chapitre3

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À cause de sa faiblesse - ses crises de dégonflement récurrentes - Tadeus devint l'employé modèle de Biotech-Corp, une sorte de robot ménager boosté au pump. Pour ma part, je m'étais attaché à l'autre Tadeus, celui dont le regard n'était que souffrance et questions. Ses allures d'enfant perdu lorsqu'il déambulait dans les couloirs avec son chariot, son air pénétré lorsqu'il lisait les étiquettes de ses produits d'entretien, ses réflexions étranges et angoissées, tout cela me touchait. Plus tard, je devais découvrir que Tadeus était, tout comme moi, l'orphelin d'un monde disparu, un monde qui vivait toujours dans sa tête. Celui-ci n'avait certes rien à voir avec la forêt qui m'avait vu naître et dans laquelle j'avais vécu, mais cette similitude entre mon histoire et la sienne faisait que je me sentais proche de lui. Comme il prenait le même bus que moi en fin de journée, je m'asseyais chaque soir à côté de lui et commentais, d'un ton désabusé, l'évolution du paysage et du monde qui nous entourait. Il semblait partager nombre de mes vues.


De fil en aiguille, nous en vînmes rapidement à nous raconter nos vies respectives. Il m'apprit qu'il devait ses crises d'indécision chroniques à ses parents. « Ils se mêlent sans cesse de ce qui ne les regarde pas ». « Vous vivez chez eux? », demandai-je d'un ton neutre, ne voulant pas avoir l'air trop curieux. « Non! C'est eux qui vivent chez moi », dit-il en posant son index sur sa tempe. « Ils vivent là depuis qu’ils sont morts. » Décidément, nous nous étions trouvés! Un homme de la ville aurait ri au nez de Tadeus, l'aurait pris pour un fou, mais ce qu'il venait de m'apprendre me semblait tout naturel. Dans mon village, nous savions que les morts s'invitent volontiers dans l'esprit d'un proche resté en vie, parfois pour le guider sur le chemin de l'existence, d'autres fois parce que cet être cher représente un ultime refuge avant le grand voyage vers l'au-delà . Tous les morts ne sont pas prêts à tirer un trait sur leur passé et à se laisser aspirer par le grand tout. Et ceux dont les projets ont été contrariés ont tendance à s'accrocher plus fort que les autres aux branches de l'arbre de vie.


Dans ma tribu, les sorciers nous apprenaient que chaque homme nait deux fois dans sa vie. Une première fois quand il sort du ventre de sa mère et une deuxième le jour où il doit affronter son destin. Comme j'avais gagné sa confiance, Tadeus me raconta sa deuxième naissance. C'était un secret qu'il n'avait encore jamais livré à personne.

Ses parents étaient paysans. Ils élevaient des bêtes et cultivaient du maïs. Lorsque les fleurs bleues avaient commencé à envahir leurs terres, ils ne s'étaient pas alarmés. Il fallait néanmoins quelques heures supplémentaires de travail par semaine pour les arracher. C'était Tadeus, alors âgé de treize ans, qui s'en chargeait pendant que ses parents étaient occupés à la ferme ou aux récoltes. L'année suivante, les fleurs bleues devaient tout envahir, empêchant les plants de maïs de pousser. La récolte fut dérisoire. Les Dermann vécurent pendant quelque temps en se nourrissant des réserves de l'année précédente, puis ils reçurent une lettre de Biotech-Corp, qui les assignait en justice. Par ce courrier, ils apprirent que les fleurs bleues étaient un travail de laboratoire issu des recherches de ladite compagnie. Un brevet certifiait que ces plantes étaient la propriété de Biotech-Corp. Comme un certain nombre de ces fleurs se trouvaient sur les terres de monsieur et madame Dermann, ces derniers étaient accusés de vol!


