Mémoires monstrueuses (14)

20 minutes de lecture

L'auberge Asterale

23 octobre, an X732

Gaston


 J’ouvre lourdement les paupières sous un plafond de bois sombre. Une couverture recouvre mes membres entreposés sur un maigre matelas. Mon rythme cardiaque semble régulier, tandis que mes respirations gagnent en puissance. Ces simples signes traduisent le retour de ma force. Je me relève, m’asseyant sans problème sur le lit. J’observe la chambre d’un œil surpris, la décoration semble venir d’extrême orient. Aurais-je été envoyé dans un autre pays ?

 Les événements de la veille me reviennent doucement en mémoire. Je me souviens que la Mort m’avait transporté par lévitation, tout comme l’incarnation du temps l’avait fait avec Lazuli. Ensuite, une fenêtre vers un autre lieu est apparue : un portail. Je l’ai traversé, puis plus rien. J’ai dû m’évanouir durant le voyage. Visiblement, quelqu’un m’a manipulé entre-temps, mes vêtements sont différents de ceux d’hier. Ce n’est pas le seul détail que je remarque, un bracelet fait de fils verts et de rubans noirs m’entoure le poignet droit. Je touche l’accessoire, on dirait des cheveux ! Dégoûtant ! Je devrais retirer ce…

 Mon bras et ma pensée se stoppent subitement. Mes doigts tremblent, m’interdisant de défaire le nœud du bracelet. J’expire doucement, reprenant le contrôle de mon membre avant de retenter l’action. La même chose se produit, mon corps refuse de retirer l’objet. Peut-être m’a-t-on ordonné de ne pas le faire ? Avec la Mort, cette possibilité n’est pas à écarter. Tant pis, gardons cette immonde chose avant de demander à la Source de le retirer.

 Je me lève sans grande difficulté en observant la pièce. Un futon sur des tatamis. Quelle décoration simpliste, une table de chevet n’aurait pas été de trop. Je me demande si cette chambre fait partie intégrante de l’auberge dont me parlait la faucheuse. Si c’est le cas, il est temps pour lui de revoir le mobilier.

 Je coulisse la porte de papier avant d’examiner les alentours. Tout le bâtiment semble suivre le même thème architectural, les chemins de bois sont couverts par des toits en tuiles grises. Je longe les planches en contemplant une cour composée d’un étang. J’aperçois au loin une paire d’oreilles poilues au-dessus des fleurs de saison, celle-ci disparaît à l’écoute de mes pas. Un lapin, sans aucun doute. Il a dû se perdre ou être amené ici par la Mort, qui sait ? Quelle importance de toute manière? ?

 Je continue mon chemin, longeant les murs de papiers aux portes coulissantes. J’en ouvre quelques-unes, découvrant des chambres sans décoration. J’ai beau fouiller l’édifice, je ne trouve personne. Où est la Source qui m’a amené jusqu’ici ?

 Mes gestes s’accélèrent, pressant l’exploration de la bâtisse. Un chemin écarté des chambres se présente à mes yeux. Je l’emprunte, regardant le paysage aux alentours. Le lieu semble être entouré de montagnes, pas une seule habitation ne décore l’horizon. Où suis-je exactement ? Et pourquoi n’y a-t-il personne ?!

 Mes pas gagnent en vitesse, m’amenant au sein d’un bâtiment annexe. Une double porte métallique entourée de torches orne le fond. Je m’approche, poussé par la curiosité, puis constate l’absence de verrou. Mes mains se posent sur les poignées, un froid glacial s’engouffre dans mes doigts. Je déglutis, un mauvais pressentiment m’habite. Ce lieu dégage une sensation désagréable. Je la ressens de par sa position et surtout, le battant me semble bien lourd. Cet endroit respire l’isolement à tel point que s’en est terrifiant. 

 J’ai l’impression d’être devant ce mur, celui qui garde les deux plus grandes craintes de l’Univers. Cet aspect de solitude me rappelle très bien ce temple perdu dans le néant spatial. Un lieu où personne ne devrait poser pied, un lieu créé pour contenir quelque chose de puissant. Devrais-je ouvrir cette porte ? Oserais-je m’aventurer dans cette prison froide et oubliée ? Non… Non, je dois me reprendre. Cet endroit n’est pas le mur et personne ne se trouve derrière. Après tout, je suis complètement seul.

