Deuxième Miracle (3/3)

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  Et bien que cela fût sa destinée, sur l'instant cette idée ne la ravit guère. Elle était prette à accomplir son œuvre — même si elle ne savait pas encore de quelle façon —, néanmoins laisser son frère Kelloar seul derrière elle ne l’enchantait pas. De toute sa fratrie la plus empathique, elle se surprit maintenant souffrir de cette qualité devenue frein au moment fatidique.

  « Mon frère », lança-t-elle vers le vide d'Ao.

  « Ma sœur », reçut-elle en retour.

  « Je suis prête. Mais toi, l'es-tu ? »

  Ils étaient les deux derniers de leur lignée, partageant l'ultime lien divin qui leur restait. Aussi Kelloar ressentait-il fortement le dépit de sa sœur.

  « Je veillerai éternellement sur vous ma sœur », répondit-il avec compassion, « et vous me tiendrez éternellement compagnie au travers de vos œuvres. »

  Évia avait espéré cette réponse : Ao est tout, et tout est Ao. Que ce fût sous une forme ou sous une autre, ils seraient toujours tous ensemble, unis par les liens du Grand Tout.

  Ainsi arriva le dernier aurevoir. L’amour d’Évia pour ses frères et sœurs atteignit son paroxysme et, enfin, la finalité de son être lui apparut. Ses douces courbes allaient se concrétiser dans un dernier acte altruiste.

  « Cher frère, je te salue ! », cria-t-elle comme pour balayer d’éventuels doutes récalcitrants d’un côté comme de l’autre. « Je vais maintenant devenir pluie et intégrer Vandi'a ! »

  Aucune vibration ne vint accompagner sa passion, car Évia était douceur incarnée. Elle ne parcourut pas non plus la surface de Vandi'a comme l'avaient fait Nassia et Zarim. À la place elle se mit à gonfler tout en s’aplanissant dans chaque direction, se répandant d’un horizon à l’autre. Jusqu'à ce que son corps embrassât l'intégralité du Second Miracle, qu’elle sentit la totalité de son sol présent sous les volutes translucides de sa nouvelle forme. Alors elle s'opacifia. Tout son être devint grisâtre et visible, à en cacher la surface de Vandi'a aux sens de son frère restant et de son père. Et dans le silence de l’aube des temps, ce manteau cotonneux en lequel elle s'était transformée déversa la toute première goutte de pluie sur ce nouveau monde.

  L'œuvre d'Évia fut la plus lente à aboutir, car elle ne voulait pas abîmer dans un déluge de sentiments les créations des siens. Aussi fallut-il un temps très long pour que son être terminât sa seconde métamorphose et que plus aucun nuage n'obstruât la vue à Alicar et à Kelloar. Puis ce fut fini. Comme les autres manifestations avant elle, Évia avait incorporé sa création. De tous elle avait créé la plus belle œuvre : à la lumière du primordial, Vandi'a s'était parée d’une multitude d’éclats turquoise là où Nassia et Zarim avaient laissé à leur sœur la place de s'épandre.

  « Vandi'a est maintenant recouverte d'Évia », déclara Kelloar. Ce disant, il comprit que c'est ainsi que sa sœur avait voulu le préserver : à tout moment il lui suffirait d’admirer les reflets des lacs et mers de Vandi’a pour que jamais il ne se sentît seul.

  « Le Second Miracle d'Ao est presque achevé », enchaîna son géniteur sympathique.

  « Presque ? », s’interrogea le fils restant.

  « Regarde Vandi'a. Elle tourne son visage vers moi, car c'est ainsi que ta mère et moi avons passé les dernières éternités. »

  En effet, Vandi'a orbitait autour du primordial en lui montrant toujours la même face telle une amante ne détournant pas le regard de l’être aimé.

  « Est-ce un problème, père ? »

  « Pour que subsiste l'œuvre de ta sœur Évia, il ne peut en être ainsi. Ma présence continue l'altère. Observe. »

  Kelloar concentra son attention. Le monde neuf tournait lentement autour du primordial sans qu'aucun phénomène en gênât la constance. Ce fut seulement après une pleine rotation qu'il y remarquât un subtil changement : sa surface se troublait, rendant les œuvres des Créateurs plus difficiles à observer.

