2. MARIA (Vingt ans plus tôt)

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Comme à chaque fin de réunion, un silence pesant avait envahi la salle. Chaque membre de l’assemblée ressassait les paroles qu’il avait entendues, essayant de trouver un écho au milieu de ses propres souffrances. Puis Marjorie s’était levée de son tabouret et, un par un, tout le monde en avait fait autant. Certains s’étaient éclipsés sans demander leur reste, le dos voûté et la tête baissée, d’autres s’étaient rassemblés en petits groupes épars pour chuchoter des paroles réconfortantes, main sur l’épaule en signe de compassion. André, lui était resté assis, le même regard éteint, perdu dans le vague. Maria s’était approchée :

— Je t’offre un café ?

Les sourcils froncés, André l’avait regardée sans rien répondre.

— À moins que quelqu’un ne t’attende…

Il s’était raclé la gorge.

— Non. Ma… femme…

Maria l’avait interrompu en lui prenant le bras.

— Viens, tu me raconteras en chemin.

En sortant de la salle, le froid mordant de décembre les avait giflés. André avait remonté le col de son caban par-dessus son écharpe de laine et Maria avait enfoui ses mains dans ses moufles beiges.

— C’que je peux détester décembre ! avait-elle annoncé en contemplant les lumières de Noël qui pulsaient de vie et de magie.

— Moi, j’ai toujours aimé cette période de l’année…

Il s’était arrêté de marcher et regardait à son tour les illuminations courir sur les lampadaires.

— … Mais je crois que pour la première fois de ma vie je te comprends, avait-il ajouté en baissant les yeux vers ses souliers.

Maria s’était rapprochée de lui, avait passé sa main sous son bras pour le remettre en mouvement.

— Où est ta femme ?

— Elle m’a quittée. Elle ne supportait plus d’avoir le meurtrier de sa fille sous ses yeux tous les jours.

— T’y vas fort toi !

— Ben c’est ce que je suis non ? Un meurtrier…

— Tu es surtout quelqu’un qui a perdu un être cher. Comme ta femme.

— À la différence que c’est moi le responsable.

— Vous avez essayé de parler ?

— Pour dire quoi ? Tout ce qu’elle me reproche est vrai. Et rien de ce que je pourrai ajouter ne me ramènera Sarah. Au fond, ce que je regrette le plus par rapport à notre séparation, c’est de ne plus avoir personne avec qui parler de ma fille.

— Je veux bien moi, t’écouter me parler d’elle.

— Pourquoi tu ferais ça ?

— Parce que je vois bien que tu meurs d’amour pour ta fille.

Il l’avait fixée un moment.

— Tu n’arriveras pas à ôter la culpabilité que je ressens, avait-il finalement répondu.

— Je sais... Mais je veux bien la partager avec toi. Se sentir coupable, je connais. Moi aussi je...

— Non je ne crois pas que tu comprennes ce que je ressens. Et je ne crois pas qu’en parler avec toi ou avec ce groupe de paroles à la con me fera du bien. Je n’aurais pas dû venir. Je...je vais y aller. Salut.

Maria n’avait pas insisté et avait regardé André s’éloigner comme on regarde filer une étoile. À la fois surprise mais nostalgique que ce moment soit passé si vite.


**


André n’était pas revenu. Maria pensait que c’était dommage. La plupart du temps, ces groupes de paroles aidaient les gens. Parler faisait du bien. Ça allégeait le poids qu’on ressentait. Comme si, le simple fait d’être écouté emportait un peu de ce mélange de souffrance et d’auto-punition qu’on s’infligeait.

La plupart du temps.

Pour elle, ça n’avait pas fonctionné. Elle ressentait toujours les mêmes douleurs. Sans doute parce que son histoire à elle était différente. Peut-être aussi parce que souffrir était la seule chose qu’elle méritait.

Tous ces gens qui venaient chaque semaine avaient un point commun. Ils avaient perdu un être cher à cause d’un accident, d’une maladie, d’un coup du sort. Ils partageaient la même souffrance dictée par la mort. Celle qui arrive sans crier gare, qui nous ampute d’un pan entier de notre vie, qui rafle nos souvenirs et brise nos perspectives d’avenir. Parmi eux tous, certains se sentaient responsables, d’autres, malheureusement, l’étaient. Comme André. Et c’était cette culpabilité qui touchait particulièrement Maria. Dans un tout autre contexte, elle aussi avait perdu un être cher mais c’était bien des années après qu’elle avait pris la mesure de cette mort qui l’étouffait. À la différence de tous les autres, elle aurait pu changer le cours de l’histoire mais elle n’en avait jamais eu le courage.

Marjorie signala la fin de la séance et d’une voix bienveillante souhaita à tous un bon réveillon de Noël.

— Quoique vous pensiez de vous ou de cette fête, laissez cette nuit vous apaiser. Allumez des bougies, récitez des prières ou écoutez de la musique mais ne laissez pas le silence vous envahir. Vous avez droit à une trêve.

Elle avait ponctué sa phrase d’un sourire douloureux et avait libéré son tabouret pour inviter l’assemblée à se lever. Maria avait beaucoup de respect pour cette femme qui avait perdu son mari dans un tragique accident alors qu’elle accompagnait déjà, à ce moment là, sa fille dans la maladie. Écouter ce genre d’histoires créait l’effet inverse de ce que Maria était venue chercher ici. Elle se sentait encore plus minable. La vie lui semblait si cruelle ! Et non satisfaite de causer le malheur de certains, elle s’acharnait sur eux. Un drame ou bien deux, quelle différence ? Maria se demandait sur quels critères cette garce de vie décidait que telle ou telle personne affronterait l’enfer de son vivant quand d’autres couleraient des jours heureux leur vie durant. Ou peut-être n’était-ce que le résultat d’une grande loterie ?

Pour Maria, tout s’était passé différemment. C’est elle qui avait choisi son destin. En avait-elle eu conscience à ce moment là ? Sûrement pas. Elle pourrait se trouver des excuses qui tiennent la route, on lui en avait d’ailleurs trouvées, on ne l’avait pas toujours jugée, on l’avait même parfois considérée comme courageuse… Mais elle se dégoûtait et la seule chose qu’elle avait trouvée pour s’en persuader c’était d’assister à ces réunions. Là encore, on pouvait la trouver forte et bienveillante, mais en réalité, elle le faisait par pure égoïsme. Ce n’était pas tant pour aider les autres qu’elle passait son temps dans cette association…. C’était surtout pour se prouver qu’elle était bien le monstre qu’elle croyait.

Maria rangea les dernières chaises et salua Marjorie et les autres bénévoles qui s’étaient attardés dans la salle. Elle s’enveloppa dans son manteau de laine et coiffa son bonnet. Une fois dehors, elle respira à pleins poumons l’air glacé. Elle n’aimait pas décembre, ce mois de parenthèse enchantée où tout le monde courait, ivre de festivités. Ce qu’elle préférait c’était les jours silencieux de janvier et le froid mordant de février. Elle aimait le contraste du noir qui habillait ses journées et du blanc qui recouvrait les toits et les chaussées. Elle aimait aussi cette morsure que lui infligeaient les températures négatives et qui, durant cette période de l’année, en venait presque à être plus douloureuse que son cœur blessé.

Au coin de la rue, une silhouette, forte et imposante, projeta son ombre sur le trottoir givré. Elle semblait l’attendre.

— Salut.

— André ?

— Je suis désolé pour l’autre jour, je…

Maria lui sourit et lui attrapa le bras.

— Un café ?

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