  • Salutations, Gaston ! s’écrie la Mort dans mon dos. Je suis heureux de te voir en pleine forme !

Je me retourne subitement en abandonnant les poignées. Depuis combien de temps est-il ici ? Je ne l’ai pas senti arriver !

  • B-Bonjour... content de vous voir également.

Au moins, j’ai la confirmation de ne pas être seul. Je pose un œil attentif sur la Source, celle-ci semble différente par rapport à hier. Un kimono aux couleurs sobres entoure son corps aussi blanc que le serait un cadavre. Ses cheveux bleus sont retenus par un petit chignon défait, lui donnant un air négligé. Ses yeux, toujours aussi colorés, sont légèrement plissés ; sans doute pour faciliter mon observation.

  • Je suis passé dans ta chambre, mais tu n’y étais plus. Tu as dû faire un sacré bout de chemin pour arriver jusqu’ici. Alors, que penses-tu de l’auberge ?

Heureusement qu’il ne se pose pas de question sur la porte derrière moi.

  • Effectivement. L’auberge est grande, mais manque cruellement de meubles.
  • Tu as bien raison, grimace mon employeur en se grattant le menton. Le mobilier sera livré dans l’après-midi, je compte sur toi pour le réceptionner avec notre autre employée.

Il y a quelqu’un d’autre ?

  • Je ne suis pas le seul à travailler ici ?
  • Non. Pour le moment, il n’y a que vous deux. Tu ne l’as pas vu ?

Je laisse le silence occuper ma réponse, la Mort reprend :

  • Dans tous les cas, je suis heureux de te voir sur pied. Le sort de Lazuli était pénible, mais avec un petit coup de pouce, tu as su en venir à bout.
  • Vous avez fait quelque chose ?
  • Moi, personnellement : non. J’ai juste demandé à ce qu’on te mette un bracelet autour du poignet. Oh, j’ai donné l’ordre que tu ne le retires pas aussi ; c’est tout.

C’est donc la raison pour laquelle je me suis réveillé avec cet accessoire. Par contre, il y a quelque chose que je ne saisis pas :

  • Pourquoi prendre de telles mesures ? Si je suis en forme, je peux le retirer, non ?
  • Eh bien, je préférerai que tu le gardes. J’ai peur que des effets secondaires subsistent, et je voudrais que tu surveilles l’objet en question.
  • Pourquoi faire ?
  • Disons que j’ai mes raisons. Je t’expliquerai tout dès que le vert du bracelet virera au noir. Tu as d’autres questions ?

S’il savait le nombre d’interrogations qui me hantent l’esprit. L’appel entre lui et l'Évolution a suscité mon intérêt sur plusieurs choses, notamment la quatrième, Eddishter, Jahan, la relation qu’ont les Sources entre elles, ...

  • J’en ai. Puis-je vous les poser ?
  • Bien sûr ! Tu as toute mon attention.
  • Pour commencer : pourquoi y a-t-il quatre Sources, alors qu’il ne devrait y en avoir que trois ?

La faucheuse cligne des yeux avant de ricaner. Cette réaction suffit à me gêner, ai-je dit quelque chose de drôle ?

  • Ha ha ha, que tu es direct ! Qu’est-ce qui te fait dire qu’il ne devrait en avoir que trois ?
  • Votre mythologie. J’ai lu des histoires sur vous dans un sanctuaire à votre nom. Seules trois Sources étaient présentées. Il n’en a jamais été question d’une autre.
  • Pourtant, l’incarnation du temps en est une aussi, et j’imagine que ton sanctuaire n’en fait pas mention.
  • C-C’est exact.

La Mort lâche un petit soupir avant de me répondre.

  • Je ne vais pas te dire la raison ni l’identité de la quatrième, je préfère attendre que ton bracelet soit noir. À ce moment-là, promis, je te dirais ce que tu veux savoir à son sujet. Enfin, si je peux y répondre. En attendant, je vais te donner un conseil. Dans cet Univers, beaucoup de choses te sont présentées : ce peut être des lois, des personnages ou des destins tragiques. Tout ce que tu constates cache quelque chose en son cœur. Si les faits te sont dévoilés d’une certaine manière, ce n’est pas sans raison. Les Sources aiment contrôler, et cette manipulation s’étend bien au-delà de ce que tu pourrais imaginer. Alors, si l’on prend l’exemple de la quatrième et de l’incarnation du temps, pour quelle raison a-t-on cherché à les dissimuler ? Je te laisse sur cette réflexion.