  « Que se passe-t-il ? », demanda-t-il inquiet.

  « Ma lumière vive empêche ta sœur de conserver son état liquide. Elle redevient nuages », répondit le primordial. « Ta sœur souffre, par ma faute. »

  Kelloar ne sut quoi penser. C'était la première fois depuis l'avènement des primordiaux qu'une manifestation d'Ao prévenait une autre d'accomplir son destin, même involontairement.

  « Que faire ? », s'impatienta-t-il.

  « Le Second Miracle n'est pas achevé. Il lui manque encore l'œuvre d'un de mes fils. »

  L'un de ses fils ? Il n'était jamais venu à l'esprit de Kelloar qu'il pût avoir un quelconque rôle à jouer dans l'élaboration de Vandi'a, lui à qui le vide d’Ao avait été attribué pour éprouver ses turbulences. Lui dont l’impétuosité était suffisamment puissante pour créer des répliques d'Alicar, que pourrait provoquer son simple contact avec l’œuvre d’Élérif, aussi imposante et grandiose fût-elle ?

  Autant de questions qu'il se retint de poser à son géniteur sympathique, pour toutes avoir la même et éternelle réponse : Ao est.

  En d’autres termes, si sa destinée était, à l'instar de ses frères et sœurs, d'interagir avec le Second Miracle, il ne pouvait douter que cela eût été prévu et que cela fût la juste chose à faire. À son tour donc il n'hésita plus, et d'un rapide mouvement désordonné qui le caractérisait il se précipita vers Vandi’a.

  L'impact fut direct, violent. La volonté d'Ao avait fait qu'il n'avait pas rapetissé comme les autres membres de sa fratrie à l'approche du nouveau monde, et c'est de tout son poids céleste qu'il le percutât.

  Et à ce moment indéfini et indéfinissable, au cœur même de l’infini absolu d’Ao, les cinq Créateurs se trouvèrent tous concentrés en un même point du Grand Tout. Élérif, Nassia, Évia, Zarim et Kelloar interagirent alors dans un ultime flash de lumière d’une puissance telle que, durant une fraction d’éternité, l’éclat d’Alicar en fut occulté. L’énergie dégagée tant par le choc de Kelloar que par l’interaction entre tous les membres de la fratrie ébroua Vandi’a, la fit osciller, fit s’effondrer des montagnes de Nassia, s'élever des collines de Zarim, et créa par endroits d'immenses cuvettes où Évia allait pouvoir s'épandre librement.

  Mais plus important encore, le choc influa sur Élérif lui-même. L’axe soutenant l'horizon s’était déplacé, et n'était maintenant plus fixé sur Alicar : Vandi'a tournait désormais sur elle-même !

  La déferlante lumineuse s'estompa, le nouveau monde arrêta de vaciller, et autour du primordial il reprit sa lente rotation. L’accompagnant paisiblement, Éléri’a, elle, n'avait pas souffert de l'impact, et continuait sa langoureuse course autour de lui.

  « Le Second Miracle d'Ao est achevé », déclara le primordial alors que Kelloar, par la volonté d’Ao sorti indemne du choc, revenait prendre place dans le firmament.

  « Je n'ai pas intégré Vandi'a », dit-il.

  « Car ce n'était pas ta destinée », répondit simplement Alicar. « Regarde Vandi'a, et admire ton œuvre. »

  Kelloar remarqua de suite que la surface du nouveau monde avait fortement changé. Des chaînes de montagnes étaient toujours visibles, des collines couraient toujours entre ces dernières, et les magnifiques reflets turquoise n'avaient pas disparu. Mais toutes ces œuvres étaient maintenant dispersées, éparpillées dans un désordre ne laissant plus penser qu’elles eussent été placées par aucune volonté. Elles n'étaient plus une collection d'œuvres qui suivaient le cheminement de leurs créateurs, mais une disparité de créations dévoilant la beauté originelle de Vandi'a.

  La planète n'était plus un ensemble, elle était simplement un. Et dans sa nouvelle configuration anarchique elle était plus harmonieuse et plus belle que jamais.

