Lèvius - 1.2

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Lèvius avait bien une idée quant à ce récent changement d’humeur en son allié, mais il respectait trop son ami pour le brusquer et savoir la triste vérité qui semblait le ronger de l’intérieur.

— Que l’Ombre m’emporte, se laissa dire à voix haute le baron Ryther.

— Décidément rien de bon, on dirait.

— Non en effet ( Horace respira une grande bouffée d’air avant de reprendre). J’avais déjà reçu une lettre parlant du front centre et de son effondrement. Mais il semble que ce chaos soit bien pire qu’escompté, nos généraux ont lancé une série d'offensives en pensant l’union affaiblie.

— Laisse-moi deviner, les loups du nord ont attiré nos brigades et les ont massacrés.

— Tout juste.

— Et la marine après ses récentes défaites ne pouvait endiguer la débandade qui s’en est suivi.

Les deux vétérans de guerre sachant pertinemment la retombée d’un tel fiasco arboraient des mines désabusées.

— Rien ne change…

— Rien ne change Lèv… Quand on offre un grade au front tel un titre de noblesse, à la couleur du sang et non au talent, il ne faut pas s’attendre à des miracles.

— C'est qu’il ne faut pas déroger aux traditions de la cité nation. Chacun à sa place (Lèvius souriait face à l'absurde de la chose). Tu te souviens du front, on avait ce vieux général, comment s'appelait-il ? Lar, Laur…

— Laurendin, quelle raclure celui-là. Il parlait toujours de ses talents de tacticien, mais ne se séparait jamais de ses manuels de l’école de guerre tel un élève modèl.

— Haaa, il appréciait envoyer les coloniaux dans des charges suicidaires pour attendrir les lignes adverses. De la grande stratégie, un tapis de morts pour quelques mètres de terrain.

— Un soulagement quand j’ai appris sa mort, d'ailleurs ta lettre spécifie quelle partie du front a été…

Lèvius avait à l'esprit son propre fils en questionnant son ami.

— Non, fit simplement Horace entre deux gorgées. Mais l'addition a l’air élevée pour notre armée. Il semble que les grandes têtes pensantes aient décidé de replier nos lignes et de les ancrer sur la colonie de Breddas.

Lèvius se souvenait de cette de cette ville aux confins de l’Empire. Il y avait séjourné du temps de son propre service militaire. Une colonie prospère d’une trentaine de milliers d'âmes toute tournée vers le labeur alimentant la machine infernale qu’était la cité nation. Le Baron Devràn pouvait presque se rappeler de l’odeur des épaisses forêts dans lesquelles la ville était nichée, l’odeur du bois brûlé dans les vastes charbonnières ou encore la sève omniprésente dans les larges scieries ou brasseries.

Lèvius se voyait encore déambuler dans les rues serrées de Breddas. Parmi la population robuste de cette région difficile. Il se visualisait sans difficulté dans le vieux centre, entouré par les bâtiments d’acier et de bois, aussi hauts que filiformes. L’endroit même où il avait passé tant de nuits dans sa pension comme ses autres camarades officiers de l’armée.

Les souvenirs ravivaient l’esprit de Lèvius, qui se mit à se lever de son fauteuil pour rejoindre son bureau avec une vigueur toute inattendue. Horace, surpris au début, l’observa avant de faire de même, son verre toujours entre les mains, en regardant, intrigué, son ami.

Le Baron Devràn posa sa canne contre le robuste meuble. Sous le protège-table vert du bureau, Lèvius farfouilla dans la masse de documents qui s’entassaient. D’un geste assuré et connaisseur, il sortit une carte ancienne et jaunie. Aidé de porte-plume et autres objets qui occupaient le plan de travail, Lèvius fit tenir le document qui se dévoila à son invité.

Le Baron Ryther observait la carte militaire qu’il ne manqua pas de reconnaître. Des décennies s’étaient passées depuis les dernières fois où il avait pu observer un tel document militaire. Il retrouva les marquages connus des villes importantes du nord de l’Empire, le nom des régions. Les vastes espaces sauvages séparant ces îlots de civilisation. Puis, l’Union grignotant le bord de la carte en faisant peser toute son ombre sur le document et les nobles l’observant.

— Nos lignes étaient positionnées là, fit Lèvius en désignant une longue succession de plaines. Le front centre s'étirait sur cinq cents kilomètres et faisait face aux avant-postes de l’Union entre les monts Flarins et Kalderuss.

