Un grain de malice

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Thélie dérapa doucement sur la glace et posa ses poings sur ses hanches. Tout près de la berge, Mel et Azelmire n’avaient toujours pas mis un seul pied sur le lac gelé.

— Qu’est-ce que vous attendez ? Que le soleil se couche ?

L’apprentie Gargouille lui répondit avec un grognement :

— Je ne vois aucun intérêt à me risquer là-dessus.

— Ce que tu peux être rabat-joie ! Ce n’est pas souvent qu’on a l’occasion de se retrouver toutes les cinq, comme ça. Vous n’allez tout de même pas gâcher l’après-midi ?

— Et si je tombe ? s’inquiéta Mel. Si je me rigidifie, par réflexe, et que je fais craquer la glace ?

— Idiote, ça n’arrivera pas ! Tous les ans, le lac de Carcanesse est pris d’assaut par des dizaines de Gargouilles comme toi. Regarde !

Au loin, sur la surface lisse et brillante, valsaient nombre de sentinelles dans des éclats de rire. Cela avait commencé très tôt le matin ; depuis plusieurs jours, les consœurs attendaient avec impatience que l’eau se change en immense patinoire, chose qui arrivait sans peine dans les montagnes. Beaucoup s’étaient donc jetées sur leurs patins de bois dès les premières lueurs de l’aube, et la forteresse avait suspendu ses activités pour la journée.

— Fais-moi confiance, Mel, souffla Thélie. Prends ma main.

Avec un nouveau râle, l’adolescente aux longs cheveux noirs avança un pied hésitant sur la glace. La Petite Garache l’aida à prendre ses aises.

— Chaud devant ! cria soudain une voix.

Dans un long crissement de patins, Nyx passa en trombe non sans oublier de cracher au visage de Mel un nuage de toxines suffoquant. Bien qu’immunisée à ce genre de poison, la Gargouille se trouva indisposée par la brume opaque et hurla tout son soul tandis que Thélie la gardait d’une violente chute.

— Salope ! rugit-elle.

— Godiche ! renchérit la Tarasque avec un grand sourire.

— Je vais la tuer !

Dans un élan de rage, Mel s’affranchit de Thélie pour s’élancer sur le lac – bien trop maladroitement cependant pour tuer qui que ce soit. Heureusement pour elle, Effie se chargea personnellement de châtier l’insolente : avec une vitesse ahurissante, elle rattrapa Nyx qu’elle gratifia d’une claque à l’arrière du crâne. La Tarasque chuta sur plusieurs mètres, soulevant derrière elle une brume de cristaux.

— Ton équilibre laisse à désirer, soupira Effie. Moi qui te prenais pour une rivale digne de ce nom…

— Répète un peu ? s’exclama Nyx en bondissant sur ses patins.

S’ensuivit une course poursuite qui provoqua chez leurs amies une cascade de rires. Tout le monde savait qu’Effie était imbattable sur la glace : sa came-cruse lui assurait des réflexes et une rapidité inégalables. Malgré tout, Nyx était coriace – ou têtue : elle suivit son sillon durant de longues minutes avant de chuter une nouvelle fois, parfaitement essoufflée.

— Ce qu’elles peuvent être idiotes, chuchota Azelmire avec tendresse.

Thélie reporta son attention sur la Couleuvre. Assise sur la fine couche de neige de la berge, elle était désormais la seule à ne pas les avoir rejointes.

— Il me semble que tes patins sont bien attachés, observa la Petite Garache. Qu’attends-tu pour t’en servir ?

— Oh, Thélie… Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Belgarde m’a laissée vous accompagner, mais il serait plus sage que je ne me blesse pas. Je n’ai aucun monstre, moi, pour m’aider sur la glace.

Mel revenait vers elles, agitant maladroitement les bras comme un albatros en pleine tempête.

— Parce que tu crois que sa gargouille l’aide ? se moqua Thélie.

— Je t’entends, crétine de cabot !

Azelmire rit de plus belle, et son timbre doux et réservé ravit le louveteau. Il était rare de l’entendre résonner à Carcanesse. Bien trop rare. La voie de la Vouivre n’était pas de tout repos.

— De toute façon, je serais bien incapable de patiner seule…

— Eh bien voilà ! dit Mel en se servant de la Garache comme d’un mur pour s’arrêter. Tu n’as qu’à demander à Thélie de t’aider.

Il y avait dans sa voix un grain de malice qui échappa parfaitement à l’intéressée. Azelmire, elle, adressa à la Gargouille un brusque regard, à la fois sévère et paniqué.

— Je ne vois pas de problème à ça, confirma le louveteau, perplexe. Prends ma main !

