Chapitre 2: S comme superficialité

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« Dis-toi que les souvenirs les plus douloureux sont aussi les plus nécessaires. Car sans eux, tu ne pourrais te rappeler pourquoi la douleur fait tant souffrir l’esprit et pourquoi vaut-il mieux l’éviter. » - Sa Divinité Lucida Alwalz

Sa Divinité Acrux Alwalz, prince céleste de la cité d’Ehraxis, avait de la difficulté à considérer ses cheveux verts autrement que comme une forme d’extravagance pure et simple.


Pour être exact, sa coiffure était si magnifique qu’elle accaparait l’attention de tout sujet osant détailler sa silhouette resplendissant de narcissisme. Tellement, que remarquer les autres traits de son visage royal relevait de l’impossible. Ses yeux d’un gris perçant qui trahissaient une certaine amertume, entre autres. Ses sourcils symétriques au millimètre près et sa peau parfaite. Ou bien ses lèvres lisses d’un rouge presque mat. Peut-être ce vert forêt excentrique demeurait la seule chose à laquelle Acrux Alwalz accordait encore de l’importance. Car, étrangement, surprendre son reflet dans une glace l’empêchait de détester cette cité dont il était l’unique héritier.


Certains aimaient dire de Sa Divinité qu’il n’avait aucune souplesse d’esprit, qu’il était trop perfectionniste pour voir le monde tel qu’il était réellement et que son air hautain aurait raison de lui un jour. D’autres, encore, suggéraient que le prince avait été un enfant bien trop gâté, qu’il possédait tout ce qu’il désirait et que, par conséquent, son attention se portait sur des détails futiles et insignifiants. Son apparence bien trop parfaite, en l’occurrence. Mais pour Acrux, ses agissements pouvaient se définir par un mot bien plus simple que toutes ces pacotilles : la superficialité.


Le pire, c’était probablement qu’il était assez fier de cet état d’âme qu’il considérait comme une réussite.


Très tôt, le prince céleste avait appris à lâcher prise, à cesser de porter attention à toute cette vie qu’il savait cruelle. Son regard las glissait sur les évènements d’un air distant et détaché. Cette jeune copie miroitée qui avait cassé son miroir par accident après le dernier passage d’un Néant ? Qu’elle saute un ou deux repas pour s’en racheter un neuf ! Ce samouraï qui était mort sous ses yeux la nuit dernière ? Qu’il repose en paix et qu’on s’occupe de trouver un remplaçant au plus vite ! Ce peuple de Reflets qui le détestait, l’exécrait malgré toutes ces fois où il les avait sauvés de la mort ? Qu’ils aillent tous consommer cette fichue pluie qui les maintenait en esclavage ! Acrux n’en avait rien à faire, de tous ces cas pitoyables. Ou, du moins, c’était l’impression qu’il voulait donner.


Puisque peut-être que savoir que le poids de toute cité reposerait bientôt sur ses épaules seules l’angoissait jour et nuit. Et s’il échouait, et s’il n’était pas assez parfait ?


En fait, tristement, la superficialité de ce jeune héritier demeurait superficielle en elle-même. Malgré tous ses efforts pour paraître froid comme la glace.


Car Acrux Alwalz restait celui qui se préoccupait le plus d’Ehraxis. Cette cité allait être sienne, après tout, non ? Et cela signifiait qu’il devait faire de son mieux pour exploiter son potentiel. La rendre meilleure, et régler chaque problème à l’aide d’une solution optimale. La porter à son apogée, de sorte que sa mère soit fière de lui, qu’elle comprenne qu’il ne l’avait pas abandonnée, non, au contraire.


Mais les Reflets ne voulaient pas se faire aider. Tous se complaisaient dans leurs propres malheurs, leurs propres souvenirs et s’indignaient lorsqu’un quelconque changement était proposé. Comment cela, les forgerons céruléens ne pouvaient plus décider de leur propre horaire de travail ? Et c’était quoi, cette idée de réduire les effectifs de samouraïs ? Toujours, les critiques dansaient devant les portes du palais. Acrux n’avait jamais été pris au sérieux et ne le serait probablement jamais. Ses idées étaient considérées comme chimériques; ses espoirs, comme exagérés. Chaque jour, Sa Divinité sombrait dans une désillusion quant à son peuple plus profonde, plus désolante.


Alors, le prince céleste se confinait dans son monde d’extravagance, observait son reflet si orgueilleux, si arrogant et clamait que seule l’apparence comptait dans ce monde des plus laids qui méritait de périr dans le silence.


Être superficiel, seule échappatoire.



— Mademoiselle Zaffir, parfois je me dis que l’extravagance est l’identité même de notre peuple.


Adhaféra Zaffir, copie miroitée n°1789, observait le reflet du prince céleste, un mélange d’exaspération et de compassion dans les yeux. Cela faisait quoi, trente minutes qu’il perdait son temps devant ce miroir du palais ? Cette mèche rebelle n’allait pas causer sa perte…


— Moi, je vous dis surtout que nous risquons de fatiguer inutilement les dragons de votre carrosse si nous continuons à nous attarder ainsi, mon prince, soupira-t-elle en évitant de lever les yeux au ciel.