Le Baron Ryther acquiesçait en portant son regard hors de la carte. Ce n’étaient pas les premières positions de l’ennemi qui l’avait troublé, mais bien les défenses renommées plus loin que le moindre impérial craignait à juste titre. Le “ rideau de fer “ comme il s’appelait, n’avait encore jamais été conquis.

— Malheureusement, le front s’est écroulé…

— Certes, Lèvius prenait quelques petits objets pour les placer sur la carte tandis qu’Horace buvait une légère gorgée de son verre. Maintenant, nos corps d’armée se replient dans le plus grand chaos.

Lèvius parsemait les sombres forêts de ses marqueurs fictifs.

— Les fronts Est et Ouest ont aussi dû se replier pour éviter un encerclement. Le terrain chèrement acquis ces dernières années a disparu en un instant…

— Ce qui nous renvoie tout ce petit monde Horace, vers la colonie de Breddas.

L’attention des deux hommes se portait sur la colonie, les objets fictifs du Baron Devràn représentaient les nombreuses brigades en plein repli.

— Il va falloir que nos armées du centre se réorganisent et se rééquipent, dit Horace d’un ton sérieux. Les stocks de Breddas les aideront, mais tout dépendra de la vitesse de progression des premières unités de l’Union. Ils ont goûté au sang et à la victoire, ils doivent sûrement talonner nos troupes en plein repli.

Son vif esprit d’analyse militaire n’avait rien perdu de son tranchant.

— Le troupeau va encore être clairsemé avant d’atteindre la colonie…

— Mais dès que ce sera le cas, la position sera des plus solides. Les unionistes pourraient être pris à leurs propres jeux aussi loin de leurs lignes.

— Un pari risqué qu’ils tentent, mais l'avenir de la guerre le vaut bien.

— Breddas sera difficile à conquérir.

— C'est un point fort sur lequel la nouvelle ligne pourra s'ancrer, se consola Lèvius. Après tant d'erreurs, je ne dois pas être bien surpris de voir l’armée faire preuve d’un peu de justesse dans ses actions.

Horace doutait et Lèvius se permit cette fois de le pousser quelque peu en le questionnant.

— Envoyez nos fils là-bas… Tu penses que c'était une erreur. La guerre a évolué et pas en bien depuis notre temps.

— C'est leur choix malheureusement. Ils sont partis en connaissance de cause, nous leur avons parlé de ce qui les attendait, il n’y avait rien à faire de plus.

La réponse d’une vérité brute affichait la tristesse du Baron Ryther.

— La nouvelle loi sur la conscription est passée, on perd du terrain au front et à l'assemblée.

— Ces deux choses sont intimement liées, Horace, sois-en sûr. Les erreurs de notre Empire créent les incompétences du front.

— Qui, elles-mêmes, poussent l’assemblée et les conservateurs de Kardoff à plus de mesures hâtives.

— Tout à fait, mais la plupart de nos confrères n’ont pas conscience de la réalité des choses. Ils poussent à une guerre toujours plus totale alors qu’ils ne connaissent rien des armes ou de ce qu’un homme peut faire à son prochain. J’ai vu assez de politiciens pousser leur auditoire vers la folie et la mort en criant au sacrifice pour la nation.

Horace écoutait avec attention les pensées de son ami, il avait dû voir son regard perdu face aux vérités qu’il énonçait.

— Ces mêmes hommes n'ont pourtant que leur profit en tête et leur confort payé sur le sang des autres. Certaines familles n’ont jamais envoyé leur membre au front et c'est l’un des points qui enrage les citoyens de notre cité nation. Contrairement à eux, il m’arrive de parcourir le reste de notre ville et non pas uniquement les spires.

— Tu n’es pas comme la majorité Lèvius. Il faut t’y faire, les familles sont le ciment de notre Empire.

C'est là que tu te trompes mon ami…

— Il s’agirait de ne pas oublier, poursuivit le Baron Ryther, que tu es toi-même un noble. Tu as de nombreux avantages et par cela de nombreux devoirs.

— Quoi ? Tu trouves que je doute trop de notre système.

— Je suis ton ami, fit simplement Horace. Mais permets-moi de te rappeler que ton pouvoir à l'assemblée est dû à tes alliances avec les autres nobles de ta faction. Tu es aimé par le peuple, respecté par certains de tes pairs, mais cela te met en équilibre précaire. Si tu en donnes trop aux uns, les autres te le reprocheront.

— N’est-ce pas ce que fait déjà Kardoff à l'assemblée, dans les rues ?

— Oui, mais cela reste à ce stade de simples joutes politiques.

Lèvius voyait la mine simplement effrayée de son ami. Un sentiment qu’il ne l'avait vu que rarement arborer.

