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J'ai couru tous les jours vers la plage, dès l’aube. Je creusais la terre, plantais les troncs, tressais les branches. Je chuchotais en construisant ma palissade. J'imaginais que les mots s’entrelaçaient avec les lianes de lierre et qu'un jour le mur me répondrait, m'inspirerait à son tour de nouvelles histoires. Je ne me sentais pas moins seule depuis l'arrivée d'Aritz, au contraire, parce que sa venue m'avait fait espérer un ami qui serait d'accord avec moi et qui me comprendrait. Je me lassais de ces échecs, des mêmes livres toujours relus, des mots qui me venaient, toujours les mêmes : chuchotis, orage, empreinte... J'en inventais de nouveaux, comme écoulis ou raplaplatir qui avaient le mérite de faire rire Aritz. J'essayais de me souvenir de mots anciens que je n'avais pas prononcés depuis très longtemps et dont je doutais même de la prononciation, comme lichen, rastaquouère et borborygmes, qu'encore aujourd'hui j'écris sans la moindre hésitation mais que je ne me risque pas à dire à voix haute. Pendant longtemps, j'ai pensé qu'il y avait de la beauté dans les mots et dans les choses elles-mêmes, indépendamment de leur signification ou de leur interprétation. Voilà pourquoi j'avais passé des années à tenter de décrire chaque oiseau, chaque feuille de mon île, voilà pourquoi, en construisant ma palissade, je jouais au dictionnaire. Je retournais à mes vieilles habitudes. C'en est fini de ces mots utilisés comme une monnaie pour la joie. Pourtant, dans les morceaux de bois morts enchevêtrés, je peinais à voir matière à m'émerveiller. Les mots sans suite me semblaient perdre de leur scintillement et devenir tout aussi inertes que mon œuvre tissée petit à petit.
Je faisais œuvre de jardinier de cimetière. Et, surtout, je guettais des heures durant l’avancée de l’océan. Brûlée par le soleil et les embruns, je rentrais me recroqueviller à l’intérieur de la maison. Le bruit du ressac résonnait encore longtemps après dans ma tête, comme un écho têtu dans un tunnel d'autoroute. Aritz me racontait des histoires pour vider mes oreilles du vacarme. Il imaginait, tout haut, à quoi ressemblerait le monde, une fois reconstruit, une fois replanté. Il ne s'en lassait jamais. Il décrivait des cabanes en haut des arbres, des vêtements tissés pour de vrai, des jardins sans fin qui se changeaient en forêt. J’écoutais et je m’endormais. Ensuite, il imitait le tigre : il rugissait tout doucement, sous son souffle, comme pour habiller le silence, comme pour décorer le temps. L’horloge avait cessé de réciter ses tics et ses tacs depuis des années. Comme il faisait déjà trop chaud, la cheminée se taisait aussi ; heureusement qu’Aritz était là pour faire de la musique. Au fil de ses mélodies, je rêvais d’une montagne avec un sommet perdu dans les nuages. La lumière y était dorée et les oiseaux n’avaient pas besoin de voler.
Parfois, au matin, Aritz me caressait les cheveux lentement pour me réveiller : il savait que j’avais peur de laisser la journée m’échapper. Dès que j’ouvrais les yeux, il souriait, puis il sortait en fermant la porte sans un bruit. Dehors, j’entendais rugir le tigre. Je me blottissais de plus belle. Parfois, j'avais tout de même envie d'oublier que le temps passait, et avec lui ma vie qui n'était que cette petite chose rapetissée et grignotée de toutes parts. Mais j'avais beau me blottir, le soleil frappait contre les vitres, ses rayons de lumière couraient de lattes en lattes, les oiseaux appelaient je-ne-sais-qui, je-ne-sais-quoi, le conduit de cheminée sifflait son odeur de suie, le bois de la porte et du parquet craquait et geignait en pourrissant. Je sentais passer le temps impitoyable. Même moi qui prétendais être immobile, je ne pouvais m'empêcher de remuer les orteils et de sentir l'édredon usé se soulever sur mes épaules, et puis l'air froid se glisser dans mon simulacre de cocon. Dehors, la catastrophe ne m'attendrait pas. Malgré tous mes efforts, le monde m'empêchait d'être consolée. Je m'extirpais dans un soupir et je me précipitais vers l'extérieur.
