L'habillage du monde (2/3)

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  « Quelles sont ces monstruosités ? ! », jura Frielle.

  « Les nuages d’Afiess, j’en ai peur », répondit Gariel.

  « Il nous faut vite les dissiper ! Ao ne saurait tolérer de telles aberrations ! »

  Alors qu’elle se lançait en direction de l’horreur à dissoudre, son frère sympathique lui intima l’ordre de rebrousser chemin.

  « Pourquoi me retenir ? », s’impatienta-t-elle.

  « Regardez », insista-t-il.

  Parmi tous les nuages qu’Afiess avait semés, plusieurs s’étaient déjà alliés pour former un unique et improbable corps rivalisant en taille avec certaines montagnes. Le blanc laiteux des nues qui le rejoignaient virait blafard lorsqu’elles l’intégraient, rendant sa vision plus inquiétante encore. Sa base, fuligineuse et tourmentée, évoquait les terres désolées et à jamais incultes de la brisure de Kelloar. Nul doute que les insectes présents sous ce monstre devaient se terrer dans l’attente d’un funeste destin, quel qu’il fût. Et combien avaient-ils raison ! Car après tout, que peut-on espérer d’autre de la part d’une créature aérienne si titanesque qu’elle en arrive même à empêcher les bienfaits de l’alicar de vous parvenir !

  Les trois manifestations, désireuses d’intervenir mais sans trop savoir comment, rongeaient leurs freins lorsque, subitement, la volonté d’Ao opéra à les en interloquer tous trois : de la base morose du nuage s’était détaché un sombre voile diaphane qui ne cessait de s’allonger vers le sol. Sa subtile broderie oblique et la douceur de sa chute ne pouvaient qu’émerveiller les sens, prouvant encore une fois, si besoin était, que la volonté d’Ao se cachait en toutes choses. Quelques instants après qu’il eut touché terre un son vibrant et apaisant parvint jusqu’aux trois Habilleurs. Un son évoquant la mélodie d’une théorie de fines clochettes accrochées à chaque brin d’herbe touché par cet étrange voile, un orchestre de minuscules timbales chantant à l’unisson un tintement de plaisir.

  « Il pleut », comprit Séménir qui avait retrouvé toute sa sérénité. « Ce que nous prenions pour une œuvre immonde… ».

  « Sert en fait la volonté d’Ao », termina sa sœur dans un souffle. « Elle abreuve les créations de nos parents. »

  « L’herbe boit », termina Séménir, « et elle semble s’en réjouir. »

  Au fur et à mesure du déversement paisible de ce qu’ils considéraient comme la première pluie de Vandi’a, le nuage rapetissait et retrouvait son teint laiteux. Puis, lorsqu’il fut vide de son trop-plein d’évia et eut diminué de moitié, il continua son chemin vers les grandes étendues turquoise qui apparaissaient à l’horizon.

  « La volonté d’Ao est surprenante », reconnut Frielle.

  « Et même pour ce que nous prenions pour de “désespérantes vapeurs” », dit Gariel sur une tonalité pinçante comme il se tournait vers un autre côté du massif au travers duquel s’étalait une immense plaine sans relief. Cette lande était recouverte d’un épais brouillard à peine translucide ne laissant apparaître qu’une vague couleur safran sous lui. Et plus cette nappe diaphane stagnait, plus le ton sous-jacent tirait sur le vert.

  « Cette haute plaine fait actuellement face à l’alicar », continua Gariel. « L’herbe qui y pousse est celle de notre oncle Néraïf. Et pourtant, regardez maintenant… »

  « L’herbe est passée verte, comme celle de père », constata Frielle.

  « L’œuvre de Kresselle filtre la puissance de l’alicar là où il frappe sans retenue. »

  « Ao est », ne put s’empêcher de psalmodier Séménir.

  « Ao est », répondirent machinalement les deux autres.

  Ainsi, tout semblait finalement aller pour le mieux. Les œuvres de leurs cousines, aussi rebutantes fussent-elles, avaient à contrario une finalité qui leur avait simplement échappé jusque-là.

