Chapitre Solitaire

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La nuit d'octobre étendait son linceul sur mon village, sur ma rue et sur mon cœur. Par la haute fenêtre du salon, je voyais les sapins ployer sous le vent du nord. A mes oreilles parvenait le son de leurs branches lourdes s'agitant sous les rafales. Autour des lampadaires dansaient des rideaux d'une pluie grise, froide et pénétrante. Des averses de chagrin. L'atmosphère pesait sur ma poitrine à la fois morose et terrible.

Du haut de mes seize ans, j'apprenais la leçon du deuil depuis la fin août mais ce soir-là, je découvrais également une solitude qui ne me quitterait plus. Ses crocs m'étreignent encore souvent le cœur bien des années plus tard alors que le lien avec ma famille est définitivement rompu. Là où je devrais trouver des moments de partage, d'échanges, ne résonnent qu'un vide assourdissant à vous rendre fou. Mon téléphone ne sonne plus pour les anniversaires, pour les fêtes de fin d'année, ni pour les bonnes nouvelles ni pour les mauvaises. Je vis une ostracisation silencieuse, peut-être plus violente encore qu'une franche dispute.

Durant cette veillée lugubre, je suis incapable de me souvenir et de dire où pouvaient bien se trouver ma famille. Ma mère était "à la couratte" selon son expression habituelle et prenait probablement du bon temps avec un de ses amants de passage, un visage anonyme gravitant dans notre entourage. Ma fratrie dormait certainement chez des amis.

Quant à moi, je tentai d'occuper mon esprit pour lui éviter de divaguer, de plonger dans une spirale déprimante en regardant la télévision mais le programme ne m'intéressait pas, dénué de sens à mes yeux. Tout me paraissait fade, presque idiot. Mon esprit bouillonnait d'un sentiment d'incompréhension, d'injustice, de colère difficilement contenue.

Sur le canapé, ronflait le chien de la maisonnée. Un petit bâtard au poil brun-roux, noir sur le dos. On l'appelait Bambo, le même nom que portait le chien de mon père alors qu'il était enfant.

Je n'avais pas de larmes, juste une profonde meurtrissure à l'âme et un vague soulagement peut-être hypocrite. Je n'en pouvais plus de cette déchéance physique et morale qui avait été la sienne pendant sa maladie, ce "à quoi bon ?" qui annihile toute envie de lutter. Ces trois années m'apportèrent probablement la plus cruelle des leçons de vie, celle où on refuse le combat, où on jette les enjeux par-dessus son épaule. C'est dans ces eaux que mon esprit guerrier a trouvé sa source.

Quand je ne supportai plus cette douleur sourde à l'arrière de mon crâne, dans ma poitrine et mes viscères, j'allai me coucher. Je mis du temps à trouver le sommeil. La pluie frappait doucement sur les volets de métal de ma chambre et toujours aucun pleur. Alors je restais allongé dans la semi-obscurité, tournant le dos à la fenêtre et je regardais les stries de lumière caresser le mur opposé. Le silence régnait dans la rue trois étages plus bas. Pas de circulation, pas de clameurs de promeneurs nocturnes.

Avais-je glissé sans m'en rendre compte dans les bras de Morphée ? Ou bien étais-je parfaitement réveillé quand j'entendis les trois petits coups à ma porte ?

Ai-je bondi hors de mon lit ou restai-je figé sous mes couvertures, abasourdi ? Je l'ignore, j'ai oublié. Mais je me souviens m'être levé, les oreilles bourdonnantes des battements de mon cœur. Le couloir était vide, aucune lumière ne brillait dans l'appartement.

De ma position, je voyais l'extrémité de notre balcon plongé dans le noir. Juste devant moi, se trouvait la salle de bains obscure elle aussi. J'y entrai. Personne. Pas même derrière le rideau de douche ou la porte. Personne non plus dans les toilettes. Je laissai allumé derrière moi.