Si je vois les choses sous cet angle, l’existence de cette femme aux cheveux blancs est cachée en raison de son lien avec la bête. Cette créature pose énormément de soucis aux Sources, et par extension, à l’Univers entier. La quatrième serait donc liée à tout ceci ? Pourtant, je n’ai appris son implication que durant l’appel, soit en même temps que la Mort. Si son absence des légendes est bien antérieure à cet événement, la raison doit être tout autre ; mais néanmoins en rapport avec la menace. Si l’incarnation du temps est la sœur de la bête, la quatrième serait un autre membre de sa famille ?

  • Sinon, m’interrompt-il dans ma réflexion, qu’est-ce que tu faisais avec cette porte ? Tu as peur de l’ouvrir ?
  • Ah, je… Pardon. Je n’aurais pas dû venir ici.

Visiblement, j’ai pensé trop vite.

  • Ne t’excuse pas, ce n’est que l’entrée de la remise. Tu as le droit d’être là.

Un entrepôt ? Avec une porte pareille ?

  • Vous mettez des torches devant un lieu de stockage ? demandé-je avec doute.

Un sourire en coin prend place sur son visage.

  • Ce lieu fait peur, hein ? J’ai fait en sorte que ce soit le cas.
  • Quel intérêt ?
  • On dit qu’une image vaut bien mille mots. Entre et tu comprendras pourquoi.

Je n’aime pas l’expression sournoise qui habite ses traits, que cherche-t-il à faire exactement ? Néanmoins, cette histoire est bien trop louche pour que je l’abandonne, je dois impérativement vérifier cette remise.

 Je pose une nouvelle fois les mains sur les poignées avant d’inspirer un bon coup. Je tire sur le battant, tandis que la Mort observe mes actions. Un désagréable grincement se fait entendre. L’entrepôt est constitué d’une seule et unique fenêtre, laissant les rayons du soleil éclairer cette grande salle à la décoration déroutante. Un peu plus tôt, je trouvais que l’auberge était pauvre en mobilier. Si j’avais su à propos de la remise, peut-être aurais-je réfléchi avant d’énoncer cette remarque.

 Ce que je découvre en premier lieu, ce sont les immenses chaînes suspendues au mur. Sur la droite se trouve une gigantesque table de fer, portant quelques outils chirurgicaux. Des cartons sont entreposés dans un coin, camouflant une partie de l’immense cercle présent au sol. Les motifs dessinés à l’encre noire sont complexes, comprenant des écritures qui me sont inconnues.

  • Qu’est-ce que ça ?
  • Un sceau créé par mes soins. Je me suis appliqué, pas vrai ?
  • Ce n’est pas la question, cette pièce… Pourquoi l’avoir aménagé de la sorte ? Ça ne ressemble pas à un entrepôt, mais plutôt à une prison.

Une légère grimace prend place sur le visage de la faucheuse.

  • C’est vrai, on peut dire que j’ai aménagé cette pièce inutile pour retenir et isoler quelqu’un.

Retenir ? Je dirais plutôt torturer, surtout en remarquant les outils sur la table.

  • Pourquoi utiliser ces objets parmi tant d'autres ? Et pour qui…
  • Tu sais très bien à qui je pense. Il faut prendre des mesures nécessaires face à l’incarnation du temps.
  • Quelles mesures nécessaires ? L’enchaîner au mur et tester vos outils sur elle ?
  • Tu ne sais pas de quoi tu parles, réplique sèchement mon employeur. Cette femme aux cheveux blancs est une véritable menace pour les Sources. Ces objets, et même ce cercle existent pour me protéger. Je te promets de ne pas les utiliser contre elle, sauf en cas de légitime défense.

Dites-moi que je rêve, c’est la Mort qui parle ? La divinité capable de mettre fin à toute vie ?

  • Vous protéger de quoi exactement ?
  • De la fin de mon existence. Lorsque cette femme était en liberté, le savoir lui permettant de tuer les Sources était à sa portée. Comment puis-je l’aider si je finis par disparaître ?
  • Vous pouvez mourir ? Mais vous êtes la Mort, vous n’êtes pas…
  • Immunisé ? Non, je ne le suis pas. Dis-moi, Gaston, que sais-tu exactement des Sources ?

