Socrate

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Préface

Socrate me fascine. Trop dieu en un sens pour être tout à fait homme, mais en même temps, et surtout, trop homme pour être pleinement dieu (presque comme Dionysos, presque !). À l'instar des rois de France et/ou d'ailleurs, ou à l'image solaire des pharaons, Socrate appartient à une "race" supérieure, entre ciel et terre. En sorte qu'il est au-dessus des lois, mais non de la Loi. Il ne l'incarne pas ; il s'y soumet en même temps qu'il s'en fait le porte-parole, le messager, le médiateur, l'intermédiaire, l'intercesseur, le héraut auprès des hommes. Eût-il eu des ailes qu'il eût été normal de l'appeler ange ; ou marchât-il sur l'eau qu'il eût été tout aussi normal de le nommer messie ; ou parlât-il aux animaux qu'il eût été normal encore de l'élire prophète. Or, ni ange, ni messie, ni prophète. Il boit, beaucoup, lors des banquets (voir le Banquet de Platon) ; salive, plus encore, devant la beauté de certains éphèbes (voir Charmide de Platon) ; s'interroge, doute et complexe même, c'est le mot et le cas selon moi, de savoir à peine écrire ( voir Phèdre de Platon). Cela, car il est avant tout homme, homme bel et bien de chair et, en particulier, homme athénien.

Socrate est un produit du terroir en quelque sorte, la progéniture tout entière d'Athènes, en effet. Pourtant, et c'est là l'étonnant, il représente aussi, aux yeux de la cité, l'Autre. J'entends par là la figure de l'altérité, de l'étranger, bref de tout ce qui n'est pas soi, en un mot du "barbare" – qui parle une langue inédite, provocatrice pour les citoyens d'alors. Socrate, ou plutôt la parole qu'il profère, est si on veut anachronique, en tout cas décalée par rapport aux choses de son temps. Socrate est marginal oui, mais tout autant "conformiste" (traditionnel et conservateur à bien des égards), en plaçant le centre – centre aussi bien spatial et quantitatif qu'abstrait et qualitatif – dans la marge mais tout en respectant aussi les us et coutumes de son environnement – et c'est précisément ce geste qui le rend particulièrement mystérieux et par là même passionnant !

Ceci étant posé, l'enjeu de cet écrit, plus exactement, de cette réécriture, est de mettre en scène l'ambivalence "ontologique" (condition divine comme humaine) de Socrate face à sa propre mort.

Rendre la complexité au personnage, voilà la mission – et qu'elle se fasse d'ailleurs dans et par l'écriture, la littérature et les amphithéâtres, comme en dehors, dans la rue ou les bistrots, peu importe pour moi ! Pour l'heure cependant, pour le dernier quart d'heure de l'homme, elle se fera écrite.

Mania

Voilà ! Plus une goutte ! C'est fait. Les Athéniens sont fous ; l'Acropole est perdue. L'ochlocratie, cette grosse bête, me condamne donc à périr, moi ! Moi, Socrate, à la mesure de toutes choses ! Moi l'ouvrier fort de l'expérience de son père ! Moi le guerrier nu-pieds à la force d'Arès ! Moi le débatteur le plus inspiré par les muses ! Moi le messager tant aimé de la Pythie de Delphes et de dieu – l'unique –, Apollon l'Oblique, au point qu'ils m'ont offert le don de voir, de voir que ce que je sais c'est que je ne sais rien ! Et ce qui fait de moi, d'après la bouche même de l'Oracle, le plus savant parmi les hommes et,en dépit de tout cela, je dois mourir ?!

Mes amis, d'ici ou ailleurs, ô Phédon, Apollodore, Antisthène, Simmias, Cébès, Criton et ton fils Critobule – ah vous êtes si près qu'il me manque de souffle pour tous vous présenter ! –, vous me pressez tant de vos corps et de vos paroles qu'il fait noir dans cette cellule pourtant à ciel ouvert. Mais soyez, pour l'heure, sans crainte. Cessez de vous ruer chacun votre tour ; n'embrassez donc pas mes mains comme vous le faites ; et gardez-vous enfin de chanter pour le moment vos adieux avec larmes qui coulent... ! Ne soyez point ridicules, j'ai encore un quart d'heure devant moi, ne mettons pas la charrue avant les bœufs ; vous aurez tout le temps de vous lamenter après sur le tombeau d'une âme, d'une âme bientôt mangée par les vers, d'une âme, voilà sept décennies prisonnière...

