Un lit de peau
Il me vient parfois, depuis un coin déserté de la maison, des mots, des images et des échos qui ne sont pas de moi, qui s'agitent comme des clowns et me mettent au spectacle. Je les entends venir de loin, puis les voilà qui se projettent sur les murs lorsqu'ils sont trop blancs ou que j'ai le temps de m'ennuyer.
D'abord, il n'y a que des ombres et des bruits étranges et puis des petits cris de rats, des phrases entières enfin, des dialogues sans queue ni tête.
Les clowns me racontent qu'elle vivait rue Kleber mais rêvait de Belair où s'arrêtaient toujours les corbillards et où ne crevaient jamais les clébards (car on en chassait les carcasses avant qu'elles ne s'effondrent tout à fait).
Ils disent qu'à vélo, elle criait toujours, derrière les voitures arrêtées au feu rouge et qui mettaient des siècles à démarrer : « EN AVANT, LOURDES BARRIQUES ! »
Ils chantent sur un air de Vivaldi : « lalalala lune lune est-elle pliayayable ? »
Ensuite, devant la troupe, après le spectacle, je ris de ne pas comprendre. Je ris quand les êtres en visite ne comprennent pas non plus.
Enfin, on s'effraie ensemble, comme des petites chouettes devant l'incendie d'une ampoule, quand on voit reposer, dans un coin de la projection, un énorme lit aux draps non pas faits de coton mais de peau, oui, un énorme lit de peau, de peau palpitante de sang, tout doux, tout chaud, comme d'habitude, du bon sang qui vient picoter sous l'épiderme ! C'est un lit de peau avec juste ce qu'il faut de duvet pour que ce soit doux et fin aussi, comme une joue d'enfant ou le recto d'un poignet. Alors, on s'effraie, mais j'ai envie de me coucher là-dedans, de m'y blottir nue, de sentir la radiance chaleureuse de cette peau tendue et moelleuse et vivante, de m'endormir dans les replis du grand lit de peau, mais le grand lit de peau n'est qu'une image sur le mur de ma maison de mots. Tant pis pour les clowns. Je caresse de la main la chaux humide et blanche. Les soirs de peur, je trace au graphite le contour de l'ombre du grand lit de peau, et je sens presque sa chaleur. Sous la chaleur se met presque à palpiter, là, sous la surface du mur blanc, un cœur sans failles.

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