5. Débuter son règne sur les cendres

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“ L’angélique fait son effet mon seigneur. Cependant la fièvre gagne du terrain, il relève déjà d’un miracle que votre frère n’ait pas rejoint le Sëkorkan.”

La guérisseuse retire d’un coup de couteau chauffé les croûtes à la mauvaise odeur et ce liquide blanc visqueux qu’elle nommait pus. Mon petit frère se refuse à la mort, je m’étonne de sa résistance au vu de la plaie obtenue lors de la bataille de la Côte Granit. Nous l’avions remporté, comme les deux suivantes. Par la suite, nous avons déferlé sur la capitale, Javere, et nous avons placé un solide siège qui n’a duré qu’une semaine. Le conte Garos ayant été tué en même temps que mon père, le pouvoir fut attribué à son petit-fils, un gamin d’à peine trois piges. Les Javeriens ont vite compris la cuite, alors ils nous ont offert la tête de toute la dynastie Garos en échange de notre clémence. Je sais me montrer impitoyable, mais la bêtise n’est pas de mon ressort, nous avions besoin d’hommes ; que ce soit en matière d’armes mais aussi de connaissances.

“ Ce n’est pas un miracle guérisseuse, c’est la volonté des dieux. Lotar doit servir à d’autres dessins.”

Filïa, sage de son affiliation, opine à mon affirmation. Mon père, feu Ragnvald, trouvait en cette femme un don naturel pour la médecine ; là où je me questionne sur ses croyances, il me paraît non-habile de placer une sceptique des exploits de Körk en tant que guérisseuse…

“ Parfois je me questionne madame, je m’acharne à le maintenir parmis nous, et s’il était plus sage de le laisser s’en aller ? Peut être que les d…

– Croyez-vous vraiment que les dieux ne parviendraient pas à achever son existence s’ils en avaient la volonté ? Pensez vous être digne de défier ceux-ci ? ”

Elle fit la moue, détourna son regard de moi.

“ Vous êtes guérisseuse Filïa, non pas philosophe et encore moins messager de Körk, alors gardez vos doutes de Sceptique avant que je ne m’y intéresse de près.”

Javere, c’est laid. Non, vraiment rien ne me plait dans ce paysage. Tout est à refaire. Loin des belles montagnes enneigées des Fjell, là où est mon cœur, là où siège mon esprit. Ici, des plaines, à perte de vue, des champs, du blé mal cultivé, faute de fainéantise ou de bêtise. Pourtant, il s’agit de mon fief, je dirige désormais cette tour. Bien entretenue, c’était bien la seule à faire office d’à peu près de prestige. Ce donjon, seul manifeste de pouvoir surplombant une ville basse dont les bâtiments tombaient en ruine. J’y avais installé la caserne au pied, débordant sur trois pâtés de maisons, mais les lieux, trop rustiques, trop humides, abîment la qualité de notre équipement… et le moral de mes soldats flèchent vers le bas.

Le commerce, même avant notre arrivée, n’avait rien d’extravagant, les routes pour parvenir jusqu’à Javere sont sinueuses et mal tracée, tout cela pour se voir acheter sa marchandise au rabais par les Javerois, incapables d’économiser leurs deux sous, plutôt capables de les dépenser en jeux… Les seuls bourgeois de ces quartiers sont de ce fait les arnaqueurs, les escamoteurs, suffisamment créatifs pour appâter les naïfs citadins. Le conte Garos pouvait être un sacré stratège, certes, mais son intendance fut terrible. Son conseil : un chevalier qui passait le plus grand de son temps à la beuverie qu’au combat, un criminel suffisamment riche pour être nommé de par le pognon qu’il pouvait refiler et sa femme, Kleïa, suffisamment maline pour influencer son époux. Tour à tour, je devais les recevoir dans ma… salle du trône… une maigre petite chaise dans une pièce croupie.

Le premier à venir fut ce fameux chevalier, ce bougre avait eu la résistance nécessaire pour survivre à la bataille de la Côte Moulu et au siège de Javere. Il tremble, parfait, il est bon à cueillir. Faraïak le place à genoux devant moi, il le toise, l’air sévère mais ravit.

“ Nom.

– Sir Gabriel De la Toise, votre excellence.

– Je t'accueille dans ce qui est désormais ma demeure, mon fief. Ton destin est la pendaison, mais je sais me montrer magnanime, si je reconnais en toi un intérêt à te laisser vivant, et que je m’assure d’une loyauté sans faille. ”

Clac-Langue s’approche du dévoyé et lui traduit en Catarasien ma proposition.