À leur procès, les parents de Tadeus tentèrent de faire valoir que c'était eux les victimes, mais de toute évidence, les jeux étaient faits. Biotech-Corp obtint qu'en dédommagement, les terres des Dermann reviennent à la compagnie. C'est du reste ainsi que Biotech-Corp s'appropria une grande partie des terres du pays, de façon à la fois légale et cynique. Expropriée, la petite famille dut s'exiler en ville et emménager dans un taudis. Affaiblis et déprimés, sans revenus, Tadeus et ses parents furent affectés par la maladie du dégonflement, qui alarmait les pouvoirs publics dans tout le pays.

On ne connaissait pas au juste la cause de cette maladie étrange qui faisait que le corps tout entier perdait sa consistance. Par bonheur, quelques mois après le début de l'épidémie, Biotech-Corp inventa un médicament miracle permettant de soigner les crises de dégonflement. Alors que le père de Tadeus s'apprêtait à acheter quelques bonbonnes de pump pour sauver sa famille, sa femme le lui interdit. « Ces salauds nous ont mis sur la paille! Plutôt mourir que de les engraisser encore! »


Cette décision scella leur sort. Pendant les quelques jours que dura leur agonie, Tadeus et ses parents se regonflèrent mutuellement, par bouche-à-bouche, lorsqu'une crise les terrassait. Ils se sentirent plus proches les uns des autres qu'ils ne l'avaient jamais été. Lorsqu'enfin monsieur et madame Dermann sentirent leurs dernières forces les quitter, ils s'approchèrent de Tadeus alité. A tour de rôle, ils lui donnèrent le peu d'énergie qu'ils avaient encore en eux. Ainsi, le dernier souffle de chacun d'eux permit à Tadeus de survivre. Mais le garçon allait devoir payer le prix fort pour avoir été ainsi sauvé. Ses parents avaient chacun d'eux laissé en lui une trace indélébile. Désormais, il n'était plus le trait d'union entre eux. Il était hanté par deux fantômes rivaux essayant de s'approprier une même demeure : l’esprit de Tadeus. Dès lors, chaque fois qu'il était face à un choix, ces deux forces en lui s'affrontaient, pour le moindre détail comme pour les décisions de la plus haute importance. Ainsi, il voyait sa vie défiler, pendant que le temps fuyait, que la ville enflait comme un furoncle et que les fleurs envahissaient les moindres recoins de sa maison. Maladivement attaché au passé, il avait retrouvé la ferme de son enfance, devenue une ruine insalubre, et vivait là au milieu de ses souvenirs, les plus heureux comme les plus tristes.


Il me fallait manoeuvrer habilement pour convaincre Tadeus de m'aider. Son caractère indécis aurait pu le faire reculer devant l'aspect radical de mon projet. « Pourquoi travailles-tu pour la compagnie qui as tué tes parents? », lui demandai-je à brûle-pourpoint. « C'était une manière de couper le cordon. Je voulais qu'ils me laissent enfin en paix. » « Et ça a marché ? ». « Non, au contraire, ils se disputent encore plus, ils ne me lâchent plus. Mon seul répit, c'est quand je prends du pump. » J'avais pu constater, effectivement, qu'il faisait de plus en plus d'efforts pour se concentrer et faire abstraction des voix qui le hantaient. Il avait toujours sur lui une bonbonne de pump, mais lorsqu'il était avec moi, il ne subissait pas de crises de dégonflement. J'en conclus que ma présence l'apaisait, malgré le fait qu'il abordait avec moi des sujets douloureux.