— Et alors ? Sa Divinité est le prince, je vous rappelle. Il n’a point d’ordres à recevoir de quiconque, rétorqua Acrux, sourcils froncés. Vous ne trouvez pas, d’ailleurs, que cette tenue manque d’originalité ?


La copie miroitée ne put s’empêcher de rouler les yeux, cette fois. Elle n’en avait rien à faire, des questions stylistiques du prince céleste. Le pire, c’était probablement que son ami ne l’ignorait pas. La réponse à cette interrogation qui s’était imposée naturellement en elle, « cette tenue vous sied à merveille, mon prince », s’effaça de son esprit et laissa place à des mots plus crus. Inspirant d’un air résolu, Adhaféra s’osa à prononcer le véritable fond de sa pensée.


— Si vous aimez autant votre apparence, monsieur Alwalz, vous auriez dû devenir une copie miroitée, au lieu de traîner chez ces samouraïs.


Elle avait prononcé le dernier mot lentement, dédaigneusement. Les yeux toujours rivés sur le reflet de Sa Divinité, qui avait cessé son petit jeu capillaire. La lunettée était consciente que cet affront aurait pu lui valoir une sanction immédiate, mais elle savait aussi pertinemment qu’Acrux n’en ferait rien. Ils se connaissaient depuis longtemps… Trop longtemps… Elle était son amie d’enfance… Sa seule amie… Et, comme de fait, le prince fit volte-face d’un air irrité, les pans de ses habits suivant le mouvement dans un froissement. Il planta ses prunelles d’un gris terne dans ses yeux victorieux.


— Pitié, mademoiselle Zaffir. Moi, le prince céleste d’Ehraxis, moi, Sa Divinité, moi, Acrux Alwalz, une copie miroitée ?! Il n’y aurait pas plus rabaissant, surtout pour un homme ! Et puis, j’aime bien observer ma silhouette, il est vrai, mais point imiter celles des autres ! Surtout lorsqu’il s’agit de vulgaires humains.


Les copies miroitées… Ces Reflets qui avaient le devoir, la journée durant, de rester devant un miroir. D’observer la vie qui s’y déroulait de l’autre côté. Et, surtout, d’imiter les gestes et mimiques des humains qui se présentaient devant la vitre pour qu’ils croient à un reflet. Ce travail, qui permettait à Ehraxis de survivre, était rabaissé par les plus puissants, les plus nobles. La famille royale, entre autres. Car, après tout, y avait-il quelque chose de plus humiliant que de devoir imiter les habitants de la cité terrestre, que de devoir dépendre d’eux, pour survivre ? Pour éviter de sombrer ?


— Ça ne te ressemble pas, Acrux, de dire de telles atrocités, souffla Adhaféra en sentant une douce colère monter en elle.


Elle le connaissait depuis des années, et il avait tant changé… Tantôt trop apathique, tantôt trop sensible. Tantôt trop impassible, tantôt trop impulsif. Tantôt trop Acrux, tantôt trop Sa Divinité. Adhaféra se désolait de voir son ami se transformer lentement en royal monstre, comme tous ses prédécesseurs. Et, malgré elle, elle tentait parfois de rallumer cette douce étincelle qu’elle avait autrefois surprise dans ses yeux d’un gris éclatant.


— Pars, murmura le prince en serrant les poings.

— Acrux…

— Partez devant, mademoiselle Zaffir, je vous rejoindrai ! s’écria Sa Divinité sur un ton sans réplique.


Et Adhaféra s’éclipsa de la salle aux miroirs, non sans une pointe de regret pour l’état dans lequel elle avait placé son ami d’enfance.



Acrux Alwalz, goûtant à nouveau aux ténèbres de la solitude, lança un regard noir à son reflet resplendissant dans la glace. Une copie miroitée… Et puis quoi, encore ? Il était un prince, du sang royal coulait dans ses veines ! Comment Adhaféra avait-il pu oser proposer une telle chose sans sourciller ? C’était honteux ! Déshonorant ! L’héritier secoua la tête et réalisa alors la raison de cette colère soudaine.


Ça ne te ressemble pas, de dire de telles atrocités.


Mais alors, qu’est-ce qui lui ressemblait, si ce n’était d’agir comme le devoir exigeait de lui ? Le prince serra la mâchoire et se retint de fracasser la vitre qui projetait son reflet à l’allure bien moqueuse. Une boule d’émotions remonta dans sa gorge. Était-ce normal, de ne rien comprendre ? Il n’avait jamais compris. Jamais.


Et que faisions-nous, lorsqu’on ne saisissait rien de ce monde trop complexe pour un prince qui ne l’avait jamais analysé autrement que par les yeux de la royauté ? On se retranchait en soi-même, sans un mot, sans un souffle et on devenait indifférent. Car à quoi cela aurait-il servi, de comprendre, si ce n’était que pour être victime d’une pénible désillusion ?


Alors, superficialité. Acrux offrit un sourire vide à son reflet.

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