Dans le Silence de la Nuit

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La nuit tomba sur le château d’Enkidi, une nuit calme, si calme qu’elle gela jusqu’aux os d’Els et de Linden, dont les retrouvailles s’était faites en silence, et qui se préparaient à quitter le château le lendemain, aux aurores. Ils ne voulaient pas être là pour voir la guerre, ils voulaient être loin, être oubliés, rejoindre les parents de Linden dans leur retraite boisée, et ne plus jamais avoir affaire au pouvoir.

Cependant, au milieu de la nuit, la jeune femme, qui n’arrivait pas à dormir, se tourna vers son compagnon. Tous deux, les yeux grands ouverts, contemplaient la couche de l’autre, dans la lueur douceâtre d’un clair de lune glacé qui filtrait au travers des rideaux.

« Linden ? Tu ne dors pas ?

— Non. Je n’y arrive pas. Je n’arrête pas de… Penser. »

Els pencha la tête, dissimulant un sourire navré. Elle non plus n’arrêtait pas de penser.

« Raconte-moi.

— Tu dis que tout est perdu, mais… Tu ne crois pas qu’il y a autre chose ? La guerre arrive, mais elle ne devrait pas déjà être là ? La chute du cerf n’aurait pas dû tout changer, immédiatement ? »

Elle sourit, portant une main à son front, bousculant au passage une mèche qui retomba le long de son visage. Elle n’avait pas natté ses cheveux depuis si longtemps, Sigrid allait lui en vouloir. Oui, de toute façon, Sigrid allait lui en vouloir. Le rayon de lune qui filtrait au travers des rideaux tomba sur le visage d’Els, qui s’était redressée. Quelque chose dans son expression trahit, aux yeux de Linden, une incertitude.

« Ce n’est peut-être pas... immédiat, murmura-t-elle, les mains crispées sur les draps. Peut-être que la guerre viendra demain, peut-être viendra-t-elle avec la fonte des neiges, ou peut-être ne la verra-t-on pas arriver, je ne sais pas. Je croyais que tout serait fini, au moment où le cerf toucherait le sol. J’ai eu tort. Peut-être avait-il raison. Peut-être que j’ai fait tout ça pour rien, finalement, que ce voyage, que ce que j’ai cru être ma quête, mon devoir, ma raison de vivre n’était qu’un cauchemar. Peut-être que ce n’était qu’un test, auquel j’ai lamentablement échoué. Tu as raison, Linden. J’ai été idiote. J’ai cru à la magie comme une enfant, j’ai cru au destin et j’ai cru que j’étais plus forte que lui. Il avait raison de se moquer de moi. Je ne suis même pas une femme de pouvoir, je ne suis qu’une petite baronne de campagne… Comment est-ce que j’ai pu croire... »

Une main se rapprocha de la sienne, la serra. Elle tremblait. Elle voulut retenir ses larmes, dissimuler son visage, se cacher et disparaître de la surface de la terre. Elle était si stupide, si stupide ! Une vision, une prémonition, et puis quoi encore ? Elle avait poussé Sigrid à la croire, elle avait sans doute déformé les paroles de la Reine, elle avait risqué sa vie et celle des autres pour une erreur ! Une erreur !

Son visage se déforma soudain en un masque de larmes, torturé, brisé, désespéré. Linden voulut la prendre dans ses bras, la serrer contre lui, mais ses mains s’arrêtèrent avant de la toucher. Il était maudit. Il n’avait que ses mots.

« Els…

— Ça va, Linden, le coupa-t-elle en essuyant ses larmes d’un revers de la main. Ce n’est que la honte... J’ai déçu tout le monde, j’ai trahi leur confiance. J’irai m’excuser demain et je leur promettrai de quitter le château, de ne plus jamais reparaître devant leurs yeux.

— Els, tu ne peux pas…

— Si, Linden. J’ai déclenché toute cette crise, j’ai cru que je pouvais la résoudre, je n’ai fait qu’empirer les choses, je t’ai même impliqué là-dedans, alors que tu n’avais rien à voir avec tout ça. Je suis désolée, pour tout.

— Ne t’excuse pas, la reprend-il avec douceur. Tu as fait ce que tu croyais être pour le mieux. C’est ça le plus important. Peut-être que tu as raison, que ce n’est pas immédiat, que c’est la mise en place d’une réaction en chaîne, qu’il a scellé notre sort sans s’en rendre compte. On ne le saura...

