Prélude - 1.1

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La tempête grondait à l'extérieur.

Malgré les nombreux murs qui le séparaient du ciel, du vide, l’impérial entendait le vent ronfler et la pluie harceler les épaisses coques d’aciers autour de lui.

Le bateau d’Ilias tanguait. Il était bousculé sans interruption. Dans ces conditions, l’impérial faisait de son mieux pour marcher droit et rallier son poste. Il quittait l’étroit dortoir du navire ou plus d’une vingtaine de marins s’agitaient encore au creux de leurs hamacs. Certains ronflaient d’une manière audible, d’autres grognaient comme des animaux face au bruit ambiant et enfin une infime partie se levait pour prendre leur service au même titre qu’Ilias. L’impérial se déplaçait dans la semi-pénombre du navire d’un pas assuré. Il connaissait les moindres recoins de cette coque d’acier. Il arpentait ces sombres coursives depuis déjà deux ans. Une éternité pour ainsi dire. Sur son passage, les lampes à huile fixées aux murs gris et orangés vacillaient. Elles grinçaient sur leurs attaches en d’effrayants sons aigus.

Ilias baissait la tête pour progresser dans les exigus corridors du bâtiment. L’air était chargé d’une vapeur glacée, d’une brume maladive. Hormis l’humidité qui régnait, des flaques éclaboussaient les bottes d’Ilias et des gouttes coulaient même sur sa longue et lourde veste. L’eau s’infiltrait par les murs et les ponts du navire. Elle suintait sur le moindre plafond et sifflait en tombant sur les corps de verre des lampes ou les conduits surchauffés. La forêt de tuyaux qui courait sur le plafond n’était pas en meilleur état, la pression extrême avait abîmé ces tubes de fonte qui laissaient des filets d’air s’échapper par endroit.

De nombreux bruits composaient ainsi le navire qui devenait vivant. Les grincements rauques de la structure du bâtiment semblaient d’ailleurs refleter ses contestations face au temps plus qu’exécrable qui harcelait ce vieillissant navire peu épargné par le passage du temps.

Malgré la pesante protection de sa veste, l'impérial sentait le froid l'étreindre de toute sa glaciale emprise. Ilias frissonnait. Le navire voguait dans les cieux de Céresse depuis déjà deux semaines. Durant la traque, il n’y avait eu que peu de repos pour les marins du ciel. Son corps était encore groggy de sa trop courte nuit, mais son esprit comme habitué et résigné à cet état de fait réagissait de manière machinale. L'impérial se frottait les mains pour se réveiller. Même son esprit semblait ailleurs. Ainsi, il avançait comme un fantôme dans les étroites allées du bâtiment.

Lorsqu’il s'apprêtait à quitter la cale inférieure du navire, Ilias passa non loin du domaine occupé par le maître-coq. Sa pesante forme bougeait derrière sa robuste table de travail en chêne. Tchak, tchak, tchak… Le fendoir que maniait le cuisinier ne cessait de s'abattre sur les rares ingrédients qui occupaient son espace de travail. Il devait préparer la soupe du jour vu l’odeur étrange qui s'échappait du grand pot en fonte à côté de lui. La lumière du brasier éclairait le maître-coq qui observa l’arrivant de haut en bas. Ilias lui rendit la faveur en fixant également cet homme, des plus gras et pesant. Un sourire éclairait la tignasse noire qui lui servait de barbe.

Il y avait quelque chose d'effrayant en ce personnage. Son maudit hachoir, qui résonnait à nouveau, n’avait rien d’étranger à cela et suffit à chasser l’impérial qui reprenait son chemin.

Quittant cette scène, Ilias fut obligé de se plaquer contre les parois du couloir. Deux mousses avançaient en portant avec la plus grande des difficultés une pesante malle ouverte. Les bocaux qui y prenaient place s’entrechoquaient sous le regard sévère du chirurgien du navire. Le filiforme érudit dictait la marche à suivre à ses obligés, il les fixait avec ses petits lorgnons qui lui servaient de lunettes.