  Kelloar fut également satisfait de voir qu'Évia avait retrouvé son équilibre, ne conservant sa forme nuageuse qu’à certains endroits et jamais pour très longtemps.

  « Vandi'a tourne sur elle-même », entonna Alicar. « À partir de maintenant, toutes ses œuvres pourront profiter de ma chaleur la moitié du temps et de tes créations l'autre moitié. Ces périodes s'appelleront le jour, et la nuit. Et tes œuvres, Kelloar, seront appelées étoiles et aideront vos enfants à se repérer sur Vandi'a lorsque je leur serai caché. »

  « Nos enfants ? », réagit le Créateur interloqué.

  « Admire ton œuvre », lui intima fermement Alicar.

  Kelloar se concentra de nouveau sur Vandi’a, mais rien de plus ne fut apparent que son nouveau désordre. Elle continuait sa lente rotation, dévoilant au fur et à mesure mers, collines, lacs et montagnes. Cependant, soudain, une terre plus large que les autres se révéla, et en son centre une empreinte géante : celle laissée par l’impact de Kelloar. Plaie béante sur la joue du nouveau monde, s’étendait à l'endroit où le Créateur l'avait touché une incommensurable brèche. Longue déchirure zébrant une immense tache noircie de près d'un quart de la surface visible, elle s'ouvrait sur les entrailles mêmes de l’œuvre d’Élérif.

  « J'ai blessé Vandi'a ! », reconnut Kelloar avec effroi.

  « C'était un mal nécessaire », le rassura Alicar.

  Kelloar observa encore plus intensément son œuvre et y décela une étrange lueur.

  « Que sont ces reflets rougeâtres au sein de mon empreinte ? » demanda-t-il.

  « Le fluide vital du Second Miracle. Du magma, témoignage de l'amour éternel que vous porte votre mère », répondit le primordial.

  « Cette lave ne risque-t-elle pas de s'échapper par mon empreinte ? »

  « Elle s'en échappera assurément, et sur une période correspondant à plusieurs dizaines de milliers d'années de ce nouveau monde. Mais Vandi'a finira par guérir de ton passage, si telle en est la volonté d'Ao », répondit solennellement le primordial. « Comme je l'ai dit, cette déchirure en Élérif était nécessaire. Aussi observe-là, et réjouis-toi. »

  Comme Alicar terminaient ces paroles, Kelloar devina, plus qu'il ne vît, un minuscule, un microscopique point brillant s'extirper de sa brisure. Il se concentra encore davantage et discerna un second point proche du premier. Puis un troisième, et un quatrième ! Lorsque le cinquième et dernier point fit son apparition, ils se mirent tous à briller plus intensément, ne laissant aucun doute quant à leur nature.

  « Des manifestations d'Ao ! », s'exclama-t-il.

  « Vos manifestations », le corrigea Alicar. « Vos enfants. »

  Kelloar fut ému par cette annonce et ne lâcha plus sa progéniture du regard. Quelques instants passèrent au cours desquels les points lumineux s'éparpillèrent sur le nouveau monde. Ne captant pas leurs pensées, il s'interrogea alors :

  « Ne communiquent-ils pas ? »

  « Si, ils communiquent », affirma le primordial. « Ce sont des manifestations d'Ao, et à ce titre elles partagent les mêmes capacités que toi et moi. »

  « Alors pourquoi restent-ils muets ? », renchérit Kelloar.

  « Ils communiquent, mais nous ne pouvons les entendre », expliqua Alicar. « Car ils sont nés de Vandi'a, et non d'Ao. Ils n'appartiennent pas au même plan d'existence que le nôtre. »

  « Alors… cela veut-il dire que nous ne pouvons communiquer avec eux ? »

  « Notre rôle est de les protéger, non d'interférer, mon fils. Leurs destinées, ainsi que celle du sol de Vandi'a qui est le leur, leur appartiennent désormais. »

  Kelloar resta pensif. Jusqu'à ce que son géniteur sympathique prononçât d'une voix douce mais assurée sa toute dernière parole à jamais être entendue en Ao :

  « Ao est. »

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