Les griffes de la nuit
Cette nuit est décidément une belle nuit, une nuit parfaite même. Marc se sent chanceux. Le ciel est sombre. La lune est cachée par de gros nuages. Ses voisins sont les seuls, dans ce hameau perdu. Pas d’inquiétude non plus, de ce côté-là. Il en a eu la confirmation, ce matin, par la postière. Les Durieux sont absents toute la semaine. Et puis, à cette heure-ci, qui aurait l’idée saugrenue de passer chez lui ? Personne ne sait qu’il est revenu. Son plan peut se dérouler comme prévu.
Sa vieille Renault 5 est stationnée dans la cour. Le coffre est ouvert, prêt à être déchargé. Il regarde à l’intérieur. L’homme recroquevillé qui s’y trouve a la tête penchée, son visage semble endormi. Marc enfile ses gants en cuir. Il le prend par les chevilles et le sort. Sa tête cogne lourdement contre la terre ferme. Ok, première étape de faite. Il s’essuie le front. Il transpire déjà. Un bruissement dans les buissons, derrière lui. Il se retourne, aux aguets. Le silence. Sûrement le maudit chat des voisins, qui a la fâcheuse habitude de le suivre partout. Et dieu sait qu'il le déteste. Il aurait dû l’étrangler depuis longtemps, lui aussi.
Il referme le coffre. Puis reprend les chevilles du cadavre et commence à le traîner péniblement sur le dos. Il ne l’imaginait pas aussi lourd. Il est obligé de faire une pause, après quelques mètres seulement. De nouveaux bruissements derrière lui. Cette fois-ci, ce ne sont ni ceux des buissons, ni le chat. Il en est certain. Un grognement ? Non, plutôt un raclement de gorge. Il en lâche les pieds du jeune homme. Le pouls de Marc s’accélère. Un instant, il a la désagréable sensation d’être observé. Inutile de se faire peur pour rien. Son imagination lui joue des tours. Il n’allait tout de même pas se comporter comme cette pauvre chochotte ! Sébastien n’avait pas arrêté de frissonner devant le film d’horreur qu’ils étaient allé voir au cinéma ce soir ! Décidément, les jeunes d’aujourd’hui étaient de plus en plus écervelés. Il n’arrivait pas à comprendre un tel engouement pour ce film. Sébastien, du haut de ses 17 ans, l’avait évidemment supplié d’aller le voir. Marc avait été affligé de l’entendre raconter de quoi il s’agissait. Le scénario était tordu. Imaginer un homme, défiguré et muni de griffes fixées sur un gant de cuir, qui vient hanter vos rêves, pour vous tuer. S’il y parvient, vous êtes, dans le monde réel, sa prochaine victime. Il fallait être cinglé pour inventer des choses pareilles. Et pourtant, Sébastien, comme beaucoup d'adolescents de son âge, avait passé la séance à crier, à rire et à se cacher les yeux. Et bien au moins, ce soir, Sébastien, inutile de te préciser que tu ne pourras plus jamais les ouvrir, tes beaux yeux bleus.
Allez ! Il s’agit de ne plus perdre de temps. Il reprend du service, avec plus d’empressement et de conviction. Il réussit à contourner la maison pour rejoindre le jardin. Le corps est toujours aussi lourd, mais Marc trouve enfin la bonne prise pour tirer celui-ci, sans trop d’effort. Un vrai jeu d’enfant finalement. Il dépose, sans aucun ménagement, son amant au bord d’un trou. Celui-ci est profond. Il y aura passé une bonne partie de la soirée à le creuser. De nouveau, il s’essuie le front. Ok, deuxième étape de faite.
À peine a-t-il le temps de reprendre son souffle, qu’un rire étouffé lui parvient. Cette fois-ci, plus aucun doute, quelqu’un est là, tapi dans l’ombre. Il fait un tour sur lui-même. Attend de longues secondes dans le silence. Il s’empresse d’allumer sa lampe de poche qu’il a gardée dans la poche de sa veste. Le faisceau lumineux balaie devant lui le jardin. Rien. Absolument rien à signaler. Il profite de la lumière pour regarder une dernière fois, ce visage si doux qu’il a aimé. Tu vois, Sébastien. j’ai voulu jouer, moi aussi, à te faire peur. Marc verse une première larme. Il commence à sangloter doucement.
Le film de son ultime soirée avec son amant défile devant ses yeux. Marc n’a pas le temps de se sentir épié. Pas le temps d’entendre les feulements stridents du chat. Pas le temps d’écouter les pas qui approchent. Pas le temps de comprendre qui vient d’apparaître devant lui. Car il est pétrifié devant cet homme, au visage défiguré, comme brûlé à l’acide. Il se tient fièrement devant lui, torse bombé, dans son pull à rayures noir et rouge, un chapeau en feutre, vissé sur la tête. Non, décidément, Marc n’a pas le temps, non plus, de répondre au sourire atroce de cet inconnu, dont la tête ne lui est pourtant pas étrangère. Encore moins le temps de lever la main, pour se protéger de ses longues griffes, qui entailleront profondément sa joue. Pas le temps, enfin, de réaliser qu’il ira, dans quelques instants, rejoindre son amant dans la tombe. Non, rien de tout cela.
Cette nuit est décidément une belle nuit, une nuit parfaite même. Le chat des Durieux se sent chanceux. Il tourne autour de ce monticule de terre, puis se lèche tranquillement les pattes maculées de sang, avant de se blottir en boule, pour s’endormir paisiblement.
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