Pour être honnête, je ne sais pas trop quoi répondre. Les seules informations que j’ai étaient présentes sur les murs du sanctuaire.

  • Tout ce que je sais, c’est que vous êtes les incarnations de la vie, des êtres supérieurs capable d’utiliser la magie et de traverser les mondes à leur guise.
  • Ah ! crache-t-il d’un ton méprisant. Des êtres supérieurs ? Tu as dû te tromper, il n’y a rien de plus faux.

Pourtant, je me sens en accord avec cette affirmation. La puissance qui émane des Sources est difficile à ignorer. Je n’ai rencontré personne capable de rivaliser avec elle ; enfin, pas officiellement.

  • Les écrivains de ton sanctuaire se sont fourvoyés. Les Sources ne sont pas supérieures. Ce sont des espèces au même titre que la tienne, bien qu’elles soient uniques.

Chacun sa politique, j’imagine.

  • C’est tout ? Vous êtes juste une espèce ? l’interrogé-je avec déception.
  • Exact, et c’est là notre particularité : nous sommes l’être vivant sous sa forme la plus archaïque.

Je plisse des yeux en écoutant sa réponse, j’ai énormément de mal à croire ce qu’il raconte.

  • Vous ne confondez pas avec les bactéries ?
  • Avec des êtres aussi sophistiqués ? Oh non, voyons !

Il plaisante, ce n’est pas possible.

  • Mais les bactéries sont des êtres unicellulaires, elles n’ont pas de reproduction sexuée, et ne peuvent pas utiliser la magie comme vous.
  • Tu es en train de faire la comparaison avec ton espèce, reprend la Mort d’un air malicieux. Une bactérie, c’est une cellule, très bien. Une Source, c’est juste de l’eau.
  • Hein ?

Serait-il en train de délirer ?

  • Je vais changer d’exemple. Une bactérie ou plutôt... faisons la comparaison avec toi. Les monstres, au même titre que les Hommes, naissent, respirent, mangent, se reproduisent, dorment, puis meurent. Nous sommes bien d’accord ?

Je hoche la tête en signe d’approbation.

  • Cet exemple prouve que tu es un fruit ingénieux de l’évolution. Les Sources ne sont pas aussi bien faites. Nous ne respirons pas, nous ne mangeons rien, la fatigue n’existe pas pour nous, et faire des enfants… c’est impossible. La fonction de mon espèce se résume à naître et mourir. Soit, les qualifications minimales que possèdent chaque être vivant dans l’Univers.

L’étonnement que ces informations me procurent suffit à me clouer sur place. Honnêtement, je m’attendais à une toute autre réponse. Mais si je pense différemment et que je prends ces éléments pour la vérité, alors les paroles de la Mort semblent suivre une certaine logique. Si l’on est fait uniquement d’eau, comment peut-on respirer, manger ou se reproduire ? En revanche, quelque chose me perturbe : est-il possible qu’un liquide puisse devenir vivant ? Qui plus est, ma personne devant moi me paraît consistante.

  • Si vous êtes de l’eau incapable de faire fonctionner un métabolisme, comment faites-vous pour naître et mourir ?
  • Ah, la grande question ! s’exclame-t-il avec gêne. En réalité, ni mes sœurs ni moi n’avons la réponse. Nous nous rappelons uniquement d’être apparus, le tout en étant capable de copier chaque chose existante. Dans cet Univers, il n’y a pas meilleur métamorphe que les Sources. Et tu l’as dit toi-même, nous pouvons utiliser la magie, c’est cette condition qui rythme notre cycle de vie. Mon espèce n’est pas compliquée à comprendre. Nous naissons à partir d’une source d’eau qui nous ressemble, nous utilisons nos pouvoirs et quand nos forces s’amenuisent, nous mourrons pour rejoindre la source dans laquelle nous sommes nés ; à quelques détails près.
  • C’est tout ?
  • Presque. Une fois cette étape passée, un certain temps s’écoule, puis nous renaissons quelque part dans l’Univers. Nous appelons ce moment : le réveil. Ce cycle se produit encore et encore, sans jamais s’arrêter. Sauf quand on provoque la mort définitive d’une Source, ce que je risque avec l’incarnation du temps. À ce moment-là, il n’y aura plus de résurrection pour moi.

