Chapitre 5

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Je ne sais combien de rasades de bourbon je m’étais enfilées pour noyer le tonnerre qui déchirait mes entrailles par son vibrant écho. À défaut de pouvoir hurler – putain qu’est-ce que ça m’aurait fait du bien de gueuler – je chialais. Des larmes de sang, comme de la lave, qui coulaient sans aucun sanglot. J’allais porter la bouteille à ma bouche quand mon téléphone sonna. Marianne…

Je me raclai la gorge avant de décrocher espérant masquer ma voix d’outre-tombe.

— M’man ?

— Oly est avec toi ?

Oly. Merde !

— N…

— T’es où ? Tu ne rentres pas ce soir ? Et Oly ? Mais où peut-elle être, bon sang ?

— Je sais où elle est, on arrive.

Elle m’attendait au ruisseau, j’en étais sûr. Elle avait lu mon message et fait le pas que j’attendais. Et moi, j’étais là à noyer mes angoisses dans l’alcool.

Merde ! Merde ! Merde !

Je me levai brusquement, me prenant le pied dans la table basse.

Fait chier !

Moins d’un quart d’heure plus tard, j’avançais vers la silhouette qui se dessinait sous le chêne.

— Ah te voilà ! Je pensais que j’avais mal lu…

Je m’assis à côté d’elle sans commenter, laissant le silence nous enrober. Je fixais l’étendue d’eau devant moi au travers de laquelle jaillissaient des souvenirs embrassés de mots. Les mots de Rave, écrits à l’encre de l’espoir, tourbillonnant autour de ces images évanescentes, cherchant à les retenir par des boucles, des arrondis, comme des lassos jetés à la poursuite d’animaux fuyants.

Je me sentis soudain plus misérable que je ne l’avais jamais été. Qu’est-ce que je croyais ? Que l’arrivée d’Olympe effacerait tout ? Qu’elle signerait la fin d’un désespoir sans nom et allumerait suffisamment de torches pour me guider vers un ailleurs plus lumineux. Je m’étais fourvoyé. Je n’avais rien retenu des leçons de cette putain de vie. À plus de trente balais, j’étais encore ce gamin naïf dont une part de lui-même croyait encore à un semblant de bonheur quand l’autre se jurait de ne pas s’en approcher.

Et Rave ? Qu’est-ce qu’elle croyait ? Que j’étais pas suffisamment brisé pour m’occuper d’une gamine ? Comment est-ce qu’elle voulait que je fasse ? J’étais pas capable de m’occuper de moi-même ?

— T’as bu ?

Qu’est-ce que je disais ?

Je ne répondis rien et serrai les dents, continuant de fixer le ruisseau pour ne pas me confronter au regard inquisiteur d’Olympe.

— Tout ira mieux quand on aura trouver le corbeau.

Elle ne me condamnait pas. Elle comprenait. Ou faisait mine de comprendre.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ? demandai-je finalement.

— Ben rien. Elle l’appelle Valraven. J’ai tenté de chercher des anagrammes, un codage alphabétique mais j’ai rien trouvé. J’ai fait des recherches. Valraven est le nom d’une créature surnaturelle née du folklore danois. On l’appelle le corbeau des tués parce qu’il se nourrit de l’âme des corps tombés au combat, pour acquérir des pouvoirs surhumains. Tourmenté par son besoin de rédemption, il hante chaque nuit le ciel, à la recherche d’un coeur d’enfant à percer…

Je plissai les yeux. Rave aurait donc voulu protéger Olympe d’un timbré, capable de tuer un enfant ?

— Tout nous ramène à ce corbeau. La légende, les haïkus… Vous aviez reçu des lettres de menace ?

— Non.

— Qui est-ce qui aurait pu vouloir vous faire du mal ?

Te faire du mal !

— J’en ai aucune idée, soufflai-je, las.

— Il va falloir que tu fouilles ta mémoire, Hector. Tes souvenirs sont les seules clés dont nous disposons pour ouvrir la porte qui dissimule le secret de ma mère.

Ma tête tournait. Non, la seule et unique clé se trouvait dans l’enveloppe marron que j’avais laissée sur ma table basse. Et il n’était pas question qu’Olympe y ait accès. J’allais devoir avancer, seul de mon côté, pour comprendre ce putain de passé et tenter de protéger le coeur de mon enfant.