Le navire s’éveillait.

— Attention devant !

Quand il fut à portée des escaliers, Ilias laissa passer trois membres d’équipage qui s’élançaient dans la voie à toute enjambée malgré le peu de place. Ces hommes montaient à toute vitesse un chargement de harpons. L’acier effilé de ses armes brillait face aux lumières des lampes. Il fallait amener de quoi alimenter les scorpions du navire, l’heure de la chasse se rapprochait. Tandis qu’il emboîtait le pas à ces membres d'équipage, Ilias fit à son tour son apparition sur le pont du bâtiment.

Dans l’obscurité qui régnait autour du navire, Ilias dut zigzaguer sur le plancher du pont et éviter les nombreux obstacles qui ponctuent sa route. Une effervescence, une cacophonie d’activités remuait le pont de l’Aurora. Ilias le sentait, loin au-dessus d’eux, malgré le bruit de la pluie, le jour venait de se lever. Le temps n’était jamais clément, proche de la morte-terre.

L'Aurora reposait dans la soute de son gros-porteur. Le bâtiment principal laissait une lumière faiblarde et pâle transpercer les faiblesses de sa propre coque et atteindre ses intercepteurs.

Comme à son habitude, Ilias compta sur son passage les cordes et amarrages du navire. Un réflexe chez tous les marins, car ceux qui avaient le malheur de confondre les liens du bâtiment ne restaient pas longtemps sur le pont. C’était les entrailles obscures du navire qui les attendait.

Le pont du navire se peuplait de marins pour le moins pressés. Certains parlaient ou criaient. Le moindre préparatif devait être achevé et vite. Un empressement général possédait la moindre âme présente. Ilias n’en faisait pas exception, il rallia donc le coin bâbord avant du bâtiment où on l’attendait de pied ferme.

Le fameux poste numéro deux, l’un des dix postes de tir de l’Aurora, se composait d’un melting pot des moindres recoins de l’Empire. Chez les prospecteurs, peu importait l’origine. Aldius, les colonies, plus rien n’avait d’importance dans les airs. Les membres du poste s’activaient ainsi autour de leur scorpion. Tous se pressaient pour mettre en ordre la plateforme de tir.

— Pas trop tôt… beugla le quartier-maître à la vue d’Ilias.

Il n’eut pas le temps de se défendre que le sous-officier poursuivit :

— Les cordages sont mélangés aux câbles des harpons. Défais-moi tout ça et vite Ilias !

— Bien chef !

Ilias venait de saluer son supérieur comme un militaire, deux doigts tendus sur la tempe. Cette habitude du front ne l’avait pas quitté même une fois remercié de ses services dans la marine de guerre. Après tout, le travail dans la marchande n'avait rien de bien différent. Surtout dans le corps des prospecteurs. Ici, il fallait vaincre la nature de Céresse plutôt que l’Union.

L’ennemi changeait, la lutte, elle, restait.

La majorité des câbles descendaient des cheminées au centre du navire pour venir se fixer sur tout le long du pont, et ce, jusqu'à la proue. Cette collection de toiles d’araignée en chanvre couvrait le moindre espace au-dessus des têtes des marins. Elles bougeaient avec les différents liens que tiraient les membres d'équipage. Mais ce n’étaient pas ces derniers qui intéressaient Ilias.

L’impérial se mettait à l'œuvre autour des différents câbles et cordages du scorpion occupés par son équipe.

Les mains d’Ilias maniaient les rêches cordes de chanvre pour former un nœud de huit. Les gestes de l’Impérial étaient appliqués. Il se trouvait complètement concentré et recréait les attaches que lui avait apprises son père. Des gestes ancestraux vus maintes et maintes fois. L’idée fugace assombrissait le cœur d’Ilias. Il éprouvait une certaine fierté à honorer son défunt parent en appliquant ses enseignements, son héritage, mais Ilias n’arrivait pas à chasser pour autant la tristesse qu'il éprouvait. La mémoire de son père était encore vivace. Le poumon noir qui le lui avait enlevé, honnis à jamais.