Aristophane, du dème de Cydathénéon, serait sans doute heureux d'entendre que je sens, pressens, une nuée de sensations bourdonnantes de toute part et le doute, je l'avoue, me saisit ; mea culpa fidèles athéniens. Je me lève... Oh ! Et titube par l'absence d'odeur familière alors que pourtant, vous, intimes depuis toujours comme vos odeurs que je reconnaîtrais parmi mille, m'entourez et angoisse, moi, mon corps, par la présence d'un silence alors que vous me parlez – la mort arrive. L'hostilité que j'y ressens à présent dépasse largement la crainte espérée de ceux qui la veille ont eu l'ignorance de formuler les chefs d'accusation – ah Mélétos, Polycrate, Anytos quel crime, quelle véritable impiété avez-vous faite à la philosophie ! – et dont je m'acquitte en ce moment même par la perte de mon équilibre qu'entraîne votre potion, réservée paraît-il seulement aux grands.

Cependant, j'ai encore assez de souffle pour vous dire qu'un autre procès se sera joué, souterrainement, comme c'est le cas pour, m'a-t-on dit, le Meursault de Camus : le vrai crime, le mien Antisthène, est sous l'écume des choses. Ce dont on m'accuse officiellement n'est pas ce dont on m'accuse en vérité. Et mon cœur ne s'emballe pas assez à cet instant pour me garder de vous dire que l'on ne si trompe pas ! Ô toi fils d'une mère d'origine thrace mais d'un père sans traces ! Toi qui me regardes et que je vois douter ! Qu'on ne croit pas qu'au prétexte que je le cite que je l'approuve : au contraire, sache et sachez tous ici et ailleurs que je réprouve avec force cet écrivain de l'absurde. Déjà parce qu'écrivain, et parce que celui-là croit à un théâtre ouvert sur un monde authentique comme les alchimistes de demain croiront à la pierre philosophale. Si je dois donc porter un peu de Camus, ce ne sera que par le nez ! La vérité ne peut être qu'une disciple Antisthène ; toi qu'on appellera bientôt le Cynique – le chien aboyant devant toutes conventions – ; et ce monde n'est et ne sera jamais effectivement qu'apparence.

Ce crime, en réalité, je le dis la tête haute et en prenant à témoin les dieux, renvoie à une espèce de flou comparable à une image dans l'eau, et pour cette raison même que cette sorte d'anamorphose baignée dans les profondeurs semble appartenir à un espace/temps ou révolu ou à venir, tout du moins à un espace/temps qui n'est pas le nôtre – personne n'y prête grande attention sans être troublé aussitôt par l'absurdité de ce monde : ses reflets aquatiques d'abord, terrestres ensuite et enfin du monde tout court. N'était le crime qu'on déclarait, on m'aurait au moins récompensé au Prytanée, et cela, je vous le confie cette fois sans ironie.

À ton tour, toi Apollodore, qui sculptes une statue de moi trop avantageuse pour qu'elle soit vraie, mais qui hésites à présent à approcher de moi ; apprends ici que c'est quand on voit la chose à nu, sans vêtements, sans atours, sans sculpture ! que l'on s'aveugle dans la vérité. La vraie lumière est dans la nudité des choses. Aussi la vérité gît-elle dans l'obscurité, non la noire, mais celle d'une lumière supérieure. Et un moderne à venir n'aurait-il pas bien fait d'avancer que le soleil ne se peut regarder fixement ? Et oserait-on me dire qu'Œdipe ne se serait pas crevé les yeux pour avoir "goûté" de la bouche ce que ses yeux salivaient de voir nu ? Ainsi, on gagne la vision par la perte de la vue, fût-elle sanglante. Ne vous en déplaise à vous jeunes gens et à vos yeux ébahis par ce que je vous révèle, car, je vous le déclare, telle est la vérité !

