Nu dans un intérieur - Pierre Bonnard - 1912-1914
Tu scrutes sans doute ton visage dans le miroir.
Ignores-tu que je te vois en partie ? Ou sais-tu au contraire que ta nudité m’est visible à demi ? J’aime y croire dans la lumière de ce premier matin entre nous, libre et sereine du regard que je peux poser sur ton corps, découvert du bout de mes doigts aveugles dans la pénombre de la nuit et que je ne connais pas encore très bien.
Si je tends la main en clignant un peu des yeux, je caresse tes courbes, de ton cou à tes pieds. Je trace une esquisse de fusain, une empreinte cernée d’un trait sombre. Surtout reste immobile que je fixe ce moment aussi définitivement que sur une toile blanche, dans la banalité de l’encadrement de la porte de ma salle de bains.
Pourquoi scruterais-tu ton visage dans le miroir ? J’invente…
Tu te regardes simplement, relèves tes cheveux emmêlés. Tu penses à quoi ?
Je ne sais plus trop ce que la nuit a fait des mots que nous avons prononcés. La nuit a-t-elle compris qu’il y aurait ce jour ? Tangage. Vertige. Zébrures bleutées. La nuit s’est laissée piéger dans nos peaux incrustées et sans doute a-t-elle préféré mettre en suspens l’instant avant de le ranger dans une case de mémoire indélébile. Prudence et étonnement.
Les mots ont dû glisser sous le lit.
Tu relèves tes cheveux emmêlés, nue devant le miroir. Tu souris ?
J’ai envie que tu souries. Parce que le papier peint de la chambre est moche. Parce que ma salle d’eau est miteuse. Parce que tu es bien ? J’invente…
J’imagine un tracé hésitant de ce petit morceau de toi trahi par l’encadrement de la porte, cette découpe de ton corps tranché de haut en bas aussi sûrement qu’avec un hachoir affuté. Du bout d’un regard d’encre de chine, j’ourle tes courbes nues.
J’ai peur que tu ne reviennes pas dans mon lit si j’attends trop. J’ai peur que tu t’enfuies si je viens vers toi.
J’ai peur de bousculer un millimètre de cet instant.
Le monde peut rétrécir aux confins de ma chambre, ne m’importe que cette image offerte dans la lumière d’un jour suspendu.
Je ne suis pas certaine d’avoir encore bien compris.
Le flottement est délicieux.
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