— Tu crains que j’aille trop loin…

— Non, je crains seulement le peu de réflexion de tes pairs à l'assemblée et leurs réactions.

— Hum…

— Il ne faut pas que tu oublies une chose mon ami, Horace venait de poser sa main sur l’épaule du Baron Devràn. Tu es toi-même noble, agit en tant que tel.

Lèvius souffla de dépit, il savait qu’Horace était sincère dans son envie de le protéger. Mais il embrassait ainsi sans même réfléchir le triste système qui régissait leur société.

— Si même toi, tu ne me comprends plus, je crois que la noblesse de la cité nation est vraiment dos au mur.

Le visage d’Horace Ryther s’était empourpré face à la remarque.

— Lèvius, quand est ce que tu vas comprendre ! Tu te bats pour un monde qui n' existera jamais, et qui même s’il a déjà existé sur notre belle Céresse s’est éteint il y a longtemps. L’homme se doit d'être dirigé. Il y aura toujours de la politique ainsi qu’une guerre à mener. Il y aura toujours un champ de bataille dans notre Empire et toujours de pauvres citoyens qui pâtiront de tout cela.

— Et alors, tu préférais que je baisse les bras !? Que je détourne le regard…

Les voix s'étaient lentement élevées au fur et à mesure de l’échange. Le Barton Ryther fermait les yeux avant de formuler sa vérité.

— La bonté n’est pas une force, pas dans ce monde Lèvius. N’oublie pas les Velliards.

— Je ne les oublie pas, loin de là, mais j’ai la désagréable impression que c'est le cas de toute la noblesse impériale.

— Exaspérant…

— J’allais le dire.

Les deux nobles se regardaient avec une intensité dans leur regard.

— Si nous ne faisons pas preuve de bonté, de justesse comme le dictait notre titre. Que nous reste-t-il alors face à nos adversaires ?

— Une vie, une existence. Un homme agit comme il le peut jusqu'à ce que son destin soit révélé.

Lèvius ne pouvait lui expliciter plus son mauvais sentiment. Il savait que leur futur n’était pas assuré et continua :

— Je ne veux pas me laisser ballotter par le destin, je ne veux pas laisser le même monde que j’ai découvert derrière moi. Terne sombre, dangereux. Aldius se montre sous son plus mauvais visage. À nous de la changer avant que ce ne soit le contraire

— Les monstres qui veulent nous voir disparaître ne s'arrêteront pas, tu en as conscience ?

— Parle-t-on encore de la guerre ?

— Non, mon ami, je parle de notre maison et des vipères qui s’y cachent. Le danger que tu représentes envers eux est trop grand...

— Je sais.

— Et pourtant, tu te refuses à utiliser les armes contre eux par pure bonté d'âme. Un fou, je vous dis…

— Je ne suis pas ce genre d’homme, et toi non plus.

— Oui, oui… C'est ce qui te perdra. Ce qui nous perdra tous. Tu es la seule figure d'opposition crédible dans tout l’Empire si tu vacilles que restera-t-il aux petites gens que tu cherches tant à protéger. Qu’adviendra-t-il à ta famille ? La même mort que le Velliard, le même effacement des consciences collectives, la lutte ne vaut pas de tels sacrifices.

— Et c'est pourquoi je suis le leader de notre alliance à l'assemblée. Il faut quelqu'un qui ait la force d’agir.

Cette fois, le Baron Ryther semblait piquer au vif. Son honneur guerrier s’éveillait.

— Peut-être aurait-il fallu qu’il en soit autrement, mon ami. L’appel aux armes est une forme de force auquel il faut savoir faire appel.

— Jamais je ne demanderais à nos citoyens de mourir pour moi ou une cause cause, quelle qu'elle soit.

— Alors tu as déjà perdu Lèv…

La discussion fut coupée par des coups qui résonnèrent à la porte. Lèvius en connaissait très bien la raison et se mit enfin à sourire.

— Rejoignons nos dames avant qu’elles ne s’impatientent. Le souper est prêt, on dirait. Oublions tout ça, tu veux bien…

— La dure réalité de notre monde doit-t-être rappelé parfois.

— C'est pour ça que tu es mon bras droit Horace, nous devons faire front commun maintenant plus que jamais.

— Comme toujours Lèv, comme toujours...

Les deux hommes quittèrent le bureau et leurs houleux débats. Jamais ils n’avaient eu autant de mésententes dans leurs visions des choses. L’avenir s'assombrissait définitivement au même titre que Céresse au-dehors.

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