L'email de 4h02
Le ventilateur au plafond ronronnait doucement dans ma chambre à Abidjan, créant une mélodie familière qui accompagnait mes nuits d'étude. 3h47 du matin. Encore une fois, je repoussais le sommeil, hypnotisée par l'écran blafard de mon MacBook — cadeau de mes parents pour mon entrée à l'université. Déjà vieux de trois ans, mais encore fidèle, comme un compagnon silencieux de mes insomnies.
Un nouvel email clignotait dans ma boîte de réception. Ma mère. Envoyé il y a deux heures.
"Ma fille, tes notes sont excellentes mais quand vas-tu enfin te concentrer sur quelque chose de plus... réaliste ?"
Je soupirai. Réaliste. Le mot sonnait comme une prison. Mon compte bancaire affichait un chiffre respectable pour une étudiante, mais ridicule comparé à mes rêves. Mes parents m'offraient le confort : université privée, petite voiture, sorties avec mes amis. Mais ils n'avaient jamais compris cette passion brûlante qui me dévorait, tournée vers un monde si lointain qu'il leur paraissait irréel.
Cinq ans d'études de traduction à l'université Félix Houphouët-Boigny. Cinq ans à apprendre le coréen en autodidacte, pendant que mes camarades riaient doucement :
— Encore tes dessins animés coréens ?
Cinq ans à dévorer des K-dramas avec les sous-titres français, puis anglais, puis sans sous-titres du tout.
Mes parents appelaient ça une "phase". Comme ma période Twilight à quinze ans. Mais ce n'était pas une phase. C'était une obsession qui me consumait, qui donnait un sens à mes nuits blanches.
Sur mon mur, des posters soigneusement alignés : IU, BTS, et... lui. Lee Soohyuk. Depuis trois ans, son regard intense me fixait, capturé dans une affiche de tomorrow. Parfois, j'avais l'impression qu'il me jugeait, ses yeux sombres murmurant : Qu'est-ce que tu fais de ta vie ?
Je baissai les paupières, fatiguée de cette question lancinante. Mes parents voulaient que je postule pour un master en commerce international. "Plus pratique, ma chérie. Tu pourras travailler dans l'import-export." Mais moi, je rêvais de traduire des scripts, de bâtir un pont entre les cultures, de faire découvrir la beauté de la langue coréenne à l'Afrique.
Mon téléphone vibra. Notification Gmail. 4h02 du matin.
L'expéditeur me fit froncer les sourcils : KStar Entertainment – Opportunities Abroad.
Spam ? Probablement. Mais l'objet me fit hésiter :
"Urgent – Traductrice Française/Anglaise pour Projet Confidentiel – Très Bien Rémunéré."
Mon cœur accéléra. Ma main tremblait légèrement en cliquant.
Le contenu était professionnel, presque trop parfait :
Mademoiselle,
Nous avons trouvé votre profil sur LinkedIn concernant vos compétences en traduction français-anglais-coréen. Notre client recherche une traductrice expérimentée pour un projet cinématographique de grande envergure.
Conditions :
- Traduction d'un script complet (120 pages)
- Accord de confidentialité stricte
- Rémunération : 5000 USD
- Délai : 3 semaines
- Travail entièrement à distance
Si vous êtes intéressée, veuillez répondre dans les 24h. Le projet commence immédiatement.
Cordialement,
Ms. Park Jin-Ah
KStar Entertainment
Je restai figée. Cinq mille dollars.
Je relus une fois. Deux fois. Trois fois. Cinq mille dollars américains. Presque trois millions de francs CFA. De quoi financer la fin de mes études, aider mes parents, et même économiser pour ce voyage en Corée que je n'osais qu'imaginer.
Mais... c'était trop beau. Forcément une arnaque. Mon esprit rationnel criait faux site, faux mail, attention ! Pourtant, une petite voix insistait : Et si... et si c'était vrai ?
Mes doigts tremblaient au-dessus du clavier. Le ventilateur ronronnait toujours, indifférent, tandis que je retenais mon souffle.
À 4h05 du matin, dans ma chambre d'Abidjan, avec pour seuls témoins Lee Soohyuk sur son poster et le bourdonnement paresseux du ventilateur, j'écrivis la réponse qui allait bouleverser ma vie :
Madame Park,
Je suis très intéressée par votre proposition. Mes qualifications en traduction et ma maîtrise du coréen me permettent d'accepter ce défi. Je peux commencer immédiatement.
Cordialement,
[Mellyhan]
Je cliquai sur "envoyer" avant de pouvoir me rétracter.
Quand je relevai les yeux, Lee Soohyuk semblait me sourire. Pour la première fois.
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