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Maintenant, c'est presque fini. J'ai commencé à écrire pour me convaincre que rien n'avait changé, qu'ils étaient encore là, que je pouvais revivre sur le papier leur venue et leur présence, mais il faut bien me rendre à l'évidence. Cette illusion ne dure que tant que j'écris et je ne vais pas pouvoir continuer éternellement. Je ne peux pas trier, inventer, répéter pour toujours et sans interruption leurs gestes et leurs mots, nommer comme si ça remplaçait la vie. Il reste toujours, dès que je lève les yeux du papier, le nid mort d'Aritz, un grand creux dans le lit et des traces de doigts sur les vitres. Alors je ne sais plus pourquoi j'écris : habitude, ennui, ego ?
Les arbres autour de la maison se battent contre les vagues. J’ai hissé tous les rochers près du sommet de l’île et j’ai construit un escalier pour grimper sur le toit. J’ai ouvert la porte. Désormais, trois chauve-souris dorment au sein de l’étagère. Quelques serpents se lovent avec les rats sous le lit. Le renard observe la dernière poule qui s’est réfugiée sur une poutre. Dans le nid abandonné d’Aritz, les lapins dorment en tremblant. Ils ont dévoré les bourgeons morts. Nous avons faim, nous avons peur, mais il n'y a plus de dévoration qui tienne. A quoi bon ? Et moi, au milieu des cœurs qui battent, j’écris.
L'eau monte et, avec elle, la menace de disparition. Aritz est parti avec son arche à moitié manquée, Ondine s’est évaporée et, autour de moi, je ne vois plus, déjà, que des fantômes. Et malgré tout, je porte sur ces êtres étranges qui m'entourent un regard empreint de tendresse. Il y a toujours la planche du parquet dépareillée, ma tasse ébréchée, mon évier rempli d'eau verte qui tremblote. Dehors, j'agite la main vers les hautes branches qui se balancent pour me saluer quand je me réveille de mes siestes remplies d'hallucinations. Je me bouche parfois les oreilles en appuyant fort les mains contre mon crâne parce que le fracas de l'eau me fatigue. J'ai parfois envie de crier.
Pourquoi écrire ? C'est tout ce que je cherche encore à savoir.
Question de survie peut-être. Quand j'écris, j'ai moins envie d'imiter Ondine et de me laisser dissoudre dans les vagues. Je ne veux plus vraiment me coucher sur le courant et goûter le sel me brûler la gorge et les poumons. Je ne rêve plus d'engloutissement. Et pourtant, j'ai toujours su que mon choix de rester sur l'île représentait un suicide anticipé.
Par héroïsme ? Je pense parfois : « Quand personne n’est là pour se souvenir, qui pour rendre hommage, qui pour préserver ? Il nous faut à tous une arche de mots. » Moi aussi, j'aimerais être sauveuse. Mais je sens que j'avance sur un fil très fin, tendu au-dessus d'un gouffre sans fond, les yeux fixés sur ce devoir que je m'invente, devoir fou peut-être ; tout autour, j'entends la voix ensorcelante d'Ondine, je vois briller les yeux d'Aritz comme les ocelles d'un paon-du-jour, et tout m'accuse. Les poules pivotent leurs têtes de droite à gauche pour darder sur moi leurs petits yeux ronds et me font baisser les épaules de honte. De quel droit fixer de ma main des mondes qui survivraient mieux en louvoyant entre nos regards ? Quelle magie dans mes mots ? Des illusions, encore. Je traîne mon enfance comme un fardeau. Je me raconte des histoires pour encager dans son ombre le monstre sous le lit.
Sur le pas de la porte, on observe l’eau qui clapote, les grains de sable qui roulent dans l’écume, qui percutent déjà les rochers disséminés autour de la maison. On regarde les arbres briser les vagues, les feuilles tomber en plein été. A mon bureau, une araignée. Je fais semblant de ne pas la voir. C’est le meilleur moyen de ne pas interrompre son chemin. Je ne veux pas être un obstacle. Je ferme les yeux et je l’imagine s’éloigner et tisser sa toile quelque part dans un coin obscur de ma demeure. Elle n’est pas obligée, bien sûr. Elle peut juste visiter. Je ne serai pas celle qui époussettera sa maison et son piège, qui la jettera dehors, plus maintenant. Je ne fais plus de cauchemars d'insectes. Et, quand j’apercevrai un fil de soie scintiller dans la pénombre, je sais que j'aurais envie de dire merci. Elle sera là. J'en serai heureuse. Je n'ai plus peur d'admettre mes ridicules ; on trouve des amis où l'on peut.