— Que lorsque la guerre aura éclaté.

— Si elle éclate.

— Elle éclatera, assura Els en secouant la tête. J’en suis certaine. La guerre arrive. Et même si le cerf n’a rien à voir avec ça… Je vais quitter le château, Linden. Je reste la fille de mon père, je dois protéger mon domaine. Sigrid comprendra. »

Il vit ses lèvres se pincer, son regard s’assombrir, se détourner, se diriger vers la fenêtre. Il ne put retenir sa main, qui serra avec force celle qu’il tenait.

« Tu serais plus en sécurité ici, pourtant.

— On n’est jamais en sécurité avec les gens de pouvoir, répliqua-t-elle en secouant la tête. Rester ici, ce serait placer une cible sur ma tête. Je suis à l’origine de l’offense, je pense avoir suffisamment bousculer les gens présents ici pour qu’ils me détestent et même avec la protection de Sigrid, je resterai une cible privilégiée. Et puis, tu l’auras remarqué, je ne suis pas cheffe de guerre. Je ne suis pas capable de mener l’assaut, je ne suis pas capable de planifier un combat... Je ne serai qu’un poids. Et mon père n’est pas fait pour ça non plus, je dois l’aider. Je te demanderai bien de m’accompagner, mais… J’aimerais au moins que cette nuit soit paisible. Que nous puissions, toi et moi, être sûrs de ce que nous sommes avant de prendre des décisions qui pourraient nous engager.

— De… De ce que nous sommes ? Els, qu’est-ce que tu… »

La jeune femme soupira, se prit la tête dans les mains, avant de se retourner et de se lever, les mains virevoltant à chaque mot, chaque instant.

« Je sais que tu... Tu… Linden, tu te rends compte de ce que tu as dit sur le balcon ? Ce que j’ai entendu ? Comment veux-tu que je l’ignore ? Que je t’ignore ? Linden !

— Els… Je… C’est trop risqué, Els, nous ne pouvons pas savoir ce que nous réservera l’avenir. Je ne veux pas te perdre. Je ne veux pas te condamner.

— Me condamner ? fit-elle en fronçant les sourcils, s’arrêtant soudainement. Attends, de quoi tu parles ?

— Je suis maudit, Els. Je suis maudit et si tu m’aimes… Si nous nous aimons… Alors, tu seras maudite à ton tour. Et ça… Je le refuse.

— Explique-moi. Nous verrons ensuite. Je pourrais t’aider, si tu veux.

— C’est inutile. C’est ce que je suis, c’est ma nature. C’est la nature de ce que nous sommes, dans ma famille. Depuis si longtemps que nous avons perdu jusqu’à nos premières racines. C’est… »

Il croisa son regard et secoua la tête. Il devait parler, maintenant. Lui expliquer. Peut-être qu’elle comprendrait. Qu’elle accepterait. Qu’elle serait en sécurité. Lentement, il ouvrit la bouche, humidifia ses lèvres, avant de commencer à parler.

« Tu te souviens, Els, du jardin de mes parents ? Du sapin sous lequel tu as trouvé refuge ? Du buisson d’églantines qui l’entoure ? Du tilleul qui pousse devant la porte ? Des souches, çà et là ? C’est ce que nous sommes. Des âmes qui errent entre nature et humanité, entre plante et personne ! Nous sommes des monstres, Els. Je suis… »

Il s’interrompit en croisant son regard. Quelque chose le retint de prononcer un mot de plus, de s’avancer encore sur cette pente qui le menait vers sa fin. Elle le regardait, la bouche entrouverte, stupéfiée. Et puis elle éclata de rire, sous le regard paniqué de son amant. Est-ce qu’elle se moquait de lui ?

« Linden, fit-elle finalement, à bout de souffle et une main lui ébouriffant les cheveux, c’est ça que tu appelles une malédiction ? Tu partages ton existence avec un arbre ?

— Ce n’est pas une blague, Els, c’est la vérité.

— Je n’en doute pas, Linden. Enfin si, mais tu n’as aucune raison de me mentir, alors je te fais confiance. Quelque part, je suis soulagée. Si des gens comme toi existent, alors peut-être que la magie qui m’a menée jusque-là n’était pas un simple cauchemar mais bien une prémonition...