Il dut alors s'appliquer et se concentrer entièrement. Les cordes se succédaient les unes après les autres. Ses camarades commençaient à converser autour dans la grande arme qu’était le scorpion. Leur emplacement était presque au point. Ce fut d’abord le jeunot du poste qui s’exprima :

— Vous pensez que les éclaireurs ont enfin trouvé quelque chose ?

Le regard d’un de ses équipiers valait bien une réponse.

— Tu crois vraiment que le grand chef nous aurait fait lever pour rien !? Cet homme a du flair, crois moi. La journée risque d'être longue. Comme notre dernière prise le mois dernier, hein Ilias ?

— Tu peux le dire, fit Ilias, en se rapprochant du scorpion ou attendaient à présent ses camarades. Ça sent l’huile et l’argent dans l’air…

— Hum…

Un des hommes présents ne semblait pas convaincu et se faisait entendre. Tous se retournèrent en sa direction. L'intéressé camouflé dans la pénombre fut visible par les bouffées d’air qui réanimaient le feu de sa pipe. La lumière orangée éclairait son visage ridé et ses cheveux gris.

— C'est un mauvais temps pour chasser le Tärätosc.

Les membres d’équipage écoutaient le vieux matelot qui semblait susciter leur respect. L'ancien, malgré sa vue rendue trouble par l’alcool frelaté des colonies, tenait son auditoire.

— Avec un ciel comme ça, la dame noire sera de sortie. Ashaï va emporter des vies aujourd’hui, croyez-moi. C'est une mauvaise chose de sortir alors que la tempête gronde autant (il mit une pause pleine de malaise avant de poursuivre après une nouvelle bouffée d’air sur sa pipe). J’espère que vous avez tous fait une offrande à la maison des Ombres…

— Dans les airs, on n’a rien à craindre, reprit l’un des marins avec un air assuré et le torse bombé.

— Ce n'est pas ton frère qui était au port de L’Audhin ? questionna Ilias le sourcil levé.

Ces dernières années, ce n’étaient pas seulement les colonies qui avaient disparu à l'est de l’Empire, mais bien aussi des postes avancés et ports. Ilias venait refréner la grande confiance de son camarade de bord par la dure réalité des choses.

— Je suis sûr que c'est l’Union, reprit un autre marin. Ces salauds de rebelles ne perdent pas une occasion pour mordre le talon de l’Empire.

— Ça se passe mal au front, mon cousin m’a écrit une lettre. Selon lui, les troupes unionistes ont percé nos lignes.

— C'est la merde ça…

L’ainé s’avançait dans le cercle que formaient les servants du scorpion. Il avait cet air effrayant sur le visage, toujours une main accrochée à sa pipe.

— Moi, je vous le dis (il observait chacun des matelots). C’est Céresse qui se cache derrière les disparitions et non les hommes. Notre terre meurtrie réclame vengeance.

Son regard semblait assuré. Ilias avait un frisson qui parcourait son dos. Le vieux matelot n’était pas avare d’ineptie, mais certaines de ces prédictions avaient la fâcheuse tendance à voir le jour…

Tous sursautèrent lorsque le quartier-maître frappa de son sabre le corps d’acier du scorpion.

— Arrêtez d’écouter les inepties de cette antiquité et chargez-moi notre dame. Allez, il n’y a pas de temps à perdre !

Les matelots s’exécutèrent et armèrent le scorpion. Ilias et l’un de ses camarades s’activèrent sur la poulie de l'arme. La manivelle tendait l’arc et un harpon fut apporté pour approvisionner la fameuse “dame” du quartier-maître.

— Bien les enfants ! s’écria le supérieur satisfait.

Le poste fut plongé en un instant dans le silence lorsque la cloche du navire sonna. Trois coups résonnèrent avec force. Tous sur le bâtiment se tournaient en direction de la poupe du navire ou plusieurs hommes firent leur apparition.

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