Dos aux clapotis qui rongent le bas de ma porte, j’écris. Furieusement, comme un incendie embrase la forêt : je trace jusqu’à allumer des étincelles. Mes souvenirs, les portraits de tous ceux que j’ai rencontrés, la folie des hommes, le pourquoi du comment de la catastrophe, les forme des fleurs, toutes les légendes dont je me souviens, le nez du hérisson, les statues et les peintures, les coupables et les héros. Je noircis le papier de mots entrecroisés, je plie chaque feuille recouverte dans un bruissement insupportable. À califourchon sur le toit, je lance avions en papier, grues et oiseaux en origami, tous couverts de mots, pour qu’ils volent loin, volent toujours, jusqu’à trouver les yeux d’un lecteur. Certains s’échappent loin, percent les nuages et je les regarde disparaître avec espoir. D’autres sombrent dans les vagues et se délitent en écailles mouillées. Tant pis. Je pose sur l’océan une flotte de bateaux pliés et je regarde les vagues les engloutir. J’y glisse des fleurs fanées, des éclats de coquilles.
Après le déluge, le désert ; on trouvera, au-dessus de la couche d’ossements, une écorce de papier. Alors on saura. On découvrira qu’il existait quelqu'un qui se souciait assez du monde pour espérer qu'il s'en souvienne. Alors, on vivra enfin avec les rats et les oiseaux, les immortels, tous les sans noms, tous les sans mots. On mangera des fruits.
Mais je rougis devant cette armada de pacotille. Ces petits papiers semblent exister pour crier que j'ai été là. C'est vrai : j'ai peur de ne rien avoir semé derrière moi, de n'avoir laissé aucune trace, comme Ondine qui s'est évaporée un matin en n'oubliant derrière elle qu'une étoffe de plastique qui flottera bientôt, anonyme, invisible, fondue dans l'eau qu'elle imite. J’écris pour qu’on me découvre, cachée là avec toutes les traces vivantes auxquelles j’ai mêlé les miennes. J'ai honte de ce désir étrange d'être rappelée au souvenir d'inconnus, j'ai honte de ressembler à ces amoureux prétentieux qui gravaient autrefois leurs initiales sur l'écorce des arbres ou à ces adolescents idiots qui dessinaient au marqueur indélébile des insultes sur les murs des toilettes. Mais en lançant un énième avion en papier couvert d'une liste de plus, je m'imagine louve ou chat sauvage, griffant sur l'écorce un signal de reconnaissance. Reconnaissez-vous !
Car je sens bien que je n'écris pas seulement pour me bercer d'illusions en évoquant Ondine, Aritz, et ces autres que j'ai aimés, ou cru aimer ; ni seulement pour prouver que j'ai été là, et digne d'être là ; ni seulement parce que j'espère une réponse. Dans ce que j'ai déroulé sur ce papier, je n'ai peut-être rien appris. Mais j'espère que quelqu'un saura suivre mes empreintes et deviner la direction à suivre. Quant à moi, je crois que je me suis perdue dans ma forêt de mots plantée dans l'urgence, sans méthode.
Et maintenant que je suis sur le toit, j'ai de la chance qu'il ne pleuve pas. Depuis combien de temps déjà ? J'ai oublié. J’ai arraché hier quelques planches du parquet, j’ai fabriqué une boîte. J’y glisse une après une les feuilles de cette histoire. L'île, Aritz et Ondine, le déluge continué. Après le dernier mot, la dernière vague, je clouerai tout et je laisserai flotter mes mots au hasard, jusqu’à quelqu’un. Il y aura là-dedans presque toute mon île. J'imagine déjà la boîte flotter et s'éloigner en dodelinant sur les vaguelettes, comme une coquille de noix sur une immense flaque d'eau. Je laisse de côté mes listes stupides, délitées dans les vagues, autant de confettis d'illusions.