“ Je suis chevalier madame, mes compétences martiales ne sont pas à prouver ! Laissez-moi rejoindre votre armée, j’ai des grandes compétences en commandement, je pourrai former certains de vos hommes à la stratégie du Grand Continent, j’ai voyagé vous savez !”

Mon regard quitte De la Toise et passe sur Clac-Langue. Une fois sa réponse exprimée en Fjell-Ka je ne peux retenir un gloussement, Faraïak sourit à son tour.

“ Chevalier, chevalier, le seul art martial que tu connais est celui de la buvette, crois moi que mes hommes n’ont rien à apprendre là-dessus. Ivrogne, tu oses l’affront de ta prétention, comment peux tu te croire supérieur à un seul de mes lieutenants ? Mais de grâce pour toi, je suis femme de principe, aussi tu peux tenter de prouver tes dires, que tu affrontes Faraïak en duel à mort.

– Pas besoin de traduire, fit le chevalier à Clac-Langue, le langage de la mise à mort est universel. Cependant, ce n’est pas la mienne que les dieux veulent aujourd’hui.

– Gorüg, apporte lui ta lame.”

Ce jeune Väram à la chevelure bien blonde -et au ridicule duvet laineux- apporte son épée au Sir De la Toise, celui-ci la prit en main et ferme un instant les yeux, il murmure quelques paroles qui m’échappent, une prière sans aucun doute.

Faraïak contracte sa musculature, lève les bras, puis les abaisse sur sa grande hache, il rit, comme souvent, son crâne chauve reflète le brasier à sa droite.

“ Oh petit chevalier ! Que ton hurlement brise les flots quand ma hache te fendra le torse, que Körk se nourrisse de tes lamentations ! Je vais te broyer.”

Le chevalier serre la poignée de sa lame. Il ne se laisse pas surprendre, il attaque. De la Toise bondit sur Faraïak, travail ses jambes. La taille du Fjell-Ker est à son avantage quant à la force, mais son jeu de jambe s’en retrouve handicapé. Le chevalier en a conscience, buvard mais malin, il enchaîne les volées vers le bas. Faraïak recule, s’oblige à parer bas, pour l’instant il n’a pas d’ouverture, il grogne. Le Sir se décide à lever son offensive, recule, il jauge. Le géant fatigue.

“ Bat toi comme un guerrier idiot ! Tu vises mes jambes comme un enfant !”

Il ne répond pas, de toute manière il ne doit pas vraiment comprendre. Il se jette de nouveau, il ne se bat pas avec honneur, mais cela ne me déplaît pas, la victoire est la seule issue qui compte en combat. Quand l’idiot honorable meurt, le malicieux vit.

Faraïak n’est pas l’idiot cependant, quitte à se faire trancher le genou, il lève la jambe au bon moment pour cogner le bras armé du chevalier. Il bondit ensuite, hache en avant et ne laisse aucune chance à son adversaire. D’un coup sec, bien placé, sa grande hache fracasse la tête du chevalier, scindant sa boîte crânienne en deux.

Faraïak soulève les bras et hurle, je descends de mon trône, m’approche de lui et pose mes mains sur ses épaules.

“ Tu ne cesses de m'impressionner, Faraïak l’impitoyable, tu sors victorieux d’un énième duel, après avoir renversé la vapeur de la bataille de la Côte Moulu. Es-tu le fils de Körk ? Je me demande parfois.”

J’enlève mes mains, l’ivresse de sa victoire paraît lui donner une franche excitation, il me dévore, j’imagine ses pensées rien qu’en entendant sa respiration de bœuf.

“ J’ai d’autres jugements qui ne sauraient attendre.”

Lui dis-je, comme une réponse à sa demande animale. Je n’ai aucune appétence pour le sexe, je n’ai par ailleurs jamais donné ma virginité à qui que ce soit, pas que je la prétende sacrée, mais par manque d’envie.

Alors que je retourne à ma place de seigneur, Clac-Langue s’approche, le visage désolé.

“ Seigneur, Maras, le criminel qui était au conseil du Conte Garos… il s’est échappé, on ne sait trop comment. Mais il n'est plus dans sa cellule et il est introuvable.

– Comment cela est-il seulement possible ? Fait interroger les gardes, il a sans doute soudoyé l’un d’eux, voire plusieurs, cette pourriture. Tant pis, amenez la femme.”

Mon sang bouillit, je le sentais, de ce que j’avais ouï dire, cet homme avait construit un empire de la pègre à Javere en partant de rien, il était à l’origine, de ce que l’on raconte, un simple gamin des rues, crevant la dalle comme la quasi totalité des orphelins de Javere. Finalement, je me rassure à cette pensée, il ne va pas disparaître aussi facilement, il réapparaîtra forcément : quand on goûte au pouvoir, nul ne peut vivre sans.