Plus j’en entends à ce sujet, et plus le mythe de ces créatures se fissure dans mon esprit. La Mort me montre les choses sous un autre angle, le tout en partageant sa vision de l’Univers. Pour elle, les êtres vivants sont symbole de beauté, peut-être est-ce à cause de leurs caractéristiques ? D’ailleurs, je me demande comment les Sources contemplent les choses ?

  • Je me demandais, si vous considérez les êtres vivants comme “beaux”, c’est parce qu’ils possèdent des choses qui vous sont interdites ? Parce que seule l'existence vous est permise ?

Une étrange expression s’empare de ses traits à l’écoute de mes mots. Un sentiment aussi mystérieux que son existence.

  • Ce sont des choses intéressantes que tu me dis là. Je vois les êtres vivants avec amour, simplement parce que je ne peux les toucher. La Naissance et la quatrième sont capables de cette prouesse, et quand je vois leur rapport aux autres espèces, je me dis que j’ai de la chance de conserver cette affection. Une vie, c’est si fragile, il suffirait que je l'effleure pour la faire disparaître. Voilà pourquoi je la trouve si précieuse. Cependant, je ne suis pas un exemple de patience. Ce désir de transmettre mon amour par le contact me ronge et beaucoup en ont payé le prix.

Une révélation soudaine me saisit l’esprit en entendant sa réplique. Ce n’est pas la première fois que je ressens les émotions de cette Source. Et pourtant, ses sentiments m’en disent long sur sa personne. Nous autres vivants, nous avons peur de la Mort, et elle a peur de nous emmener. Cette faucheuse qui regarde tendrement ces êtres, si différents, attend seule ; en ayant conscience que les choses resteront telles quelles. C’est une sensation douloureuse, lourde et destructrice. Comment peut-on vivre avec ce poids sur le cœur ?

  • En revanche, il y a quelque chose que tu n’as pas compris. Les Sources vivent, elles aussi ; et ont la chance de pouvoir mourir.
  • Mourir… est une chance ?
  • Oh que oui, surtout pour ceux qui ne le peuvent pas. Je te l’ai déjà dit, nous sommes la forme de vie la plus archaïque, car nous naissons et mourrons. Mais dans cet Univers, il existe des êtres incapables de ces prouesses. La seule chose qui leur est permise est l'existence. Ces créatures sont ici, mais ne vivent pas. Elles ne pourront jamais s’éteindre, ni évoluer.

La stupéfaction prend possession de mes traits, tandis que la Mort continue :

  • Écoute-moi bien Gaston, si jamais quelqu’un te propose d’obtenir la puissance et l’immortalité, je t’encourage vivement à refuser. Ne deviens pas comme eux, ne perds pas l’étincelle des êtres vivants. Meurs en tant que monstre et vis honorablement le peu de temps qu’il te reste.

Après m’avoir dicté ces mots, mon employeur se dirige vers la porte, prêt à me laisser seul dans la remise.

  • Attendez ! Je voudrais savoir une chose, pourquoi me dites-vous toutes ces informations ? Pourquoi me parler des Sources, des êtres vivants et de ceux qui ne le seront jamais ?
  • L’incarnation du temps, tu sais qu’elle était autrefois humaine. Aujourd’hui, c’est une Source. Ce changement pourrait ravir bon nombre d’individus, mais personnellement, je ne vois rien de bon à cette transformation. Pour elle, le plaisir de manger, de respirer l’air à plein poumon ou de porter l’enfant de quelqu’un lui sera privé. Pire encore, elle devra affronter un cycle de naissance et de mort, en espérant vainement le surpasser. Cette pauvre femme verra les gens vieillir autour d’elle, sans qu’elle puisse en faire de même. Cette vie est une prison de solitude, mais il y a pire. Je voulais que tu comprennes ce fait, je voulais te transmettre mes émotions pour que tu puisses prendre soin d’elle.
  • Je ne comprends pas, pourquoi me donner toutes ces choses ?! Je ne suis pas une Source, je suis capable de vieillir, comme tous les autres ! Si une personne doit rester à ses côtés, n’êtes vous pas la plus qualifiée ?! Vous pouvez comprendre sa peine, car vous la partagez !
  • C’est vrai, réplique-t-il avec un sourire triste, je comprends le fardeau que représente notre existence. Cependant, penses-tu qu’elle sera capable de s’ouvrir à moi ? Ne l’oublie pas, Gaston, au moment de l’enfermer, j’étais dans le camp adverse. Pour elle, je ne suis qu’une immonde créature ayant participé à son bannissement. Dès qu’elle me verra, la peur de cet instant lui reviendra en mémoire, et elle me considèrera comme une menace. Ce n’est pas ton cas. Aux yeux de cette femme, tu es celui qui l’a écouté, tu es un espoir. Alors, je te pose la question : entre nous deux, qui est celui qui recevra toute son attention ?

