Dans un Froissement de Tissu

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C’était on ne pouvait plus étrange. La table était disproportionnée au possible. Pour la poignée d’invités qu’ils étaient, le triple aurait pu s’asseoir confortablement, et pourtant leurs coudes se frôlaient à chaque fois qu’ils devaient changer de couverts. Les serviteurs se suivaient et déposaient des plats à ne plus savoir qu’en faire, les uns après les autres, sur toute la longueur de la table, au point que cette dernière, pourtant complètement inadaptée, semblait trop petite pour le nombre de plats qui arrivaient. C’étaient des pâtés par dizaines, des mousses forestières, de campagne, de canard, des soupes de légumes, des bouillons, des ragoûts, des veloutés, des pains secs, des boules aux graines, des salades, des poissons fumés, frais, frits, des sauces rouges, blanches, vertes, des animaux rôtis, bouillis, crus, avec la tête, sans la tête, de la viande rouge, blanche, de la volaille déplumée, décorée, des œufs crus, des œufs cuits, des crèmes, des purées, des gratins, des bouillies, des tranches de bœuf, de porc, de veau, et le dessert n’était pas encore arrivé.

Il y avait largement de quoi faire une indigestion visuelle, et Els n’en était déjà pas loin. On lui avait appris que goûter à tout était une marque de respect, et la fameuse créature qu’elle craignait de voir apparaître sur la table n’avait pas été servie qu’elle avait déjà l’estomac trop rempli et le cœur au bord des lèvres. C’était un choix qu’elle avait fait, pour le plus grand respect de l’étiquette, et qui avait été abandonné par le reste des invités, qui avaient immédiatement réalisé que la folie du Roi Arsène n’avait pas disparu du jour au lendemain. Même Linden, qui pourtant suivait scrupuleusement les actes d’Els du coin de l’œil, avait choisi de ne tester que ce qu’il connaissait, ou tout du moins ce qui lui paraissait ressembler à quelque chose qu’il connaissait.

La Reine Elizabeth, à la gauche du jeune homme, profitait du fait que son mari était de l’autre côté de la table (et d’un cochon de lait surmonté d’une douzaine de lapins) pour respirer un peu et manger tranquillement, comme si elle se trouvait seule dans cette pièce. Ses yeux se perdaient de temps à autres vers Els, qui faisait de son mieux pour éviter les regards en coin du Roi Arsène et rester paisiblement focalisée sur la nourriture qui passait à sa portée. Elle avait toujours été considérée comme une bonne mangeuse, et elle ne comptait pas changer ses habitudes, même si cela voulait dire ne plus pouvoir avaler quoi que ce soit avant le lendemain matin.

Lorsque le cerf arriva, la tablée félicita le Roi chasseur pour son adresse et lui porta, comme le voulait la coutume, un toast, avant de dévorer la créature. Ce fut le seul moment du repas au cours duquel la jeune femme fixa son regard sur celui qui avait été son père, et l’observa en silence. Il ne réagit en aucun cas différemment que lorsqu’il mangeait une soupe ou un pâté. Il mangeait, voilà tout.

Voyant qu’il avait avalé sans remords son morceau de gibier, Els se détourna de lui. Non, vraiment, elle n’avait plus rien à lui dire. Elle ne lui devait plus rien. Ce n’était pas l’homme qu’elle avait connu, ce n’était plus rien pour elle. Ce n’était plus un Roi, plus un homme politique. Ce n’était qu’un héritier d’un titre qu’il ferait mieux de passer à quelqu’un de plus compétent que lui. Quelqu’un qui le méritait. Quelqu’un comme Sigrid, sa fille, qui n’attendait que ça, et qui était au moins consciente de ce que c’était que de faire de la politique, de ménager les gens, de protéger les siens.