Ô grand homme ! Toi là-bas ! Adorateur jadis, puis brûleur de tragédies ! Toi à côté de mon ami le portier ; apôtre de la Raison aujourd'hui ! Toi qui restes dans l'ombre et qui me lorgnes d'un œil inquiet – ma parole ! Ta bile est aussi noire que le cafard écrasé de sous ta sandale ! Sors donc des ténèbres, toi qui te prétends trop malade pour me voir de trop près, toi le plus fidèle parmi les fidèles ! Ne t'impatiente donc pas de mon bavardage et cultive la force d'attendre encore un peu avant d'écrire mes mémoires. Ecoute donc ceci et sans t'en désoler : la raison d'être de ce crime, dont le paiement se trouve au fond du verre, déjà vide – les choses sont faites – , et que je tiens de cette main-là, est, comme le disait le sage Démocrite, au fond d'un puits – je meurs à cause de la vérité ! Nous y voilà, brave que tu es. Pourquoi ai-je été condamné à boire, moi qui ne suis pourtant point déshydraté ? Boire pour assouvir la soif de vengeance de tout un peuple... Pourquoi ? À cause en effet de la vérité que, parmi les Athéniens, j'ai répandue tout au long de ma vie... à toi à qui je parle mais qui ne m'écoutes pas et qui demeures toujours dans l'ombre ! Celui-là même qui fera de moi le père à venir de la Philosophie ! Mais... mais là, ça tremble tout autour et je ne suis, maintenant que la chaleur partout me gagne, plus trop sûr de ce qu'est la vérité ! Ah mais voilà maintenant aussi que mon corps me lâche et que mon cœur s'accélère ! Qu'elles aillent donc au diable les prières des dieux ! Aide-moi surtout à m'asseoir Phédon, au lieu de pleurer comme les bonnes femmes qui vous ont précédés et que j'ai congédiées pour cette raison !

Melankholía

Vos larmes sur moi sont autant de cordes qui tombent que les pluies qui s'abattront sur les joues du traître déjà repenti d'avoir soufflé dans l'oreille d'un Ponce Pilate ! Dieu voit tout. Et je suis, moi, puni à présent que je doute. Ah... magnifiques et honnêtes hommes ! L'ombre gagne ma paroisse comme le loup la bergerie mais pourquoi maintenant... ? Pourquoi maintenant que mon haillon devient linceul et que ma parole dernière ?! Pourquoi ai-je l'impression, ô mes amis, mes grands et beaux amis, que la vérité que je professais jusqu'alors n'est plus qu'un chant de sirène ?! Silène que je suis ! J'ai donc bien le physique de mes idées : monstrueux. Tout est... Tout est moche et faux. J'aurais dû saillir ce vaurien d'Alcibiade quand j'en avais l'occasion ! mille fois l'occasion... Rien, plus rien n'a de sens... Ah mais que me reste-t-il alors ! Voyez ce couteau que j'appelais ce matin encore ma plume ! Voyez comment de sa pointe noire je caresse ma gorge à présent ! J'ai déjà du poison dans le corps, alors pourquoi ne pas en finir tout de suite... ? Non, non ! Ne vous approchez pas en essayant vainement de me dissuader de vos cris ! Et cessez donc, Phédon, Apollodore, Criton et tous les autres, cessez enfin de me raisonner ! Car raisonner un fou, ne serait-ce pas comme demander à un âne de se cabrer et de galoper jusqu'à, par tous les dieux !, sauter un obstacle non destiné à sa race ?! Ne vous ai-je donc rien n'appris ? Même à vous étrangers, vous Simmias et Cébès ? Ne vous-ai donc, même dans la folie que je croyais raison, rien enseigné ? Ne serait-ce peut-être qu'en exemple au moins à ne point imiter ? Allons donc ! Là est votre réponse ? Me supplier à genoux de vous tonner les raisons de mon doute ? Soit. Socrate, ou le fou qui parlera en lui, vous les dira. J'en fais à vous tous, misérables que vous êtes, le serment.

Le taon qui la nuit mord et qui par ses crocs empêche de dormir d'un sommeil dogmatique, éveille les nerfs à tout ce beau petit monde en Grèce. Et ne serais-je, moi, point comparable à cela ? Eh bien, si tu veux le savoir, découvre-toi, sors enfin de l'ombre toi au fond ! Embrasse ton corps du mien ; et de ma bouche, entends ceci illustre écrivain : le taon trouble que pour autant qu'il erre sur à peine quelques jours ; après quoi, ô frère de Glaucon écoute enfin et n'essaie plus de m'interrompre ! Après quoi, dis-je, le froid de la mort le mord à son tour. J’aurai virevolté, bourdonné, planté mes crocs et causé des insomnies à autant de pauvres âmes obstinées, si ce n'est plus, que j'aurai eu d'années sur terre et tout autant, ou peut-être plus encore, que les coups de fouet qui m'attendront dans un monde où il n'y a en vérité point d'idée – mais que des intentions. Il est vrai que c’est le doute qui me fait parler de nouveau avec certitude ; ne soyez en revanche, vous, pas une nouvelle fois dupes – la parole du doute est aussi droite que la marche du serpent. N'est-ce pas Antisthène ? Toi qui ne cesses de sourire ! Alors qu'il n'y a pas lieu de se réjouir quand je te dis à toi et aux autres que tout ça est bien retors ! Et puis de toute manière, comment pourriez-vous faire pleinement confiance en un homme qui, à mesure qu'il vous parle, essuie l'écume qui lui sort de la bouche ?! Ah mais attendez... ça revient ! j'ai chaud tout d’un coup ! Si chaud, trop chaud... Quelle idée par Zeus ! ai-je eu de vous dire tout cela debout ! Que ma dépouille trouve pour le moment un lieu à l'ombre pour s'allonger… Du foin et du calme, et plus de larmes pour troubler mon repos !