La dernière membre du conseil du Conte Garos s’approche, Kleïa, sans nom, une roturière ayant gagné le cœur du nobliau, réputée pour être une manipulatrice hors pair selon mes informations. Alors, dans un sens, en la voyant, je comprends son imprudence face à cette femme. Munie d’une longue chevelure basalte, elle s’élançait dans la salle, de sa grande taille, telle une corneille noire. Son charme n’était pas à prouver, aucun homme ne la quittait des yeux, moi non plus d’ailleurs… c’est que la compagnie de mes frères Värag avait fini par me donner le goût d’un joli corps galbé, d’un visage fin et des odeurs de fleurs sur les douces épidermes.

“ Kleïa, sans nom, femme du Conte Garos. Dites moi, comment une roturière peut elle épouser un conte ? De plus, vous avez séjourné à son conseil, il se raconte même que la moitié des décisions de Garos sont de votre fait, comment expliquez vous cela ?

– Et vous ? Comment vous l’expliquez seigneur ? répond-elle immédiatement une fois la traduction faite.

– Si je devais faire une hypothèse, je pencherais pour le pouvoir de votre entrecuisse.”

Ma tirade eut le mérite d’apporter un éclatement de rire à travers la salle du trône.

“ Alors pour vous une femme de puissance, une femme qui s’élève, ne peut le faire que par sa vulve ? N’est ce point réducteur de votre récent règne mon seigneur ?”

Clac-Langue devient blême, il murmure la traduction. Les rires cessent immédiatement, le silence s'introduit, tout le monde se pend à mes lèvres. Cette femme vient de jouter, et de la plus belle des manières, elle est douée, car je sens le doute s’instiller dans mon esprit.

“ Je dois reconnaître…”

Je prends un temps pour formuler ma réponse. Ma langue passe sur mes lèvres, pour les humidifier.

“ Je dois reconnaître que ta réponse est particulièrement avisée. Cela me démontre ta verve, mais pas ta malice, c’est un jugement et tu me provoques ? Cherches-tu à mourir ?

– C’est la mort qui me cherche seigneur, moi je ne fais que la fuir. Je ne remets aucunement en doute votre ascension, je vous démontre simplement que la mienne n’a rien à voir avec ce que l’on attend d’une femme. Je ne cache pas que ma beauté y est pour beaucoup, je ne serais pas comtesse aujourd’hui si j’étais bossue et borgne. Cependant, il s’avère que mes conseils furent si précieux que je fus nommée au conseil. Voyez l’état de Javere, sous le joug de feu mon mari, elle n’est que puanteur et criminalité. C’était un excellent stratège mais un piteux intendant. Fort heureusement, il a daigné écouter quelques-uns de mes conseils, qui ont pu maintenir cette cité à flot.

– Lesquels ?

– La taxe sur la vente des dagues et autres couteaux, par exemple. S’il n’est pas capable de stopper la criminalité, alors autant en tirer profit, cela a remboursé une grande partie de la dette.

– Donc, au lieu de proposer une solution pour résoudre un problème majeur de la cité, tu as décidé de le rentabiliser ? Tu es consciente de n’avoir rien fait pour le chaos, peut-être même l’as tu accentué ?

– Au contraire, j’ai découragé les plus pauvres à se procurer de quoi rejoindre la pègre.”

Sa solution, bien que discutable, avait le mérite d’en être une. Cette femme me paraît avoir une cervelle, de l’ambition et du répondant. Elle me plaît.

“ Bien, tu ne prouves pas tout à fait ta valeur mais tu amènes le doute. Tu vas me servir désormais, tu seras ma domestique.”

Des trois conseillers du conte Garos, seul le chevalier trouva la mort. Je suis satisfaite d’avoir une nouvelle domestique dotée de bon sens, cependant la méfiance est de mise, son animal totem ne pouvant être que le serpent.

Il allait aussi falloir s’occuper de ce maudit criminel ayant échappé à l’alerte de mes guerriers, je ne me faisais aucun doute sur sa potentielle réapparition.

Le travail s’annonce titanesque. Javere est piteuse, mes hommes fatigués. Mon règne débute sur des cendres, sans aucun allié et je reste une femme : mes efforts devront redoubler pour que certains de mes sujets acceptent de me servir sans rechigner. Il ne faut pas oublier non plus la politique extérieure, les nombreux duchés m’entourant vont lorgner sur le territoire, déclarant vouloir faire déguerpir les sauvages pour mieux s’étendre. Nous avons certes réussi notre exil, notre renouveau, mais les Hvorsorm n’ont jamais été aussi proches de l’extinction.

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