Les desserts enfin repartis en cuisine, l’orchestre reprit de plus belle, tandis que tous tentaient, tant bien que mal, de digérer les quantités phénoménales qu’ils venaient d’ingurgiter. Quelques ombres se glissèrent par les portes ouvertes et vinrent trouver le souverain et la jeune femme qu’il avait faite enfermer, chacun à un bout de la salle. Quelques mots échangés, un visage qu’il s’éclaire, un autre qui s’assombrit, et la musique qui les emplit, tous les deux, noyant leurs pensées. Une main trouva un bras, l’emportant vers l’avant.

Els, souriante, entraina Linden vers l’avant, un sourire étrange sur les lèvres.

« Viens danser ! lui murmura-t-elle à l’oreille.

— Quoi ? Mais je ne sais pas danser ! Les gens...

— Tant pis pour eux !

— Els ! »

Malgré les protestations de Linden, ils se retrouvèrent tous deux au milieu de la piste presque vide. Els glissa sa main dans son dos, lui fit signe de mettre ses pieds sur les siens et de bien s’accrocher. Il s’exécuta, d’abord inquiet, tendu, les sourcils froncés, puis il jeta un regard autour de lui.

Le Roi Arsène et le Roi Carlos jouaient aux cartes, la Reine de Sawalla discutait avec ses confrères d’Orcratie et quelques suivants se tenaient respectueusement aux côtés de leurs souverains. Seuls quelques petits nobles des environs, invités pour la journée, semblaient être encore capables de danser après avoir tant mangé, et les regards n’étaient pas du tout posés sur eux, bien au contraire. Ils pouvaient danser n’importe comment sans être lynchés. Peut-être même, avec un peu de chance, sans être remarqués.

« Tu n’as qu’à me suivre, lui murmura-t-elle à l’oreille. »

Et puis la musique commença, et au mépris de tout protocole et toute convenance, la jeune femme commença à bouger. Ses premiers mouvements, aux yeux d’un expert, aurait paru brouillons, laids et même lourdauds. À vrai dire, il y avait longtemps qu’elle n’avait pas mené une danse. Se contenter de suivre les pas de son partenaire était quelque chose de bien différent, d’autant plus lorsqu’on avait les pieds dudit partenaire sur les siens, sous des jupes qui les rendaient presque invisibles.

Au bout d’une dizaine de pas, cependant, la jeune femme sentit un changement. La main de Linden s’était raffermie dans la sienne, ses pieds ne lui faisaient plus mal et il lui sembla sentir son souffle se calmer. Si elle menait toujours la danse, il la suivait, sans précision mais avec douceur et attention. Ses yeux se relevèrent, rencontrant ceux de son aimé, et ses sourcils froncés, sa mine concentrée la fit sourire. Il cligna des yeux, faillit manquer un pas en la voyant le regarder, rougit lorsqu’elle l’entraîna pour combler un temps de retard et faillit s’emmêler les pieds dans sa robe, tandis qu’elle faisait un pas de côté pour l’entraîner dans le bon sens et éviter de heurter un musicien.

Si de l’intérieur, il ne faisait aucun doute que cette danse n’avait rien d’académique ni d’organisée, il devait y avoir quelque chose de captivant pour l’assemblée, qui avait enfin levé les yeux. Une magie, sans doute, les avait ensorcellés, ils ne parvenait pas à décrocher leur regard d’eux. Peut-être avaient-ils simplement perdu l’habitude de voir deux jeunes gens qui s’accordaient dans leurs gestes et dans leurs intentions, deux jeunes gens maladroits qui faisaient de leur mieux et qui malgré la difficulté, étaient enfin libres de s’amuser. Deux jeunes gens qui étaient entrés dans cette pièce en portant sur eux la marque du deuil de leur confiance et qui pourtant partageaient ce qu’aucun autre dans cette pièce n’aurait appelé autrement qu’un lien.