Ah enfin… ! Je me sens enfin mieux ! Je n'ai plus chaud. Plus de fièvre. Tout va mieux pour moi. Eh vous autres ! Et vos visages de chien battu qu’à présent mon doigt pointe avec la vigueur retrouvée d’un aventurier – ne tenez pas compte du délire qui a rendu ma langue crochue, en la condamnant à débiter nombre de choses alors insensées. Que ne dit-on pas quand la nausée nous monte et que la vue se trouble hein !

C'est par le murmure que désormais je vous forcerai à m'écouter de profil, pour faire que votre oreille me regarde, vous forcerai à froncer les sourcils, pour contraindre votre œil à se concentrer sur un point invisible d'après ce que, en moi, le daimonion vous déclarera et, ce faisant, vous forcerai alors à vous agenouiller pour que votre corps ne perde pas de vue – jamais – que la poussière d'ici-bas est notre lot à tous – memento mori scanderont tels des poissons en dehors de l'eau un banc de petits hommes presque chauves et qui apparemment m'aimeront en dépit de tout ! Et je vous forcerai à tout ceci pour que vous apprenez à vous désapprendre de vos habitudes corporelles. Le sens mes amis ! Et non les sens ! Dans le vrai monde où la Vérité est lumière et une en tant que principe fondamental de tout, le pluriel ne peut qu'appeler à la suspicion. Oui ! Baissez-vous encore plus comme je le fais, encore Critobule ! – et maintenant regardez-moi avec l'oreille et écoutez-moi de votre œil. Tâchez donc de persévérer comme cela oui – et bientôt alors nous danserons sur le seuil du Panthéon en compagnie des dieux suspects : nous danserons tête à l'envers et pieds en l'air jusqu'à ce que notre enveloppe de chair cède, non tout d'un coup comme un manteau qui des épaules pris dans une secousse d'abord musicale, simplement musicale, puis tectonique, tombe de tout son poids, mais par lambeaux, par décomposition lente mais sûre ! Et nous rirons ainsi de ce que cette fois ça convulse tout autour ! Je vous vois déjà sourire, eh vous voyez !

Le quart d'heure est passé et je suis – encore – en retard et à mon ultime rendez-vous ! Eh voilà que vous riez ! C'est bien. C’est très bien. Vous comprenez enfin que les choses de ce monde ne sont au fond que de peu d'importance. Ce qui importe, c'est la seule dialectique par l'art que pratiquait ma mère, pour faire que les esprits accouchent et que la pensée alors – dont la temporalité est pareille au fleuve qui coule – atteigne le juste.

Je vais profiter encore de ce que le ciel est bleu partout, avant que l'orage ne revienne, pour parler encore plus fort et fièrement que je ne l'ai fait jusqu'alors !

Alètheia

J'aurai été un apostat ! Et mon corps se meurt. J'aurai été partout ! Et loin de tout. L'atopos aura été mon oikos, et ma perte... Homme est celui qui s'interroge sur lui-même – et ne vous ai-je, moi, pas suffisamment répété qu'une vie sans examen ne vaut pas la peine d'être vécue ? D'ailleurs, je vous le murmure au passage, si vous ne deviez garder qu'une phrase de moi, qu'une seule, gardez alors à tout jamais celle-ci : Chercher, c'est déjà trouver. Et c'est ainsi... ainsi... que mon espèce s'en va avec moi... Moi Socrate ! Moi l'homme à qui la postérité entière rendra bientôt hommage : apologies, statues, prières, tableaux, et jusqu'à me dédier même un drame symphonique par un certain Sati(r)e ! Le tragique n’est pas que je me meure, mais ces miroirs d'hommes – je veux dire de ces Grecs ou barbares d'aujourd'hui ou de toute la légion d'autres à venir, à dépérir et à venir encore et à dépérir encore plus – le tragique, le véritable cauchemar, c'est qu'ils établissent une causalité toujours impropre de ce qu'ils vivent avec les étants qui les environnent. Aussi, mes frères du Portique n'auront-ils pas tout à fait tort, quand ils professeront que la représentation en soi est un mal et que le signifiant, il faut s'en méfier.