  Un long moment continuèrent-ils d’observer de la sorte. Suite à leur prise de conscience, ils se forçaient à réprimer leur appréhension à l’apparition de chaque nuage grisonnant, puis laissaient fuser leur contentement lorsque celui-ci déversait son évia bienfaitrice. Ils admiraient également avec quelle aisance Kresselle redonnait du tonus aux herbes rabougries de Néraïf, entendant ces dernières presque crier leur plaisir de ne plus être à la merci directe de l’alicar.

  Ce n’est qu’après s’être habitué à ces nouvelles formes d’œuvres, cependant, qu’ils remarquèrent une légère incohérence dans ce récent équilibre. Ce n’était bien sûr pas un problème lié à un quelconque défaut dans la volonté d’Ao, loin s’en fallait, mais il semblait de toute évidence manquer un réglage à la mécanique de leurs cousines. « À trop vouloir bien faire, on en oublie ses limites », dit l’adage. Et de fait, plus le temps passait plus Vandi’a se recouvrait ! Si ce n’était par d’inlassables filets de brume rampant à sa surface, c’était par une multitude de nuages agglomérés les uns aux autres et formant par endroit une mer grisâtre inversée dans le ciel. De toute évidence, les enfants de Néraïf avaient hérité de leur père la capacité de commencer leur travail sans se poser de questions, et de leur mère Falnari celle de ne pas se poser de questions une fois le travail commencé ! Nulle surprise, dès lors, que ces manifestations risquaient tout de même, finalement, de nuire à Vandi’a ! D’ailleurs l’herbe de certaines plaines ne commençait-elle pas déjà à flétrir par manque d’alicar ou à dépérir par surplus d’évias ?

  La volonté d’Ao devint alors limpide pour Gariel.

  « C’est pour cela que nous existons ! », exulta-t-il. « Non pour empêcher nos cousines de faire, comme le pensait notre sœur (cette dernière lui décocha un regard furibond), mais pour les empêcher de trop faire. »

  Frielle se rebiffa et déclara alors avec force :

  « Si tel est ce cas, je m’en vais à la surface, là où mon art excelle ! »

  Son ton avait été acerbe et tranchant, car il est connu que l’amour, dont elle était la représentante en Ao, favorise l’excès pour ses réactions.

  « Quant à moi », s’emporta Gariel tout en gagnant en force et en prestance, « je m’en vais effilocher cette draperie céleste qui nous cache l’alicar ! »

  Aucune note ne naquit de sa volonté à lui, mais bien un vacarme assourdissant comme si des tonnes de roches dévalaient une pente abrupte. Ce tumulte sonore fut accompagné d’un brusque mouvement d’air, froid et sans âme, à l’opposé de la douce brise provoquée plus tôt par Frielle. Une rafale qui fit vaciller son frère.

  « Belle démonstration de force », dit ce dernier. « Mais à part m’avoir surpris… »

  « Ce n’était qu’un échauffement, cher frère ! »

  Et avec assurance le maître des rafales se lança à l’assaut d’une nouvelle masse nuageuse qui s’assombrissait à proximité et s’y enfonça. Localement la bourrasque disparut en même temps que son créateur, laissant Séménir seul dans un calme apparent et certainement éphémère.

  Mais avant qu’il n’eût pu profiter du silence, une série d’échos lui parvinrent de cette formation dans laquelle s’était engouffré son frère. Des échos qui sonnaient comme les grondements assourdis d’improbables créatures qu’il ne pouvait localiser. Et à chacun de ces sons lugubres il voyait l’agglomérat de nuages se tordre, s’étirer dans un sens puis dans l’autre. Les inquiétants mugissements gagnèrent en intensité et, soudain, une première déchirure émergea. Sans cri ni douleur le monstre s’ouvrit en deux, découvrant une fenêtre azur dans son corps terne. L’alicar apparut alors dans toute sa splendeur, projetant au travers de cette ouverture providentielle un rideau de lumière irisée ondulant jusqu’au sol, contre-pied brillant des ondées d’Afiess.