Un lien. Ce n’était pas un si grand mot, pourtant, mais il était dangereux, il leur avait coûté, à tous. Ils avaient été jeunes, mais avaient-ils vraiment eu quelqu’un avec qui partager ce genre de moments ? Avaient-ils déjà été heureux comme Els et Linden, comme ce tourbillonnement de tissus verts, de bas blancs, ces talons qui claquaient à l’unisson, ces rubans qui flottaient au gré de leurs mouvements drôlement harmonisés, ces sourires et ces joues rosies ?

Quelque chose, sans doute, leur donna l’impression de pouvoir les contempler pendant des heures, en silence, avec le sentiment d’un souvenir, d’une sensation déjà vécue mais depuis longtemps oubliée, qui pourrait ressurgir s’ils continuaient à les voir, encore un peu. Juste un peu.

Et puis la musique s’évanouit, et Els salua Linden, avant de le traîner hors de la piste de danse, loin de l’orchestre, mais malheureusement pour elle, non pas loin des regards. Lui avait les joues vraiment rouges, le regard fuyant, le souffle court. Son cœur bondissait dans sa poitrine et il aurait vraiment, vraiment, vraiment voulu la serrer dans ses bras, l’enlacer, sentir son odeur, son souffle près du sien.

Elle n’hésita pas. Ses mains de chaque côté de son visage sentaient la chaleur de ses joues, ses yeux s’étaient plongés dans son âme, son nez avait à peine heurté le sien, et leurs lèvres s’étaient trouvées. D’abord tendu, surpris, elle le sentit ensuite l’enlacer, puis s’abandonner à elle, se laissant tomber de tout son poids entre ses bras.

Puis sa tête tomba sur son épaule, et Els se rendit compte qu’il ne tenait debout que parce qu’elle le soutenait complètement. Qu’en fait, il était brûlant de fièvre, et qu’il peinait à respirer. Qu’il lui fallait un docteur, immédiatement. Elle cria, cherchant le regard d’un serviteur, d’une personne qui pourrait réagir, avant de se rendre compte que la plupart des invités n’étaient plus conscients non plus. Qu’ils avaient glissés de leurs chaises, qu’ils s’étaient écroulés. Que seule elle semblait encore en pleine possession de ses moyens.

Elle s’effondra, allongeant la tête de son aimé sur ses genoux, ses mains caressant ses cheveux. Elle le sentait trembler dans ses bras, elle murmurait des mots apaisants. Dans sa tête, seul le silence résonnait, comme dans une cathédrale, comme dans un cimetière. Elle avait eu raison. Elle avait eu raison, et elle le regrettait. Ils auraient dû partir hier. Ils n’auraient jamais dû venir. Que faire ? Elle l’ignorait. Elle ne pouvait que chercher de l’aide du regard, des gens, quelqu’un, n’importe qui… N’importe qui, tant qu’on pouvait aider Linden. N’importe qui. Elle l’aurait hurlé mais sa voix s’était éteinte, sa gorge s’était serrée, son corps immobilisé. Comme une orante à la prière silencieuse, son regard seul implorait à l’aide, les yeux figés dans la pierre, levés vers les dieux, vers le monde, vers la salle.

Sur le sol, les flaques de tissu coloré faisaient comme un étendard tombé, une palette abandonnée, et la pièce était silencieuse. L’orchestre ne jouait plus, terrifié, regroupé dans un coin de la salle tandis que la garde, lentement, remplissait les lieux. Les médecins des différentes cours et ceux des villages proches avaient été appelés et semblaient stupéfaits par l’ampleur de la tâche. Un homme évanoui, dans un brancard encadré de deux gardes, passa dans le couloir.

Elle laissa un médecin prendre le pouls de Linden, sa température, vérifier la couleur de ses yeux, de sa langue. Elle croisa son regard, il secoua la tête, avant de faire signe qu’il fallait l’emmener. Elle se leva pour l’accompagner, mais une main se referma sur son bras, et le capitaine de la garde la retint.

Ils avaient des questions à lui poser.

Elle savait exactement lesquelles.

Mais elle non plus ne savait pas y répondre.

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