Mon île de papier, ce n'est pas une encyclopédie avec des photographies triées, cartographiées, numérotées, des reproductions d'après-nature, des compte-rendus sérieux de savant ou de machine. Ce n'est pas une tour impénétrable composée de briques de savoirs et de noms. Contrairement aux avions, aux bateaux et aux grues dont j'ai recouvert le fond de l'océan, elle tient peut-être un petit monde qui dit autre chose que ma simple présence à un point du temps et de l'espace. C'est une île où l'on peut accoster si l'on veut, si l'on peut. J'ai simplement voulu raconter ce qu'il reste de beau sur cette île avec ses créatures qui grouillent et ses plantes qui frémissent, et quelqu'un tout seul. J'ai raconté comment je passe des heures à tenter de voir le renard, sans y parvenir, comment les poules en buvant font claquer leur bec comme pour mieux goûter l'âpreté de l'eau, comment la bergeronnette rebondit sur les airs. Ce n'était ni précis, ni objectif, ni rien de sérieux, mais c'était parce que j'avais peur de voir tous leurs petits mondes disparaître avec eux. Ils survivront, ils passeront l'océan sans moi, ailleurs, d'une autre manière. Mais ce ne sera plus jamais ce renard, cette poule, ces troncs rugueux que j'ai appris peu à peu à connaître. Je n'ai pas peur pour les oiseaux, je n'ai pas peur pour nous qui survivront bien comme des taupes en attendant la fin de l'orage. Et sans doute Aritz est là, perdu dans un désert, à planter en chantant les graines qu’il espère. Là-bas tout renaîtra à nouveau, tout grouillera et rampera et s'élancera vers la lumière.
Mais ici, tout est silencieux et je ne peux pas supporter de penser que plus personne ne verra jamais ces écailles uniques, ces oreilles aux tachetures frémissantes, cette poule dont l’œil est fendu et qui secoue la tête de gauche à droite d'un air absurde ; que personne ne les connaîtra ni n'apprendra à les aimer. J'ai peur pour la chauve-souris particulière qui s'est réfugiée derrière le volet, pour la colonie de fourmis qui vit sur l'arbre mort près de mon jardin, j'ai peur pour moi. Nous partageons en cet instant le même air, le même petit monde et le même moment qui s'efface déjà, passagers clandestins sur un bout de caillou au fin fond de l'univers. Encore une fois, j'ai ce sentiment bizarre de solidarité.
Et alors qu'ils coulent, je regrette de m'être tant attachée à ces arbres familiers qui m'ont empêchée de partir et qui m'abandonnent à présent. Peut-être que, comme Aritz, je n'aurais pas dû apprendre à distinguer un rat d'un autre. Tout est idem. Mais je n'ai jamais pu m'empêcher d'aimer les détails. J'ai tenté de garder une trace de cet amour sur le papier, pas pour conserver, pour inspirer.
Je ne sais pas si j'ai assez cherché la vérité ; tout est trouble pour moi, car il n'y a nulle frontière, malgré toutes mes palissades manquées. Il ne me reste qu'un paquet de regrets et la peur de m'être rendue bourreau à mon tour. Je regarde l'eau depuis mon toit et il n'y a plus qu'une chose dont je ne doute pas : je fais erreur. Il faut aller plus loin et plus droit dans la forêt. J'ai laissé là-dedans tout l'itinéraire de mon erreur. Quelqu'un en me lisant saura placer le doigt sur l'espace blanc entre un point et une majuscule et dire : « C'est Ici, Ici précisément, qu'elle s'est trompée. » Cette graine que je lance au hasard germera. Quelqu'un lira ces bouts de papier, ces bouts de monde, quelqu'un en écrira d'autres, des meilleurs, des plus justes, quelqu'un les aimera avec des mains pleines de sangs et de nerfs et non d'encre, et on saura peut-être vivre, enfin !
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