No !

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Comme chaque fin de semaine, le son résonnait dans la salle. Les lumières flottaient sur la piste de danse et sur les chevelures des danseurs, comme des papillons dans les ténèbres. Les stroboscopes abreuvaient de leurs couleurs les nomades du samedi soir.

No ! (Écho) mm ... No ! (Écho) mm ... No ! (Silence)

La foule ondulait, emportée par le mouvement de ma musique. Les basses suaves battaient la mesure comme un orage lointain dans le crépuscule. C'est à ce moment-là que je l'ai aperçue, la reine de mes nuits, Tiffany. Elle était discrète comme une ombre. Elle paraissait insaisissable parmi les zombies désarticulés qui se trémoussaient frénétiquement sur le dancefloor. Son jean bleu collait à ses jambes, comme la peau d'une panthère. Elle portait un débardeur noir qui retombait élégamment sur ses hanches. Elle le cachait sous une veste en cuir grise délavé. Malgré la surprise, ma main continuait de faire tourner les disques contre les platines, en professionnel du métier. J'ajustais toujours le tempo par réflexe, tout en me remémorant notre première rencontre. En contrebas, elle regardait dans ma direction, mais ne semblait pas me voir.

J'avais rencontré Tiffany lors d'une soirée avec des amis communs. Du moins, c'est ce que j'avais pensé. Elle n'avait pas parlé pendant cette fête improvisée. Le mieux qu'elle était parvenue à articuler, c'était miauler quelques syllabes. Elle me ressemblait tellement. Nous étions tous les deux des paradoxes, à moitié ténébreux, dans l'obscurité de nos personnalités timides et à moitié d'étincelantes lumières. C'était flagrant. Quand je tentais de m'intégrer en société, je ne réussissais pas à placer un mot, je disparaissais englouti dans les conversations des autres. J'étais réservé, je passais inaperçu, comme elle. Mais, lorsque je montais sur scène, et que je mixais sur mes platines, je devenais le gladiateur sur son chariot qu'on acclamait. Ces appareils, comme des extensions sonores de mon cerveau me procuraient la gloire. Et tout d'un coup, tout le monde me connaissait, tout le monde m'écoutait. La foule découvrait mon son unique. Mon univers leur explosait littéralement aux oreilles, le vrai moi apparaissait. Tiffany malgré son timbre aphone avait le regard d'un prédateur, je savais qu'il y avait un animal tapi dans l'ombre de ce corps magnifique. De sa simple présence, elle enchantait l'univers. On avait eu une attirance immédiate l'un pour l'autre. Mais, c'est elle qui avait collé sa bouche contre la mienne. Moi, j'étais trop timide pour entreprendre quoi que ce soit. Elle l'avait fait sans prévenir, sans donner le moindre signe. Nous avions passé la nuit ensemble, sans rien nous dire. Au matin, elle était partie, elle était retournée dans l'anonymat de ma vie. J'avais pensé que probablement elle n'avait pas supporté autant de contact social à la fois. Elle m'avait quitté sans doute paniquée à l'idée de ressentir des émotions. C'était dur de réaliser qu'on existait à travers quelqu'un d'autre quand on était marginal. C'était ma théorie. Elle s'était avérée fausse. Quand j'avais parlé d'elle à mes amis, c'est comme si elle avait disparu de leur mémoire. Il ne se souvenait pas de cette femme à la peau d'ébène. J'avais pourtant insisté : "elle a passé la soirée avec nous, bon sang ! Tiffany !", c'était étrange. Quand je repensais à elle, la seule chose qui me venait c'était ces enivrantes paroles de chanson prononcées avec des suppliques dans la voix.

