort changerait tout, mais s’il acceptait simplement de renoncer au trône, elle n’avait aucune raison d’en arriver à de telles extrémités. En fait, c’était plutôt elle qui avait quelque chose à craindre de lui, lui sembla-t-il. Même si ça ne changeait rien. S’il devait mourir, ce n’était pas de sa main, sûrement pas.

Mais cela, il ne le comprendrait sans doute pas, dans l’état dans lequel il était.

« Comment ça ? murmura Linden, soudain plus calme, les yeux brillants.

— Ça ne vous regarde pas, grogna le Roi en se dirigeant vers la porte qui menait vers l’intérieur.

— Si c’est à cause de ça que vous traitez Els comme vous le faites, ça me regarde, répliqua le jeune homme en lui barrant le chemin. C’est à cause de vous que je suis là où j’en suis, à cause de vous si je suis sur ce balcon à parler tout seul. Alors si, ça me regarde.

— Vous osez me parler comme ça, à moi, votre souverain ? »

En un mot, toute la patience de son interlocuteur vola en éclats. Quelque part, au fond de lui, les flots de colère qui bouillonnaient depuis la veille se déversèrent sans discontinuer dans tout son être, et il lui laissa libre cours, ne parvenant plus à trouver de raison suffisante pour les retenir.

« Ça y est, vous êtes mon souverain ? s’exclama-t-il violemment. Pas mon ravisseur ? Pas le faux père d’une femme dévouée à sa famille et à son pays ? Pas l’homme qui a baissé les bras face à un menteur, face à un manipulateur, et qui se retrouve à accuser tout le monde sauf le responsable d’un crime odieux ? De trahison ? De complot ? Vous vous rendez compte, Arsène ?

— Je me rends bien compte, lui répliqua-t-il avec une acidité corrosive, que tu ne comprends pas, et que pour que tu comprennes, il faut que je la pousse à commettre son crime. Tu m’entends, Els ? Tu m’entends, traîtresse ? Je t’ai ouvert les bras, je t’ai accueillie comme ma propre fille, tout ça pour que tu te moques de moi et de la chair de ma chair ! Tu ne mérites vraiment pas la confiance de Sigrid, tu la bafoues, tu la piétines, tu lui mens, comme si tu lui étais supérieure, comme si tu te moquais du mal que tu lui fais, comme si rien ni personne n’avait d’importance ! Je suis sûr que même lui, même ton petit Linden, c’est un jouet pour toi, un idiot manipulable, que j’ai eu la force de t’ôter des mains avant que tu ne puisses le briser et le jeter sur moi avec une arme ! Tu n’es vraiment qu’une petite… »

Le sang de Linden ne fit qu’un tour. Lui qui était habituellement si doux et si prévenant arma son poing, mais n’eut pas l’occasion de le lancer. Dans un glissement souple et étouffé par la neige, une silhouette tomba entre eux, atterrit face à lui et intercepta son geste, avant de faire volte face.

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