La cupidité contrariée ou les déboires d’un petit investisseur

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Aujourd’hui est un grand jour. J’investis en bourse. Mais pas n’importe comment : je me suis bien préparé. Il faut être bête pour laisser ses économies dormir sur un livret A. Quand je pense à tous ces crétins qui demandent l’avis de leur conseiller bancaire et qui payent inutilement des frais. On trouve tout sur Internet. Je suis devenu un lecteur assidu de la presse économique et j’ai assimilé rapidement l’ensemble des nombreux guides «Comment investir astucieusement en bourse.»

Rien de bien compliqué, je suis « aware » comme dirait Jean Claude.

Mon épouse étant un peu inquiète d’investir ses économies, je lui réponds : « Don't worry, chérie, il faut s’en tenir au money management»

« C’est quoi ? »

« Eh bien, pour te simplifier, c’est la maîtrise des risques, c’est comme quand tu prends des gants pour sortir ton plat du four, tu comprends ? »

Grâce à un travail d’analyse très poussée, (eh oui, même à la retraite, j’ai gardé une capacité de travail importante, impressionnante, je dirais) j’ai sélectionné une liste de sociétés ultra solides. Allez, je me lance avec la première : une belle valeur, une valeur de cœur : j’adore la photographie.

« Tu vois, chérie, il faut investir aux Etats-Unis, en dollars, c’est là-bas que cela se passe. C’est une « Blue Chip ». Ils ont quasiment le monopole, dans le monde entier. Une « too big to fail.»

Sans comprendre un mot de ce que je lui raconte, mais admirative devant tant de savoir et de maîtrise, mon épouse acquiesce d’un grand battement de cils.

Deux ordinateurs sont nécessaires : un tout neuf avec un écran 27 pouces, pour suivre les cours, (investissement un peu onéreux, je l’admets, mais le jeu en vaut la chandelle) et un autre plus ancien mais assez performant, pour passer mes ordres et suivre les actualités en direct sur Bloomberg. (Of course, je parle anglais couramment). Mon bureau ressemble à une salle des marchés et je me sens un vrai professionnel. Calcul des points pivots, affichage des bandes de Bollinger.

« Non, pas le champagne Bollinger, chérie, mais l’outil d’analyse de John Bollinger ».

J’ai lu qu’il fallait utiliser les techniques du trader pour trouver le meilleur timing d’achat-vente. Infaillible !

J’ai bien choisi, mon analyse se confirme : ma super-valeur américaine monte depuis une semaine. J’attends la prochaine consolidation et j’achète : respectons l’adage boursier : « vendez au son du clairon, Achetez au son du canon.»

Bon, elle monte encore, c’est vraiment une belle valeur. Utilisons alors le dicton : « le marché a toujours raison, suivez le momentum. » « momentoum ? »

« Non, chérie, t’as pas étudié le latin, toi », « on dit momenteum : c’est faire comme fait ta sœur, toujours acheter les mêmes vêtements que toi. »

J’achète ! Petite montée d’adrénaline. « Ça y est, chérie : notre premier investissement, le début de la fortune !».

Semaine suivante, le cours monte encore : « tu vois, chérie», je lui montre le graphique, « J’ai bien fait de ne pas attendre. En une semaine, j’ai fait dix fois mieux que ton livret A

Le lendemain, le cours de bourse baisse, sans raison…enfin à ma connaissance. « Bah, de toute façon, les arbres ne montent pas jusqu’au ciel » (autre adage boursier bien connu). « Les mauvaises nouvelles sont d’ordre macro-économique. Tu sais, la bourse est pilotée par des robots qui vendent des indices, sans discernement. Tu devrais lire l’article du New-York Times de jeudi dernier. Ils en parlent justement. Je t’aiderai à le comprendre.» dis-je à ma femme quelque peu perplexe.

La correction se poursuit : on en parle maintenant à la télé : « Eux, ils ont toujours un temps de retard : ces abrutis disent de vendre, mais cela fait deux semaines que le cours baisse. C’est trop tard pour vendre. Au contraire ! »

« Ah! Super ! Le cours baisse encore et atteint mon point support, regarde chérie, pile poil ce que j’avais calculé : il faut renforcer. Warren Buffett a dit « achetez seulement des actions que vous serez heureux de racheter à bas prix ».

« Non ! Tu ne connais pas Warren Buffett, le milliardaire? L’oracle d’Omaha? »

Et paf, je double la mise. « A ce prix-là, c’est une affaire, le Price Earning Ratio est à 8. » « Trop compliqué à t’expliquer ». « C’est du jamais vu, depuis deux ans. »

Les mauvaises nouvelles économiques se multiplient : « De toute façon, ils trouvent toujours des raisons de noircir le tableau, mais cette entreprise a les reins solides. »

Les résultats semestriels de l’entreprise tombent quelques jours plus tard : ils ne sont pas très bons. « Ouais, au lieu de 10% de croissance prévue, ils en annoncent 5%. Pas si mal ! C’est ça l’économie libérale : « toujours plus » et au moindre retard, la société est sanctionnée. On va attendre patiemment que le cours remonte. De toute façon, la bourse, c’est un investissement de long terme.»

Un week-end prolongé chez mes beaux-parents s’annonce. Trois jours sans être devant mes écrans, une éternité. Heureusement que j’ai les compétences techniques pour parer le problème. Bon, je vous l’explique, même si vous n’êtes pas au niveau. Je place un ordre de vente à seuil de déclenchement, appelé Stop-Loss dans le jargon, au cas où ça baisserait à -50%. Pure précaution technique, car je pense qu’on n’en arrivera pas là. Le gouvernement va soutenir.

Ce qui devait arriver arriva : à l’ouverture de la bourse, le lundi suivant, une baisse brutale du cours provoque l’exécution de mon ordre de vente de protection. La seule société européenne concurrente a sorti des résultats catastrophiques.

« Bon, j’ai quand même pas de chance, j’ai décidé d’investir à la veille d’un krach boursier, la bourse c’est n’importe quoi ! Et regarde, le cours continue de chuter, j’ai bien fait de vendre. Warren buffet a dit : "Quand on est dans un trou, la pire chose à faire est de continuer de creuser." »

Une semaine plus tard, l’annonce d’un plan de licenciement massif fait rebondir le titre de 30%. « Ah ouais, je le savais. Je n’ai pas eu le bon timing, mais je rachète. »

Remarque de mon épouse : « C’est honteux, regarde tous ces gens au chômage à travers le monde et en France, ils vont même fermer les usines.»

« Oui, chérie, c’est malheureux » lui répondis-je, « mais c’est la loi du marché. » « C’est finalement beaucoup moins cher à l’achat que la première fois ! Je ferai mieux que ton livret A ! » « Eastman Kodak Company, c’est du lourd ! »

La société Kodak n’ayant pas su s’adapter à la percée du numérique, dépose le bilan l’année suivante.

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