Il est vrai que la réponse est évidente. En revanche, la façon dont les choses me sont imposées ne me pas.

  • Pourquoi a-t-il fallu que cela tombe sur moi ? Je n’ai rien demandé, je veux une vie paisible sans culpabilité.
  • C’est justement cette pensée qui est la réponse. Avant d’être enfermée, l’incarnation du temps souhaitait la même chose. Vous êtes semblables et donc, vous pouvez vous comprendre sur ce point. Vois cette situation comme un caprice du destin. Accepte les choses telles qu’elles sont, et n’ai pas peur de leur faire face. Après tout, je serais avec toi.

Après avoir dicté ces mots, la faucheuse me tourne le dos, s’apprêtant à quitter la pièce. Ses mains pâles poussent sans peine la porte de fer, puis s’arrêtent. Son corps se pose à l’entrée, la tête tournée dans ma direction.

  • Je te propose de reporter cette discussion. Après tout, nous aurons pleinement le temps d’en reparler un autre jour. N’oublie pas que tu es mon employé, et en tant que tel, j’attends que tu sois productif. Voici ta première mission de la journée : va rencontrer ta collègue puis décore l’auberge à ses côtés. Aller, suis-moi. Je vais te la présenter.

 Je hoche la tête, avant d’obéir aux ordres. Silencieusement, je traverse l’auberge à ses côtés, l’esprit perdu au creux de mes pensées. Cette simple discussion m’a instruit sur plusieurs choses, notamment des faits sur la créature qui me sert de supérieur. Mais ce qui me préoccupe le plus, c’est l’arrivée prochaine de cette femme aux cheveux blancs.

 J’avais prévu de l’utiliser pour retrouver la selkie. Cet objectif alimentait ma motivation, et maintenant… je suis en train de regretter. Je regrette d’avoir eu de telles pensées. Utiliser l’incarnation du temps, c’est jouer au même jeu que Lazuli. C’est la considérer comme un simple outil, un objet sans rêve, sans sentiment. Je hais cette façon de voir les choses ! Plus j’y pense, et plus je me perds dans cette étrange réflexion. Je n’ai rien contre le fait d’être utilisé, c’est un fait indéniable. La preuve, j’ai provoqué un génocide en obéissant à cette ogresse qui me sert de régente. Et pourtant, je refuse d’en faire de même ! Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?! Serais-je en train d’être contaminé par la façon de penser de cette Source ? Sûrement, c’est la seule explication que je puisse trouver actuellement.

  • Patron ! s’écrie une voix aigüe en provenance d’un couloir. Je vous cherchais partout !

La faucheuse arrête sa marche en entendant ces mots, son sourire s’illumine lorsqu’elle observe la silhouette sombre courir dans sa direction.

 Un lapin noir, c’est de lui que provient cette réplique. Si j’en crois ses paroles, cet animal serait mon nouveau collègue. Pour être honnête, c’est la première fois que je rencontre un individu de ce genre.

  • Où étiez-vous passé ? demande le lagomorphe en s’arrêtant face à la Source.
  • Je faisais un tour dans la remise avec notre nouvelle recrue. Alice, voici Gaston, ton collègue à partir d’aujourd’hui. Gaston, voici Alice, une jeune fée autrefois lapine.

Une fée…


"C’est un plaisir de te revoir en aussi bonne santé, Gaston.”

Tout comme lui...

  • Mon collègue ? Mais je pensais que je vous suffisais entièrement, Patron !

Quel est ce sentiment ? J’ai l’impression de me vider, comme si toute ma force disparaissait.


"Oh, tu es sur la machine !”

"Je suis content que tu t’y mettes, ça me fait vraiment plaisir.”

  • L’auberge est grande, ma chère Alice. Seule, tu auras du mal.

