Chapitre 14

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J’étais montée vérifier qu’Eva dormait à poings fermés. La lueur de sa lampe de chevet éclairait son visage d’une teinte orangée, ses yeux papillonnaient sous ses paupières soudées et un petit sourire redessinait ses lèvres rosées. Elle devait sans doute pêcher. Armée de mon téléphone, je capturai l’image de cette espérance gravée dans la figure de l’innocence.

En redescendant, j’avisai le frigo et enregistrai le numéro de Caroline à qui j’envoyai la photo. Je furetai dans le salon, laissant trainer mes doigts sur les planches de la bibliothèque. Au beau milieu d’une des étagères trônait une photo de famille. Je reconnus Caroline et Eva et découvris Pierre, les entourant toutes deux de ses bras. Il était bel homme si ce n’est qu’une longue cicatrice débutait au coin de son œil interne, épousait l’arête de son sourcil et traçait son sillon jusqu’au milieu de sa chevelure, laissant une douloureuse trainée blanche au milieu de ses cheveux foncés. Chacun portait en lui les stigmates d’un passé, je n’aurai su dire si les douleurs physiques pouvaient être plus douloureuses que les blessures intérieures.

Je passai le reste de la soirée à lire puis, sentant le poids du sommeil s’abattre sur mes paupières, je montai sur le palier où une banquette avait été dépliée pour moi. L’image de cette famille chez qui je séjournais hanta quelques temps mon esprit. La joie éclairait leurs trois visages. On y lisait le bonheur de se tenir ainsi, les peaux collées les unes aux autres comme si elles n’en formaient qu’une seule. Je m’endormis en superposant les traits d’Hector et de Rave à ceux de Pierre et Caroline et pris possession du petit corps d’Eva en plongeant dans son regard rempli de fierté.


**


La lueur de l’aube s’infiltra à travers le velux et plongea le palier dans une aquarelle de couleurs pastel. Je descendis à pas de loup pour profiter de cette solitude matinale avant que la petite ne se réveille. Elle descendit quelques temps après, les yeux encore pleins de poudre de rêve.

— Bien dormi ? lui demandai-je en sortant du placard un bol et du cacao.

— Hum hum.

— As tu rêvé ?

— Oui. D’une zolie dame qui courait dans l’herbe. Et même qu’elle avait des ailes d’anze.

— Ah oui ?

— Oui. Elle m’a dit qu’elle te connaissait.

Je fis tomber la cuiller par terre et la regardai, les sourcils froncés, attendant qu’elle poursuive.

— Après ze m’en souviens plus.

Elle haussa les épaules.

— Z’ai faim ! s’exclama t-elle, l’esprit déjà passé à autre chose.

Les mots d’Eva continuèrent de m’interpeller durant tout le petit déjeuner. Je peinai à me concentrer sur les histoires qu’elle me contait. Se pouvait-il que ma mère…. ? Je secouai la tête. Ce n’était rien d’autre qu’un rêve banal tissé dans nos conversations de la journée pour se loger dans l’esprit d’une petite fille sensible.

Je l’aidai ensuite à s’habiller puis elle sortit son cahier de coloriage et ses crayons de couleur. Enthousiaste, je sortis mon cahier à spirales de mon sac à dos et mon fusain.

— Qu’est-ce que tu vas dessiner, me demanda t-elle.

— Toi !

— D’accord.

— Et toi ?

— Moi aussi.

— Tu vas me dessiner ?

— Ben non, ze vais dessiner Eva.

Évidemment.

Nous passâmes la matinée à dessiner et colorier, multipliant les portraits de personnes et d’animaux.

Je m’inquiétai de ne pas voir Pierre rentrer. Il était déjà plus de midi. La petite avait faim, aussi m’aventurai-je dans le cellier à la recherche d’un plat à lui préparer. Je misai sur une valeur sûre : un gratin de coquillettes et du jambon.

Ce n’est qu’une heure et demie plus tard que la porte s’ouvrit. Eva se précipita dans l’entrée en criant « Papa » tandis que je restai adossée au plan de travail. Pierre entra dans la cuisine en boitant. Je ne pus m’empêcher de regarder sa jambe raide avant de le dévisager. La cicatrice était plus impressionnante encore que sur la photo. Me rendant compte de mon impolitesse je baissai les yeux.

— Oly, c’est ça ?

— Oui.

— Enchanté. Je suis navré, mon train a eu du retard, je n’avais plus de batterie pour prévenir Caroline. Elle va me tuer.

Il s’esclaffa.

— Il reste du gratin de pâtes si vous voulez.

Il sourit. Eva revint les bras chargés de dessins et expliqua à son père le déroulé précis de sa journée.

Caroline rentra peu de temps après, visiblement soulagée de constater que tout le monde était sain et sauf. Elle m’invita à prendre un thé sur la terrasse avant que je ne reparte.

— Comment ça s’est passé ? m’interrogea t-elle.

— Nickel. Eva est adorable.

Caroline sourit, une pointe de fierté au creux de son regard.

— Vous formez une jolie famille.

La fierté laissa place à l’émotion.

— Ça n’a pas été évident. Ce n’est pas si facile de croire en ses rêves. Ça demande beaucoup d’efforts et de patience.

Je songeai à l’état de Pierre. Les yeux perdus dans le vide, Caroline se confia.

— J’ai rencontré Pierre à l’hôpital. Je travaillais à l’époque au service trauma. Il est resté longtemps dans le coma suite à un accident de la route. À son réveil, il ne se souvenait plus de rien. J’ai lu une détresse immense au creux de son regard. Il était salement amoché et ne pouvait plus ni parler ni marcher. Il envoyait tout le monde balader. Tout le monde sauf moi. Je l’ai aidé à vaincre ses peurs et tenté de lui redonner un peu d’espoir. À force de persévérance, il a réappris à bouger, à parler, à vivre… Nous sommes restés proches et avec le temps notre relation a évolué. Nous nous sommes mariés.

Elle sourit. D’un sourire triste elle aussi. Il n’y avait que les personnes qui avait connu la souffrance qui savaient la valeur de cette expression.

— J’ai perdu ma mère, d’un cancer, comme toi. Ça a été une déchirure. À cela s’est ajouté mon incapacité à tomber enceinte. J’ai perdu pied. Complètement. Pierre m’a redonné goût à la vie, comme je l’avais fait pour lui. J’ai intégré le service de cancérologie puis plus tard celui des soins palliatifs pour aider les gens, perdus au seuil de la mort. Contre toute attente, Eva est venue se nicher au creux de moi. Des Ténèbres, naissent parfois les rêves les plus doux.

Les sanglots entremêlés au fond de ma gorge m’empêchèrent de parler. Je pensai à cette photo sur l’étagère. À cette pointe de jalousie que j’avais ressentie en voyant le bonheur s’étaler sur leurs visages bronzés. « Des Ténèbres, naissent parfois les rêves les plus doux ». Cette phrase faisait écho en moi, écho à l’histoire de ma mère, à son désir de croire en ses rêves en dépit de tout. Chacun cachait au fond de lui des souffrances enfouies, des fragments de coeur brisé et des promesses obscures mais il suffisait d’une âme jumelle pour vous faire renaitre.

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