« Si tu veux te libérer de l'emprise du passé, tu dois revenir aux racines du mal. Je crois qu'inconsciemment, tu travailles ici non pas pour tourner le dos à tes parents, mais pour les venger. Seulement tu n'as pas de plan. » Tadeus leva les yeux vers moi. C'était un regard perçant comme la vérité. « Moi, j'en ai un », ajoutai-je en soutenant son regard. Comme il restait silencieux, circonspect, je lui livrai la fable que j'avais préparée. « Tu as en toi un doute ravageur qui t'empêche de vivre. Ce doute, c’est ta croix, mais tu peux aussi le voir comme une énergie noire, dont nous pourrions faire de grandes choses. » « De grandes choses ? », s’étonna Tadeus. « Oui ! Nous allons l'utiliser pour saboter le pump. Bientôt, grâce à toi et à moi, plus personne ne voudra en consommer. Et Biotech-Corp mettra la clef sous la porte. »


La suite est allée très vite. En synthétisant le souffle de Tadeus et en le mariant au pump, j'ai réussi à obtenir l'anti-pump parfait. Je me souviens du jour ou j'ai testé ma création sur le seul cobaye que j'avais sous la main, à savoir moi-même. Ce fut un véritable cauchemar! Pendant les quelques heures où cette substance a produit son effet sur mon cerveau, mon petit monde s'est écroulé. Soudain, mon plan m'apparut aussi minable que moralement répréhensible. Qui étais-je pour oser bouleverser la vie de millions de gens qui, après tout, ne m’avaient rien fait? Les esprits de la forêt que je prétendais venger m'auraient désavoué s'ils avaient su quel dessain je poursuivais en leur nom. Fort heureusement, la dose que j'avais ingérée était assez faible pour que je retrouve mes esprits avant un geste fatal. Un peu plus et des idées suicidaires me seraient venues. Une fois remis sur pieds, je dus redéfinir le but de mon projet. Je ne souhaitais pas que les accros au pump se noient dans la culpabilité, comme Tadeus, et que par dégoût d’eux-mêmes, ils mettent fin à leurs jours. Je n’avais rien contre tous ces gens. C’était leur monde que j’aborhais. J’ai alors apporté une modification décisive à mon produit, en y incorporant une parcelle de moi-même.


Je n’avais plus qu’à donner le feu vert au groupe de dissidents que j'avais réunis autour de moi. Scientifiques, fonctionnaires ou techniciens, ils avaient tous une dent contre le système en place, mais surtout, ils avaient étudié sous toutes les coutures le circuit de production et de distribution du pump, à l'échelle nationale. Bientôt notre pump maison allait embrumer les esprits.



Les débuts de la crise furent tout ce qu’il y a de prometteur. Désormais, le pump aggravait les symptômes des malades au lieu de les traiter. Des milliers de personnes furent internées pour suivre des traitements nouveaux qui viendraient à bout de leur extrême dépression. Les hôpitaux étant débordés, de nombreux malades furent de fait abandonnés à leur sort. Lorsque le vent soufflait, on pouvait voir les malheureux « dégonflés » s’envoler comme les feuilles d’arbre en automne. Les chaînes d’infos en continu firent tourner en boucle ces images morbides que certains spectateurs trouvèrent pourtant poétiques.


Devant le siège social de Biotech-Corp, une foule apathique était rassemblée, contemplant la tour penchée qui, quelques heures auparavant, dressait fièrement sa flèche de verre et d’acier au dessus de la ville. L’immense bâtiment s’était mollement affaissé contre une tour voisine, qui ployait elle-même contre un autre gratte-ciel, tous les builings du centre-ville s’entrainant mutuellement dans leur lente dépression, comme une suite de dominos dégonflés. De cette fourmilière en voie d’affaissement, s’échappait des flux ininterrompus d’employés fuyant le naufrage. Par chance, le phénomène du dégonflement était si lent qu’aucune victime ne fut à déplorer. Les centaines de personnes réunies sur la vaste esplanade devant l’entrée de Biotech-Corp déposèrent les unes après les autres leur pump sur le tas de bonbonnes qui enflait peu à peu. La pyramide de pump fit le tour des écrans de télé, partageant la vedette avec les « dégonflés » emportés par les bourrasques. On apprit au passage que le vent qui balayait la ville depuis le début de la crise provenait en fait des gigantesques builings qui se dégonflaient. Quant à cette drôle d’odeur de renfermée, c’était celle des flatulences que ces géants avaient trop longtemps gardé dans leurs entrailles avariées.