J'entrai dans le salon. Là aussi, le vide, l'absence comme dans la cuisine. Je sortis sur le balcon et vérifiai les serrures de la porte d'entrée. Verrouillées comme je les avais laissées. J'ouvris et scrutai les ombres de la cage d'escalier. Aucune lumière, aucun bruit de pas sur les marches de béton. Ni en dessous ni dans les étages supérieurs.

Je retournai précipitamment à l'intérieur. Le froid m'envahissait tant par mes pieds nus sur la dalle froide que par le choc psychologique que je ressentais. Par acquis de conscience, après avoir refermé les deux verrous de la porte principale, j'allai regarder dans les deux placards au fond de la véranda. Là non plus, rien à signaler, à part le même fatras habituel.

Je traversai la cuisine et entrai dans la première chambre, celle de mes parents. Puis dans celle de mes frères. Il n'y avait personne. Je refis le tour de l'appartement, toutes les lampes éclairées. Toujours ce silence pesant et étrangement absurde. Je regardai sous les lits, dans les penderies. Rien, pas un signe de vie en dehors de mon agitation. Je rejetai l'hypothèse d'un canular ou d'une visite aussi impromptue que discrète et je commençais à me dire que j'avais certainement rêvé.

Les songes sont une sorte de projection de nos émotions et peut-être que, dans la douleur de mon chagrin, j'avais imaginé que la personne qui me manquait le plus à cette époque et dont l'absence se fait encore parfois terriblement criante dans ma vie frappait à ma porte de chambre qui se situait à l'opposé de la porte d'entrée et c'est sur ma porte que résonnèrent les coups. C'était impossible. Non pas parce qu'il aurait dû traverser tout l'appartement sans bruit et sans lumière mais parce qu'il n'était plus de ce monde.

Je pratiquais depuis mes onze ans l'astronomie, une science dure. En cela, je veux dire qu'elle repose sur des observations et des analyses scientifiques qui ne laissent aucune marge au hasard. Cette approche très pragmatique posait les fondements de mes réflexions, de mon instruction.

Aussi fascinants puissent être les fantômes, je repoussai cette idée. La conclusion la plus plausible à mes yeux à ce moment-là était que je m'étais endormi et que j'avais fait un rêve extrêmement réaliste. Un rêve qui trouvait sa source dans les tréfonds de ma tristesse et qui avait ressurgi sous cette forme-là.

Toutefois, un détail me frappa à cet instant debout au milieu de mon salon. Un simple fragment de mon histoire mais qui fit vaciller mes convictions.

Le chien, d'ordinaire très calme et enjoué, se tenait debout sur le canapé. Son poil était tout hérissé et il grognait, furieux, en direction d'un point indéfinissable proche de la porte d'entrée. Là où il n'y avait rien d'autre que du vide et des ombres.

Aujourd'hui encore, je ne peux m'expliquer complètement ce que j'ai vécu cette nuit d'octobre mais est-il possible que nous ayons différents seuils de perception des éléments nous entourant et que Bambo ait réagi à ce que je ne pouvais pas voir ou ressentir.

Ce phénomène se reproduisit plusieurs fois dans ma vie pendant les années suivantes mais jamais avec la même force. Un ami me parla, convaincu, des esprits des proches qui continuent à veiller sur nous après leur mort. Je n'ai pas de réponse à offrir, le champ des possibilités me paraît vaste.

Etait-ce juste un frisson causé par un courant d'air ? Ou bien mon esprit qui comblait comme il pouvait un vide dans une ombre louvoyante en périphérie de mon regard ? Ou bien est-ce que mon père me rend visite depuis l'ailleurs et qu'il me fait comprendre qu'il continue de veiller sur moi ?

Aujourd'hui, libéré de l'emprise de ma famille toxique, je me suis affirmé en tant qu'homme et je n'ai pas vécu de nouvelles expériences de ce genre depuis un long moment. D'aîné, d'orphelin, de paria, je suis devenu les pages blanches de ma propre histoire où beaucoup reste à écrire.

Et demain, sur la longue route qui m'attend, qui sait ?

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