Pourquoi est-ce que ces souvenirs me reviennent en mémoire ? Pourquoi est-ce si douloureux ?!

  • Euh, Patron, je crois qu’il y a un problème.

Non, je dois me reprendre et ne plus y penser. Il est parti, et j’ai…


“Ça ne te fait pas peur ? Si l’on change des choses, le monde qu’on laissera derrière nous finira par disparaître.”


J’ai été laissé derrière !


“Je me posais la question sur ce que l’on deviendrait, nous.”


De quoi tu parles ? Il n’a jamais été question de “nous”.


“Gaston, tout va bien ?”


La ferme ! Plus je me remémore ses paroles faussement bienveillantes, et plus je me sens malade ! Je ne veux pas de cette souffrance, je voudrais que ces souvenirs disparaissent !

  • C’est douloureux, n’est-ce pas ? me demande la Mort.

Qu’est-ce qui se passe ? N’étaient-ils pas en train de parler dans leur coin ?

  • Désolé, Alice, je ne t’ai pas dit toute la vérité. Ce jeune monstre semble avoir du mal avec les fées.
  • Non, protesté-je les larmes aux yeux, c’est faux.
  • Tu n’as pas besoin de te justifier, répond amèrement la lapine. Moi, j’ai du mal avec les héros sanguinaires qui tuent des humains.

Cette réplique suffit à me couper le souffle, j’ai l’impression d'étouffer !

  • Alice ! Tu aurais pu…
  • J’aurais pu, quoi ? Mentir ? Avec tout le respect que je vous dois, Patron, je préfère être honnête. J’étais autrefois l’animal de compagnie d’un vieil homme assassiné durant la guerre. Ce monstre n’est peut-être pas son véritable assassin, mais il pue la culpabilité à plein nez ! Alors je choisis de lui dire les choses en face et de me forcer à accepter sa présence ! Si cette personne possède un minimum de maturité, elle devrait être capable d’en faire autant. Maintenant, si vous m’excusez, j’ai du travail qui m’attend.

La lapine tourne les talons, puis entre dans une pièce éloignée de notre position. Le visage inquiet de notre employeur se concentre sur la direction prise par la fée. Le remords creuse ses traits, donnant naissance à une hideuse grimace.

  • Pardonne-moi, Gaston. Je n’ai fait qu’empirer les choses.

Je serre les poings, le regard posé sur la faucheuse.

  • Je suis celui qui devrait s’excuser, autant envers vous qu’envers Alice.

Étrangement, les paroles de la lapine engendrent une sensation particulière dans ma poitrine.

  • Pourquoi t’excuser ? Tu n’as rien fait de mal.
  • Je vous ai montré ma faiblesse, cela ne se reproduira plus.

Serait-ce… du soulagement ?

  • Mais tu as le droit ! Nous ne sommes pas parfaits ! Et avec ce que tu as subi…
  • Ce n’est pas une excuse. Je suis sur mon lieu de travail, je dois agir de manière professionnelle.

Peut-être ai-je inconsciemment assimilé les fées aux tromperies. Néanmoins, la franchise d’Alice a balayé ce préjugé. Cette petite brise a su me refroidir l’esprit et je lui en suis reconnaissant.

  • Ah, Gaston ! Où vas-tu ? m'interpelle la Mort sur mon chemin.
  • Aider ma collègue. Nous sommes deux employés, alors nous travaillerons tous les deux. N’est-ce pas ce que vous désirez… Patron ?

 Je reprends ma route dans un lourd silence, laissant mon employeur derrière moi. Je continue mon chemin sur les routes boisées, le regard posé vers l’avant. C’est ce genre de comportement que je compte adopter à partir de maintenant.

 Lazuli est parti, il est inutile de penser à lui, il fait partie du passé. Quant à l’incarnation du temps, je ne peux qu’attendre, mais je n’espérerai rien. Je ne souhaite pas l'utiliser comme un outil ou lui imposer un souhait désespéré. Tout ce que je ferai, c’est vivre dans le présent, travaillant d’arrache-pied pour expier mes fautes. Qu’importe si le monde disparaît demain ou dans une centaine d'années, j’attendrai. Je patienterai jusqu’à la fin, puis je renaîtrai à travers ce nouveau moi, dans un lieu où je pourrais me considérer comme “vivant”.

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