Puis, le phénomène se propagea. Les centres commerciaux, les quartiers d’affaires, les lotissements, les bâtiments petits moyens ou grands se dégonflèrent à leur tour, crachant des foules de consommateurs, de cadres supérieurs et inférieurs, de propriétaires et de locataires désemparés. A ce rythme-là, la ville tout entière me semblait bien partie pour s’affaiser entièrement sous le poids du caoutchouc, de la honte et du dégôut, mais un rebondissment inattendu renversa finalement la situation. A mon grand desarroi.


Le dégonflement étant relativement lent, les pouvoirs publics eurent le temps de mettre en place une solution économique et efficace. Basé sur la soudaine nature caoutchouteuse des constructions, un procédé de solidification fut mis sur pieds. On perfora la base des bâtiments pour glisser dans les trous ainsi obtenus d’énormes gonfleurs reliés à des générateurs électriques. Ils furent ensuite cousus à l’enveloppe désormais molle et flexible des constructions. Mis ainsi sous perfusion d’air, les bâtiments allaient retrouver une consistance en apparence presque normale. Si la catastrophe avait été évitée, plus rien ne serait comme avant car la véritable nature de la ville était apparue au grand jour. Pourtant, la vie reprit son cours comme si rien ne s’était passé. Quant au pump frelaté, la municipalité en mit rapidement une autre version en circulation, celle-ci ayant été conçue en amont, par une société concurrente de Biotech-Corp, en prévision d’un tel scénario.



Je mesure désormais à quel point j’ai été naïf. Le système est bien plus résilient que je ne le pensais. Il a intégré sa propre fragilité comme une donnée à traiter, comme un obstacle à franchir. J’étais persuadé que la forêt aurait le dernier mot, mais je n’en suis plus tellement sûr. Encore moins depuis que Pneuma BTP, la société qui gère le maintien en état du centre ville avec ses gonfleurs, s’est lancée dans une toute nouvelle activité. Comme les sociétés immobilières qui ont construit une bonne partie de la ville sont discréditées, Pneuma BTP va rafler tous les contrats de construction. Ils vont construire de nouveaux quartiers, non pas avec du béton mais avec de gigantesques structures gonflables. Ils disent que cela ira encore plus vite et je veux bien les croire.


Assis au milieu d’une clairière, sous une lumière tamisée, bercé par le chant des oiseaux, je me creuse les méninges pour trouver la parade. Il doit bien y avoir un moyen de stopper ce cauchemar. Pour la première fois de ma vie, la nature ne me paraît plus aussi puissante. Avant, je pensais que les arbres finiraient par avoir raison du béton, pousseraient en travers des routes, étoufferaient les engins de construction abandonnés avec leurs lianes. Je voyais déjà les quartiers d’affaires envahis par des singes, une nuée d’insectes s’abbattre sur le centre-ville, mes frères monter leurs huttes sur la grand place. Je n’ai jamais pris de pump, et je n’en prendrai jamais. Pourtant, c’est comme si le doute de Taddeus m’avait envahi.


Soudain, un drôle de petit arbre chetif attire mon attention. Son feuillage pend lamentablement comme celui d’un saule-pleureur. Mais ce n’est pas un saule-pleureur. Il est d’une espèce qui, en temps normal, envoie ses branches vigoureuses en direction de la canopée. Que lui arrive t-il à celui-là ? Je m’approche et saisit une de ses branches. Quelle sensation bizarre ! Outre sa mollesse surprenante, j’ai l’impression de toucher une fausse plante « décorative » en caoutchouc. Pris de panique, je tâte les branches des arbres autour de moi, et c’est la même impression étrange. Comme s’ils étaient tous en caoutchouc ramolli. Bon sang ! La forêt elle-même serait-elle en train de se dégonfler ?!

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