— Mais… Tu ne trouves pas ça... affreux ? De lier nos existences et celle de ceux que nous aimons, de notre famille, à d’autres objets ? À des arbres ? Des êtres qui peuvent tomber malades, qui peuvent subir les effets du vent, du feu, de la foudre ?

— Ils peuvent en dire autant de nous, tu sais ? Nous aussi nous y sommes vulnérables. Nous sommes aussi une faiblesse pour eux, ils vivraient plus longtemps s’ils n’étaient pas en partie humains. C’est peut-être une symbiose, tu sais. Il doit bien y avoir quelque chose que vous gagnez ? Une meilleure santé, une longévité plus importante ? Des capacités inhabituelles ?

— Rien de plus qu’une longue vie, en bonne santé, mais trop longue, suivie d’une mort inattendue ou d’une agonie interminable. Mon père a dû achever le sien pour lui éviter de souffrir. La maladie est arrivée tellement vite qu’il a fallu abréger ses souffrances.

— Mais n’avait-il pas vécu une belle vie ? Une longue vie ? N’aimait-il pas sa femme ?

— Je ne sais pas te dire. Peut-on aimer une personne que l’on n’a rencontrée qu’un jour avant de s’y lier pour la vie ?

— N’auraient-ils pas pu se séparer ? »

Il secoua la tête. Dans l’obscurité, Els avait du mal à déchiffrer son expression, mais elle crut voir briller dans ses yeux le reflet des braises qui s’éteignaient dans la cheminée.

« Lorsque les racines s’emmêlent, on ne peut en déraciner un sans déraciner l’autre. Mari et femme sont unis pour la vie. Et si une autre plante vient s’y ajouter, alors une autre meurt, étouffée. C’est aussi simple que ça. »

Els laissa ses yeux se perdre quelques secondes dans l’obscurité. Linden releva la tête, mais elle ne s’en aperçut pas. Il laissa le clair de lune suggérer les contours de son visage, puis fut surpris, en rencontrant ses yeux. Ils étaient doux, et assortis d’un sourire léger, presque fantomatique. Comme si une ombre planait dessus.

« Je comprends mieux tes craintes, murmura-t-elle alors. Mais n’est-il pas déjà trop tard ? Ne nous aimons-nous pas déjà ? »

Il se sentit rougir brusquement, le souffle coupé, et détourna le regard. Et puis, quelque chose dans son esprit se rendit compte qu’elle lui en voulait sans doute. Après tout, c’était lui qui était maudit. Pas elle. C’était sa faute s’ils ne pouvaient être ensembles. Ses mains se mirent à trembler, et il les serra contre sa poitrine, ses lèvres murmurant une soudaine excuse qu’il noierait bientôt sous les larmes avant qu’elle n’ait eu le temps de lui répondre.

Mais elle se pencha vers lui en l’entendant et sécha ses yeux avec un sourire contrit.

« Ne t’excuse pas, enfin, fit-elle sur un ton de reproches. Il n’y a rien de honteux à aimer. Réjouis-toi, plutôt, tu es aimé en retour. Tes racines sont les miennes, désormais. C’est ça que je voulais te dire. Que quoi qu’il arrive, nous nous en sortirons ensemble. »

Leurs yeux se croisèrent, pendant un instant qui sembla durer une seconde et une éternité. Els, rougissante, fut la première à détourner le regard, mais son sourire valait toutes les actions du monde. Cependant, Linden commençait à s’endormir, et elle-même commençait à sentir le poids de la fatigue des jours précédents qui s’était accumulée. Elle se leva, lissa les draps froissés et les repoussa sur le jeune homme. Mais lorsqu’elle voulut s’éloigner et revenir vers sa causeuse, quelque chose la retint. Une main s’était accrochée à sa manche.

« Els ?

— Oui ?

— Tu peux… Rester avec moi ? »

Els sourit. Leurs regards se croisèrent, même si la fatigue les faisait scintiller par intermittence, et elle revint vers lui. Elle repoussa les draps, se glissa dans le lit tandis que la tête de Linden se posait sur ses genoux, et que sa main lui caressait les cheveux. Ses paupières tombèrent et sa tête se pencha sur le bord de l’oreiller.

Cette nuit-là, tous deux dormirent d’un sommeil plus calme et apaisé que jamais.

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