Chapitre 4: V comme vengeance

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« Et si la vie n’était qu’un long rêve ? Probablement que certains choisiraient de ne jamais se réveiller. » - journal de bord d’Émeri Ystas, forgeron céruléen nº 2047


La perception du monde d’Émeri Ystas reposait sur un fait indubitable, une certitude qu’il affectionnait particulièrement, à savoir : Sa Divinité Acrux Alwalz était un bel imbécile à l’orgueil plus gros que la réserve même de pluie dorée de tous les habitants de cette cité. Cette vérité, qu’il considérait comme objective en elle-même, s’était imposée en lui depuis plusieurs années à présent et avait donné à sa vie un autre tournant. Un tournant plus serré, sans doute, mais avec un but à l’horizon. Un sens. Une finalité. Car non, manger, dormir, respirer, le forgeron céruléen ne le faisait plus machinalement, avec une insouciance sereine et naturelle. Il accomplissait ces tâches avec rancœur, haine et ressentiment envers ce noble arrogant qui lui avait arraché la seule chose qui comptait encore. Cette simple et unique chose qui avait gardé le rouquin du bon côté pendant quelques années : l’espoir de satisfaire ses rêves.


Sa Divinité, ce riche superficiel au cœur de pierre, avait gâché le destin d’Émeri. Ce dernier en était persuadé, convaincu de tout son être, et n’était pas près de l’oublier. Le prince céleste avait fait de lui un misérable être rampant, un moins que rien, un forgeron céruléen désespéré qui n’avait plus aucune étincelle à laquelle s’accrocher.


Oui, selon lui, cet Acrux Alwalz avait tout ruiné.


Et il était prêt à tout pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Tout. Sa situation était déjà si terrible, si effarante, que le rouquin demeurait persuadé qu’il n’avait plus rien à perdre. La vengeance, seul fantasme qui lui restait, allait être douce, délectable, infiniment satisfaisante. Le plan était déjà prêt; les conditions, déjà établies. Tout ce qu’il manquait, ce n’était qu’une légère perturbation dans ce monde surfait. Et, pour cela, Émeri savait ce qu’il lui restait à faire. Attendre. Tout simplement. Le forgeron était persuadé que ce qu’il appelait d’un ton ironique « l’élément déclencheur » viendrait de lui-même à lui.


Après tout, la vie n’était contrôlée que par une seule chose, aussi clichée soit-elle : le destin.



« Aucune grâce extérieure n’est complète si la beauté intérieure ne la vivifie. La beauté de l’âme se répand comme une lumière mystérieuse sur la beauté du corps », Victor Hugo.


Dans une moue pensive, le rouquin referma la couverture du bouquin avant de déposer celui-ci précautionneusement dans sa besace d’un brun triste et discret. Il ne se rappelait plus trop comment son esprit avait réussi à déchiffrer les mots comme il déchiffrait un plan de mécanique, mais peu importait. Tout ce qu’Émeri savait, c’était qu’il avait appris à lire tout seul – avant même que sa maîtresse de maternelle n’apprenne aux enfants ce qu’étaient des lettres – et ce fait était suffisant pour lui faire apprécier la lecture plus que tout au monde. Enfin, c’était sans compter la pluie dorée. Non, non, que disait-il ? La pluie dorée faisait de lui une espèce de masochiste à l’esprit détraqué, comme tous les autres Reflets. Alors que la lecture… c’était la beauté, la suprématie, l’élégance même des mots. Ce passe-temps faisait de lui un être raffiné aux connaissances intellectuelles supérieures à la moyenne. Non, décidément, ces deux entités, livres et pluie, n’étaient guère à comparer. Le forgeron tourna un regard agacé vers le bas de l’échelle sur laquelle il était perché et se décida finalement à descendre : il avait assez de bouquins à lire pour cet après-midi. Après, bien sûr, avoir terminé cette commande de nouveau katana, pour un samouraï qui avait survécu au dernier passage d’un Néant.


Bien que cela coûtait toute sa fierté à Émeri de l’avouer, celui-ci appréciait quelque peu son travail de forgeron céruléen. En effet, la journée durant, le rouquin était tenu de construire et de réparer miroirs de copies et armes de samouraïs en se fiant à des plans de mécanique établis par le Grand Ehraxis même. Pour un fanatique d’Histoire tel que lui, c’était le rêve. Surtout qu’il avait toujours apprécié les engrenages et les mécanismes de haute qualité. Sauf que l’homme aux yeux d’un jaune perçant faisait partie de ceux qui, même si la profession leur convenait parfaitement, détestaient lorsqu’un choix leur était imposé. Et donc, puisqu’il avait été obligé de faire de ce métier de forgeron le sien, le rouquin avait décidé de le détester jusqu’au bout. Même si, au fond, il se savait fait pour construire et réparer.


Et puis, de toute manière, s’il appréciait sa profession, il n’aurait plus aucune raison d’en vouloir à Sa Divinité. Alors, non, définitivement, Émeri exécrait les forgerons céruléens.