Back to you (silence) No ! How do i get in touch with you. With you (silence) Back to you (silence)

Alors quand je l'avais vu arriver ce soir-là, c'était comme si mes créations musicales l'avaient appelé jusqu'à sa tanière. Elle était venue rejoindre le monde de la nuit pour moi. Maintenant, je ne pouvais plus m'arrêter de mixer. Je la voyais se trémousser devant moi pendant que je frottais frénétiquement les disques. J'avais le sentiment qu'elle dansait pour moi, elle était à une dizaine de mètres. Je tendis ma main vers elle, ce que la foule a considéré comme un appel à se bouger davantage. Je savais que si je m'arrêtais, elle s'arrêterait aussi. Donc, je devais continuer. Elle dansait sur mon son, sur mon style qui définissait mon âme. J'ai commencé à produire des variations et à voir la réaction de son corps. Comme s’il n'y avait qu'elle sur la piste de danse. Son déhanché était si fluide. Ses deux bras collés descendirent le long de son corps, comme si elle s'apprêtait à bondir. Puis elle remonta le long de son corps, lança ses cheveux en arrière. Le rythme et les paroles se mirent à ralentir. Je voyais ses lèvres vibrer sur le son du "mm". De gauche à droite, elle balançait le haut de son corps.

How i do get in touch with you (silence) when the night is through

Puis, il y a eu ce flash. Dans la lumière saccadée, un homme se rapprochait d'elle. Les stroboscopes masquèrent partiellement la scène, il avançait par à-coups, comme dans un film des années cinquante. Puis, j'ai vu cette image glaçante. J'ai vu une lame sur le cou de Tiffany. Puis, l'instant d'après elle avait disparu avec son agresseur. J'ai immédiatement stoppé les platines. Tout le monde a regardé dans ma direction avec un mélange de stupeur et d'incompréhension. Je venais de perdre mon cachet pour la soirée. Mais je m'en foutais. Après quelques minutes, le gérant est venu s'excuser auprès du public. Moi j'étais déjà dans la rue, à la recherche d'un indice pour les retrouver.

when the night is through (silence) No !

Les platines continuaient à tourner sans leur maître. J'étais haletant, dans les ruelles. Puis, au détour d'une rue, je l'ai vu, en sang, dans l'obscurité. À côté d'elle gisait probablement l'homme qui l'avait attaqué. Il était mort. Je me suis approché d'elle. Elle ne pouvait pas parler. Sa gorge avait été sectionnée. Mais elle réussit à m'indiquer le cadavre qui gisait à côté d'elle avec un léger sourire. Elle indiquait qu'elle avait survécu. Qu'elle avait face à ce porc. Elle avait perdu sa faculté de parler, mais le monstre à côté d'elle avait perdu la vie. J'ai appelé l'ambulance qui est arrivée sur les lieux dix minutes plus tard. Je ne pouvait pas faire un garrot sur sa gorge, mais j'ai essayé de l'aider à stopper le saignement comme je pouvais avec mes mains en appuyant sur la plaie. Les secours l'emmenèrent sur une civière et commençait à lui donner les premiers soins. Le personnel me demanda de me mettre à l'écart, ce n'était plus de mon ressort, mais je voulais l'accompagner :

- Je veux venir avec !

- Vous êtes de la famille ? Un proche ? Son petit ami ?

- Non, mais ...

- Désolé monsieur ... Mais sachez que vous lui avez sauvé la vie.

Les portes de l'ambulance se sont fermées. Je n'avais pas son nom, je savais seulement qu'elle s'appelait Tiffany. Mais j'ai retrouvé un petit porte-monnaie saumon près du drame. Il y avait son nom de famille. Cela m'aiderait à la retrouver à l'hôpital et à le lui rendre. C'est uniquement lorsque je suis rentré chez moi, encore sonné par les événements que j'ai réalisé que je n'avais jamais vu Tiffany avant. Je ne l'avais aperçue dans un rêve. Elle m'avait accompagné dans un demi-songe de dépravé. Mes amis m'avaient fait avaler une substance étrange, un mélange de plusieurs drogue et j'avais parlé seul toute la soirée avant de rentrer. C'est ce que mes amis m'ont raconté plus tard. J'avais plusieurs fois prononcé le nom de Tiffany ce jour-là. J'avais eu une hallucination, une prémonition partielle de ce qui allait se produire. Mais, tout ça n'avait plus d'importance, car elle était bien réelle. Et, sans mon intervention, elle serait morte. Mais aujourd'hui, elle est bien vivante, j'en avais la certitude, nous allons nous revoir et nous passerons peut-être de nombreuses nuits ensemble sans parler.

(silence) mm ... (Silence)

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