**


C’est avec soulagement que ma mère nous vit rentrer et prendre place autour de la table. Olympe avala son repas en moins de temps qu’il ne faut pour découper un poulet. Je la regardai, bien heureux de la voir se réanimer. Ma mère avait vu juste. Oly avait besoin d’une épaule sur laquelle s’appuyer pour ne pas tomber. Elle comptait sur moi pour aller là où elle voulait aller, et moi, je comptais la garder là où elle avait pied.

Le rituel de l’infusion reprit sa place dans notre soirée. J’aurais aimé qu’il dure éternellement. C’était un temps suspendu qui s’étirait comme une douce parenthèse, à la fois sereine et vibrante. C’était une respiration, lente mais salvatrice qui balayait les angoisses et apportait un réconfort absolu.

Je fermai les yeux, la nuque appuyée contre l’assise du canapé et me concentrai sur les souffles au-dessus des mugs qui diffusaient les effluves de jasmin aux quatre coins de mes pensées. Je n’entendais pas l’horloge cabossée de ma vie scander d’un rythme insoutenable le chant funeste d’un désespoir croissant. Au lieu de ça, le silence, loin d’être oppressant, laissait libre cours à un présent fuyant. Et c’est son côté éphémère que je savourais.

Je n’entendis pas Marianne se retirer ni Olympe monter. Je voguais, paisible, sur une eau calme, oubliant le temps d’une nuit tout ce que je voulais fuir.

En me réveillant le lendemain matin, un nœud d’angoisse s’était relogé au creux de mon estomac. J’avançais dans la cuisine, comme un soldat épuisé sur un champ de bataille.

Ma mère me tendit une tasse de café et beurra des tartines grillées.

— Est-ce que tu te souviens du départ de Rave ?

Elle prit le temps d’étaler la confiture sur le pain avant de s’asseoir pour me répondre.

— Oui.

— Qu’est-ce que tu peux m’en dire ?

— Cela faisait plusieurs jours que Rave s’était renfermée sur elle-même. Elle ne sortait plus de sa chambre. J’avais tenté, à plusieurs reprises, de lui parler. Ses yeux… Je me rappelle de ses yeux. Ils étaient vides et puis un jour, ils se sont de nouveau remplis. De terreur, malheureusement. Je ne savais plus quoi faire, plus quoi dire. Francis a pris le relai. Il est resté un moment auprès d’elle. Lorsqu’il en est ressorti, il a quitté la maison si précipitamment que la porte a claqué violemment en se refermant. Jamais je ne l’avais vu aussi bouleversé. Il est rentré à la tombée de la nuit. Il a pleuré. Et puis il m’a pris la main et nous sommes partis nous coucher. Nous avons été réveillés quelques heures plus tard par les voisins qui nous alertaient de l’incendie dans son atelier. Rave est partie le lendemain. Francis n’a plus jamais été le même après.

— Comment ça ?

— Il ne dormait plus. Parlait si peu.

— J’ai pas souvenir de l’avoir entendu parler beaucoup plus avant.

— C’est difficile à expliquer mais parfois il suffit d’un regard pour se comprendre. Et ça vaut plus que n’importe quelle discussion. Mais après ces évènements, ses yeux ne disaient plus rien.

Elle laissa quelques secondes de silence avant d’ajouter, le regard brouillé :

— Et puis nous avons appris la mort de Rave. Une part de Francis est morte aussi ce jour là.

Je pris le temps d’enregistrer les informations que ma mère me livrait.

— Donc lui savait ce qu’il s’était passé ?

— Je pense que oui mais il n’a jamais rien voulu me dire.

— Tu n’as pas insisté ?

Elle reporta ses yeux sur moi, cherchant à comprendre si ma question relevait de la curiosité ou du reproche.

— J’ai cherché toute ma vie à comprendre ce que j’avais manqué, à côté de quoi j’étais passée. Pourquoi je n’avais pas su déchiffrer leur souffrance ? Pourquoi ils ne l’avaient pas partager avec moi, avant que la mort et la maladie ne les emportent ? On a tous nos faiblesses et nos regrets, Hector. Je ne suis pas autrement qu’une autre.

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