Un jour, alors que je célébrais le troisième mètre de palissade bien solide, Aritz m’a appelée depuis les bois. J’ai jeté les branchages dans la précipitation : et si le tigre avait cédé à la faim ? C'était un tigre après tout ; il n'avait rien d'un voisin, rien d'un ami, rien d'une famille. Je ne l'oubliais jamais. J’ai couru, couru, couru à perdre haleine. Aritz se tenait là, dans la clairière pleine de bourgeons, les mains en coupe, les yeux brillants. Vivant. J'ai inspiré profondément. Il tenait dans le creux de sa paume la tête d’une jonquille. J'ai retenu la vague de colère. Je l’ai vu prendre son souffle comme pour m’appeler encore. J’ai coupé son élan.
— Je suis là.
Il a levé les yeux, surpris, puis il a tendu la main. En ignorant ma rage sourde qui grognait face à cette fleur décapitée pour rien, j’ai saisi la corolle jaune comme une trompette et j’ai dit :
— Je n’en ai pas vu depuis des années, des comme ça.
Cette jonquille entre mes doigts, c’était une vague contre ma palissade. Ça voulait dire qu’ici-même, sur cette île depuis des années essoufflée, un bulbe avait attendu. Dans le secret de l’humus, il avait germé, poussé, fleuri. Cette fleur me chuchotait que sous les plaines de sel espéraient des milliards de graines prêtes à dévorer la lumière pour offrir au monde un parapluie. L’île aussi en était pleine. Même assaillies par les vagues, même englouties, les graines attendraient le déluge, le désert, puis la pluie, pour se nourrir de mes restes. Ça voulait dire qu’Aritz avait raison. On pouvait peut-être habiter de nouveau sur le continent, les forêts veillaient, j'allais mourir avec mon île, si je restais. J’ai levé les yeux vers lui. Et j’ai entendu quelque chose. Contre son front battait encore une autre vérité. Elle susurrait : « partout où j’irai, ça poussera. » Je crois que la jonquille venait nous dire que les barrières n’existaient pas, que le sel et les graines pouvaient se mélanger, comme les murs et la liberté, les rires et les larmes. Mais j'avais peur de ces espoirs trop faciles, de ces rêves illusoires ; il y a dans ce genre de fictions une petite cruauté qui fait naître une lumière pour mieux l'anéantir. Alors j’ai compris qu’Aritz m’avait appelée pour me tendre une dernière main. La fleur et lui me disaient : « Pour la vie ». Ils me proposaient une autre histoire. Celle d'un monde qui pouvait renaître, d'un après-déluge radieux qui serait comme de boire une eau fraîche dans le creux de ses mains après un siècle de soif. Je n'arrivais pas à y croire. Alors j'ai menti :
— Tu avais raison, Aritz. Et je penserai à toi lorsque tu partiras. Je penserai aux forêts et à ceux à qui tu donneras de nouveau un toit et des fruits. S’ils sont encore là, j’espère qu’ils vivront à nouveau, et qu'ils n'auront pas faim.
Aritz a baissé la tête. J’ai glissé la jonquille dans la bouche de sa guitare posée contre un arbre et j’ai regagné ma palissade.
J’entendais, au bord de chaque vague, dans l’éclatement des bulles d’écume, comme une voix. J’avais beau essayer de l’ignorer et de me concentrer sur ma construction, elle insistait.
Et ça disait à peu près :
Le sable roule dans les creux, entre les bulles que crachent les poissons affamés. À l’ombre des filets, le relief des marées et des coraux retient les morts. Une bulle éclate ! Ça chuinte, la vie du plancton qui erre. Ça chuinte pour noyer les charniers de surface, pour choyer.
Et ça continuait de grignoter la plage ainsi, par vagues de chuchotis. J’ai guetté malgré le coucher du soleil puis j’ai marché sur les traînées d’écume en écoutant.
C’est là que je les ai vues. Les traces. Matière à cauchemar qui sème sur le sable trop chaud coquillages et récits invisibles.
Juste là, des empreintes de pieds nus. Je portais presque toujours mes chaussures trouées, Aritz ses lourdes bottes. Il y avait quelqu’un d’autre. Et j’ai suivi ses pas.
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