  À chaque rafale supplémentaire émise par Gariel, de nouveaux pans de toile nuageuse s’effilochaient pour offrir à Vandi’a autant de points de regard sur son alicar bienfaiteur. L’ombre et la lumière se livrèrent bientôt un combat déloyal, la puissance de la manifestation d’Ao pesant de tout son poids du côté de la balance où siégeait l’alicar. Ce combat dura jusqu’à ce que l’œuvre d’Afiess n’en pût finalement plus. Comme mû par une volonté propre, ce qui restait de sa grondante magnificence originelle commença alors lentement à dériver vers la mer au loin, délaissant les terres de ses plaisirs jusqu’à des jours meilleurs où son ennemi venteux serait de nouveau au repos.

  Fier de sa victoire, Gariel revint près de son frère en exultant :

  « Alors, et cette démonstration de force-ci, qu’en as-tu pensé ? »

  Séménir ne répondit pas, son attention détournée du fuyant tapis déchiqueté par les hautes terres aperçues plus tôt. Loin de la force brutale dont il venait d’être le témoin, la douce brise de leur sœur faisait visiblement là-bas admirablement son office. La brume de Kresselle s’y effilochait, s’amincissait, jusqu’à n’être plus par endroit que frêles filets qui ne résistaient pas longtemps aux rayons de l’alicar ayant accédés à la surface du monde grâce à Gariel.

  « J’en pense que, tous deux, vous faites une bien fine équipe », répondit-il finalement.

  Gariel, rengorgé, ne pouvait qu’acquiescer, même si cela lui pesait d’admettre que sa sœur puisse le concurrencer au sol.

  « Et toi Séménir, que ne nous montres-tu l’étendue de tes capacités ? »

  L’interpellé en fut décontenancé. C’est vrai ça, et lui ? Son frère et sa sœur avaient naturellement compris leur utilité grâce à leurs cousines, mais dans son cas, rien encore ne l’avait titillé au point de lui faire ressentir le besoin de développer son propre potentiel.

  Son frère, comprenant son désarroi, lui vint en aide :

  « Nul doute qu’à notre image, l’équilibre du Grand Tout suggère que ta destinée soit liée à celle de notre cousin Priam. »

  Sans doute avait-il raison, pensa Séménir. La volonté d’Ao était ainsi faite que l’harmonie prévalait, que ce fût dans les œuvres ou dans les actes. Trois manifestations jouant avec l’humidité de l’air, et trois autres jouant avec l’air lui-même. Il ne pouvait s’agir d’une coïncidence.

  « Encore nous faudrait-il savoir quelle est l’œuvre de Priam », répondit-il. « Où que je regarde, je ne distingue que brume et nuages en tant que nouvelles créations en Ao. Je ne vois rien d’autre de significatif. Notre cousin serait-il désœuvré ? »

  « En effet c’est étrange », reconnut son frère. « Peut-être devrions-nous nous mettre à sa recherche et directement le confronter ? »

  L’idée était censée mais ne parut pas faire réagir Séménir. En fait, c’était à se demander s’il l’avait même entendue. Concentré, il braquait son attention sur un point loin dans le dos de Gariel. Celui-ci fit volte-face et scruta derrière lui à la recherche de ce qui pouvait ainsi hypnotiser son frère. Il n’eut pas long à chercher : un phénomène naissait entre la masse de terre sur laquelle ils se trouvaient et l’étendue bleutée de la mer courant jusqu’à l’horizon. C’est dans cette direction que le combat de Gariel avait projeté la flottille de nuages en débandade, et c’est là qu’ils semblaient maintenant se regrouper pour une contre-offensive. Au-dessus des évias d’habitude cristallines, ils s’amoncelaient et guérissaient leurs blessures, s’opacifiant derechef au point d’en noircir les flots. De loin, ils donnaient l’impression de se monter les uns sur les autres, à l’image de larves grouillantes cherchant à rejoindre la place la meilleure d’une pauvre victime feuillue.

  « Quelque chose les attire et les amasse », dit Séménir soudain soucieux. « Rapprochons-nous pour voir de quoi il s’agit. »

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