Regardez : le soleil plonge dans la Méditerranée – comme Cléombrote d'Ambracie bientôt, et à raison ! Voyez la course d'Hélios sur ses beaux et grands chevaux ailés ! Et maintenant alors – dansons comme feu Empédocle au bord du terrible Etna avant qu'il n'y tombe en riant ! Allez ! chaloupons de toutes nos forces comme le précepteur de Dionysos et sa flûte désaccordée avant qu'il ne s'écroule dans la joie de l'ivresse ! Allez ! rions surtout de ce que la vie d'ici n'a aucun sens ! Rions jusqu'à ce que mort s'en suive je vous prie ! Ah ! Lumineux est votre visage : le gris y a disparu en même temps que vos larmes ! Fous rires et danses c'est ça Phédon ! Et voilà que même toi, barbu de l'ombre, tu t'y mets, en oubliant ainsi la vraie et seule maladie : la crainte. C'est ça oui ! poursuivez donc, et jusqu'à la fin des temps s'il le faut !

Les Athéniens sont fous. Certes. Voyez ô combien ma vue se brouille ! Oh ! Que je suis fatigué d'avoir tant dansé et ri ! d'avoir été si plein de joie ! Mais maintenant, je dois me coucher. Ils sont fous parce que la démocratie leur donne en réalité le vrai poison : la liberté, non à l'égard du tout, mais à l'égard de tout. Oh ! Maintenant que je me trouve au crépuscule de cette vie, je vous le confesse mes frères – que je regrette les Trente... Beau Critias... Enfin peu importe maintenant ! Le temps n'est plus aux digressions. Alors, toi Criton, toi qui m'as tant donné – dresse donc une dernière fois l'oreille pour moi, et que celle-ci puisse alors garder en écho mes dernières paroles : nous devons un coq à Asclépios ! Et quand tes enfants croiseront l'homme du « tonneau », dis-leur de lui répondre, à sa recherche d'Homme, qu'il est mort, et que le coq avec. Il comprendra. Adieux, adieux mes amis, mes chers et fidèles amis ; les seuls avec mes enfants que j'aurai véritablement aimés ! et que j'aime encore plus en cet ultime instant où vos larmes sont de joie et votre posture droite. Ah ! Ah... mais ça revient ! Orage, orage ! Il fait chaud, si chaud, encore, trop... Allons, résistons… résistons aux cris et aux chuchotements… Mais enfin taisons-nous pendant qu'il en est encore temps... Lorgnons de mes yeux fatigués une dernière fois la Vérité, la vérité éternelle !, que nous allons enfin retrouver... Et ce fut, ici, la fin de nous, moi, Socrate... !

Mais Socrate, attends, ne pars pas ! Hurle Critobule. Et ton serment, à nous misérables que nous sommes, qu'en fais-tu donc ?! Et si toi, ô dernier homme de ta race, ne tiens pas parole – que va-t-elle devenir la Philosophie ?! Auraient-ils dit vrai alors ! Nous aurais-tu trompé, abusé, corrompu, nous, jeunesse ?! Et tu prétendais nous aimer comme tu aimes tes enfants ?! Sophisme par Zeus ! Tu n’es qu’un… !

Pythagore, Anaxagore, Diotime... Avec de tels maîtres on aurait dû s’en douter ! Tu ne vaux finalement pas mieux qu'un Homère ou qu'un Hésiode – tu n'es qu'un poète Socrate, voilà ce que tu es ! Hubris hubris ! Mais Socrate ! En fait, non ! Reviens je t'en prie ! Reviens... Et c'est alors que les aînés qui m'entourent me font signe de les imiter : à eux de m'exhorter à lever la tête vers le ciel sans nuages – le soleil est à son zénith. Mais point de réponse de ta part. Je n'entends que le croassement des corbeaux et le gémissement du vent.

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