Une fois de nouveau sur le plancher de la bibliothèque, le petit homme inspira profondément, remit un peu d’ordre dans ses pensées confuses et se dirigea vers la sortie. Sa main, toujours dans sa besace, effleurait les pages rugueuses des livres. Cela, au moins, personne n’allait pouvoir l'empêcher de l’apprécier. Car si Émeri adorait autant les mots, c’était parce qu’ils avaient le pouvoir de permettre à celui qui les lisait d’échapper à la réalité. Un peu comme la pluie dorée, ne put s’empêcher de lui souffler son esprit. Le rouquin secoua la tête, contrarié.


…avant de percuter une silhouette qui semblait avoir pris racine en plein devant la porte de la boutique.


— Mais poussez-vous donc, nom d’Ehraxis ! Des gens essaient de passer, je vous signale ! s’exclama-t-il au visage d’une femme replète qui détaillait l’horizon.


Une autre des choses qu’exécrait le plus Émeri dans ce monde, c’était peut-être lorsque les gens dérangeaient, même sans le vouloir, le cours de ses pensées. La Reflet se tourna vers lui, un calme sourire aux lèvres et les yeux emplis d’étincelles.


— Toutes mes excuses, monsieur. Simplement, le carrosse de Sa Divinité Acrux Alwalz passera bientôt dans les environs et nous ne voulons absolument pas le manquer ! s’exclama-t-elle en pointant du doigt une rangée de Reflets qui patientaient tout comme elle. C’est que, vous savez, malgré sa façon de penser pour le moins insensée, on ne peut nier que son extravagance lui apporte un certain charme !

— Vous allez cesser de vous émouvoir, oui ? répliqua un homme à la barbe fournie, mains dans les poches. Ce prince pourri-gâté n’a surtout pas besoin d’encouragements. Personne ne lui a pardonné d’avoir tué le dernier Néant beaucoup trop tôt. Il mérite de se faire huer, oui !

— Oh, vous… ! À voir votre coiffure digne d’un humain, vous ne savez pas apprécier les jolies gens !


Mais pouvaient-ils donc se tasser et discuter ailleurs ?! Le rouquin serra imperceptiblement les poings, sentant du même coup les pages du livre se froisser sous ses doigts toujours dans sa besace. Sa Divinité… Retenant une grimace, il bouscula la jeune femme pour poursuivre sa route, en maugréant quelques paroles inaudibles. Bien sûr que ces Reflets voulaient voir le prince céleste… ! Il était si beau, si « extravagant » comme il s’amusait lui-même à le clamer ! « La beauté » … Cette chose si relative qui, en dehors de la pluie dorée, semblait gouverner cette cité dans toute sa puissance. Tch. Il n’était bien évidemment jamais venu à l’esprit de tous ces imbéciles que si on était laid, alors le monde nous fermait ses portes. Et, justement, c’était tristement ce qu’était Émeri.


Être laid, une autre raison qui permettait au forgeron céruléen de détester Acrux Alwalz ouvertement.


Peut-être que, finalement, il allait laisser tomber cette commande de katana, cet après-midi, pensa-t-il en marchant rageusement à grandes enjambées. Et boire un thé de pluie dorée, à la place.



Émeri roupillait, sa tasse de pluie dorée vide dans sa main droite. Il avait cédé à son caprice de délaisser ses occupations de forgeron pour cet après-midi. Après tout, qui aurait pu le dénoncer ? Il était seul dans sa demeure et avait par conséquent le pouvoir de faire tout ce qu’il souhaitait comme il l’entendait. Voyager dans ses souvenirs, par exemple.


Car c’était ce que permettait cette fichue pluie : expérimenter la nostalgie comme jamais auparavant. Les Reflets qui en consommaient revivaient leur passé, leurs meilleures mémoires. Un moyen d’échapper à la réalité, en quelque sorte. Un moyen de revivre les exploits d’autrefois, ceux qu’on ne se croyait plus capable de répéter à présent. Un moyen de se complaire dans des moments forts qui n’avaient plus aucune chance de se reproduire. Au fond, la pluie dorée, c’était le rêve de toute population qui était lentement mais sûrement en train de sombrer…


Et le rouquin ne faisait pas exception à la règle. Non, car comme tous les autres, il avait besoin de se souvenir. De ce moment, surtout, si éphémère, mais ô combien miraculeux, où il avait eu l’impression fugace d’avoir été plus que ce qu’il n’était.


Mais, malheureusement, toute bonne chose avait une fin. Et, une fin, la plupart du temps, assez atroce. Le souvenir d’Émeri, lui, se terminait probablement de la pire manière. Ce qui ne l’empêchait pas de vouloir le revivre tous les deux jours, pratiquement.


Car la fin de ce songe artificiel, c’était un coup de pied. Un foutu coup de pied que le forgeron recevait en pleine figure. De la part de qui ? De Sa Divinité, du prince céleste, d’Acrux Alwalz en personne. Pourquoi ? Cela, il n’était pas très certain de vouloir en parler. De toute manière, ce qui importait, c’était la fin du songe, qu’il n’avait d’ailleurs jamais oubliée.


Non, Émeri Ystas n’avait jamais oublié la figure révulsée de dégoût de l’héritier lorsque celui-ci l’avait frappé de son pied royal. Le doute n’était pas possible : Sa Divinité l’avait trouvé on ne pourrait plus repoussant.


La laideur avait fait du forgeron céruléen un monstre aux yeux d’Acrux Alwalz. Alors, le rouquin avait décidé que rien ne l’arrêterait à en devenir un réellement, lors de leur prochaine rencontre.

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