— Non, vraiment, insista la Couleuvre. Je préfère vous regarder.

— Ça ira, ne t’en fait pas.

— Je te dis que non, je ne veux rien me casser.

— Volo-biòu, Azel ! jura Mel. Bouge tes fesses !

— Mais…

Trop tard pour la jeune rousse : Mel avait empoigné son avant-bras et l’avait jetée sur le lac. Alerte, Thélie rectifia sa glissade et serra fermement ses mains.

— Mel ! s’indigna Azelmire.

— Je sais, je sais. Inutile de me remercier !

Dans leurs yeux s’agitait toujours une étincelle que Thélie ne parvenait à comprendre. Azelmire ne devait véritablement pas aimer le patinage pour foudroyer la Gargouille à ce point.

— Allez, allez ! Je vous regarde !

Un peu plus loin, Effie et Nyx découvraient avec joie leur amie se lancer sur la glace.

— Je la déteste, pesta Azelmire.

— Ne sois pas si dure, murmura Thélie en reculant sensiblement.

— Ah ! Tu bouges !

— On ne va pas rester comme ça éternellement, tu ne crois pas ?

— Je vais tomber…

— Ne lâche pas mes mains et tout se passera bien.

Mel pouffa bruyamment, confortablement installée par terre sur la berge.

Elle exagère, tout de même, songea Thélie.

Passant son bras autour de la taille d’Azelmire, elle l’entraîna un peu plus loin sur le lac. La Couleuvre étouffa un hoquet de surprise qui avait déposé sur ses joues un voile rosâtre.

— Ne sois pas gênée, la rassura Thélie. Je ne vais pas te juger.

— Je vois pourtant bien comme tu souris…

— C’est que… Azelmire, détends-toi un peu. On dirait un faon sur la glace.

Mécontente, la Couleuvre voulut se détacher de Thélie mais se rappela bien vite qu’elle était son seul appui ; avec un gémissement embarrassé, elle évita une chute en nouant ses bras autour de ses épaules.

— Désolée…

— Ça va.

— Profite bien de te moquer de moi tant que tu le peux. Quand je serai Vouivre…

— Je ne veux même pas penser à tout ce que tu me renverras à la figure.

Les deux adolescentes s’échangèrent un sourire complice.

— Bon, soupira la Couleuvre, explique au faon comment faire ses premiers pas.

Avec douceur, Thélie l’accompagna dans son patinage. D’abord hésitante, son amie prit peu à peu de la confiance avec elle à ses côtés. Satisfaite de ses progrès, la Garache amorça alors un virage, lui enseigna comment pivoter ses patins de bois pour mieux apprivoiser le mouvement.

— Tu te débrouilles comme une cheffe, lui dit Thélie.

— Tu trouves ? rougit Azelmire.

— Pour sûr. Viens, allons narguer Mel.

Loin d’être de mauvaise humeur, la Gargouille resplendissait de fierté. Thélie surprit même un clin d’œil de sa part pour Azelmire, qui l’ignora parfaitement.

Bientôt, Thélie lâcha sa taille pour la laisser voler de ses propres ailes. Sa tignasse rousse s’éloigna un peu, frémissante comme un feu de bois.

— Quelle bonne professeure, glissa Effie à Thélie alors qu’elle arrivait derrière elle.

— Tu parles, siffla Nyx, elle ne pourra même pas profiter de la glace.

Toutes deux suivirent le doigt de la Tarasque, qui pointait la silhouette austère de Belgarde.

— Ça ne fait qu’une heure qu’on est ici, se plaignit Effie. Elle ne peut vraiment pas la laisser souffler un peu plus ?

Azelmire, qui n’avait pas non plus manqué l’arrivée de sa supérieure, adressa un triste regard à Thélie avant de rejoindre la berge et déchausser ses patins.

— C’est toujours comme ça avec elle, lâcha Nyx. On ne la laissera jamais passer du temps avec nous, et elle, elle ne bronchera pas ! Elle… Ah ! Quelle gourde !

Sans ajouter un mot de plus, la Tarasque crocheta la glace pour s’élancer vigoureusement. Thélie et Effie ne cherchèrent pas à la rattraper, ni à la réprimander : elles savaient comme Nyx peinait à refréner son caractère explosif. Plus d’une fois, ses mots avaient blessé ses amies : aussi préférait-elle s’isoler un temps pour se calmer, car leur causer du tort la plongeait dans une profonde détresse.

Une moue déçue sur les lèvres, la Garache suivit longtemps Azelmire des yeux. Avec Belgarde, elle emprunta le sentier qui ramenait à Carcanesse et, à moins qu’elle ne rêvât, elle crut apercevoir rouler sur sa joue une perle gelée.

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