11. Sacrée décision

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Julia

J’observe les personnes autour de la table dans cette pièce déjà étroite d’ordinaire, mais qui en deviendrait presque étouffante. Pas facile, ce genre de réunions, quand on ne parle pas le même langage. Pas facile non plus lorsque les deux peuples ne sont pas sur le même pied d’égalité. L’un est là en protection, l’autre a besoin de l’être sans vraiment l’accepter.

Mon regard se tourne inéluctablement vers le Commandant. Il en impose, et j’aurais presque envie qu’il prenne sur ses épaules toutes les décisions pour me soulager un peu. J’ai du mal à voir où nous allons, du mal à imaginer comment nous pourrions mettre en sécurité les Silvaniens, et il m’est impossible d’accepter de possibles pertes.

C’est un sacré conseil de défense qui se tient ici, et c’est un peu le bordel. Mais de l’anarchie naissent les meilleures idées, non ? Je n’en suis pas sûre, surtout après ce que vient de me dire Arthur.

- Est-ce que les saints peuvent vraiment être offensés quand notre seul objectif est de sauver des vies ?

- Lena a parlé d’une grotte. Mais c’est un peu le berceau de la vie en Silvanie, un endroit sacré et consacré en l’honneur de la Vierge Marie. Elle est immense et c’est vrai qu’elle n’est pas loin d’ici. Normalement, aucun étranger n’a le droit d’y aller. Ce n’est que pour les pèlerins silvaniens. Mais là-bas, même le Président n’osera pas bombarder. Les gens y seraient en sécurité.

Je bois les paroles d’Arthur et un sourire se dessine sur mes lèvres à l’idée qu’une solution miracle ait été trouvée. Il ne reste pas longtemps, juste assez pour être repéré par tous, je crois, parce que Lorena soupire lourdement et s’apprête à intervenir.

- Qu’en pensent les Anciens ? demandé-je avant qu’elle n’ait l’occasion d’exprimer son mécontentement.

- C’est inadmissible. C’est une grotte sacrée, pas un abri anti-missiles, s’emporte Carl en tapant du poing sur la table. Je suis contre ! Et comme a dit Le Commandant, ce n’est pas en nous cachant que nous remporterons cette guerre !

- On vous entend, dit mon Bûcheron, mais la décision doit être collective. Hector ? Commandant ?

- Je rejoins Carl, répond Hector. Peut-être à la limite les enfants, mais c’est la Grotte de la Vierge ! On ne peut pas la désacraliser, ce serait péché.

Moi qui ne suis absolument pas croyante, je trouve aberrant de ne pas profiter d’une telle opportunité pour protéger femmes et enfants, et toute personne qui ne veut pas risquer sa vie. C’est fou, et quand bien même je suis ouverte d’esprit, en quoi est-ce que la Vierge pourrait être outrée de voir débarquer des personnes qui souhaitent se protéger de la guerre et de ses atrocités ? Ne sommes-nous pas tous les enfants de Dieu ?

- Commandant, qu’en pensez-vous ? interpellé-je l’Ancien qui, je le sais, a entre ses mains la protection de la plupart des Silvaniens présents ici car je ne doute pas que tous se rallieront à son avis.

- J’ai dit que je ne voulais pas me terrer, Lieutenant. Je n’ai pas été clair là-dessus ? répond laconiquement le Commandant.

- Ce n’est pas parce que vous ne le souhaitez pas que personne ne le souhaite, dis-je en tentant de masquer mon agacement. Tout le monde n’est pas taillé pour la guerre. Et vous voulez quoi, mettre les gosses en première ligne, tant qu’on y est ? Pardon, mais je n’ai aucune envie de devoir ramasser les corps inertes d’enfants parce que vous aurez tous été trop bornés pour penser que tout le monde n’est pas capable de se rebeller et de se défendre.

- Lieutenant, vous allez me faire pleurer. C’est quoi, votre plan ? On emmène tout le monde là-bas le temps que le Président se décide à bombarder ? Et s’il ne le fait jamais, on finit notre vie dans la cave ? Je vous croyais plus organisée que ça.

Son ton est froid, direct, toujours très court et droit au but. Je commence à m’énerver mais Arthur me fait signe de me calmer et je vois dans son regard qu’il a une idée. Ou en tous cas qu’il sait comment manoeuvrer le Commandant. Je le laisse donc procéder, me contenant pour l’instant avant d’exploser et de dire à toutes ces grenouilles de bénitier que je n’en ai rien à faire de leur Vierge effarouchée.

- Commandant, la Lieutenant veut qu’on soit prêt pour affronter toute éventualité. Je pense qu’il faut lui reconnaître cette qualité. Qui a dit d’emmener tout le monde dès maintenant à la Grotte ? Personne. Ne me dites pas que la Gitane n’a aucun espion au Palais qui sera en mesure de nous prévenir en cas d’attaque, quand même. L’idée est d’être prêt quand ça arrivera, si ça arrive. Et je vais vous dire autre chose, Commandant.

Il fait une petite pause pour marquer son effet. J’aime quand il se fait mystérieux comme ça. Est-ce que je passe pour une dingue si j’avoue que, même en plein conseil de défense et alors que nos vies sont peut-être en danger, le voir ainsi s’affirmer face à l’Ancien m’excite légèrement ? Lui est imperturbable et reprend, un petit sourire aux lèvres.

- Moi, dès que je sais que quelque chose se prépare, je ne vais pas attendre votre accord pour emmener la petite Lila à la Grotte. Et je crois que je ne serai pas le seul. Si vous ne vous rangez pas à cet avis, je pense que vous risquez de vous apercevoir que votre légitimité en tant que Chef n’est pas si forte que ça.

Le Commandant cille à la mention de sa légitimité. Arthur est fort dans ce type de négociation et de discussion. Il vient de mettre le Commandant devant un dilemme. S’il persiste, il sait qu’Arthur ne sera pas le seul à lui désobéir. Il a le choix entre le côté sacré de la Vierge et le côté presque aussi sacré de son pouvoir. Que va-t-il choisir ?

- Commandant, ne puis-je m’empêcher d’intervenir, honnêtement, je n’ai pas envie d’agir à votre encontre à tous, mais je suis désolée, je le ferai si nécessaire. Tout ce que je veux, c’est protéger tous ceux qui veulent l’être et ne se sentent pas capables de se battre si besoin. Alors, même si vous n’êtes pas d’accord, je ferai moi-même les voyages pour emmener les Silvaniens qui le souhaitent. Pour le reste… Snow, je te laisse organiser un convoi sécurisé pour aller visiter cette grotte, on va y aller dès demain matin. D’autres personnes veulent nous accompagner ?

- Je n’ai pas encore donné mon accord, Lieutenant. Vous savez que personne n’ira avec vous si je ne suis pas de votre côté ? Mais vous avez raison, je ne peux pas exiger du peuple d’être aussi engagé que moi. Il est normal d’aider ceux qui préfèrent se mettre à l’abri. Vous avez donc ma bénédiction.

Une part de moi est heureuse qu’il accepte, quand une autre a envie de lui dire que même sans sa foutue bénédiction, je suis certaine que je ne serais pas partie seule. La peur peut faire faire beaucoup de choses aux gens, il n’y a qu’à voir comment agit mon propre Colonel depuis quelques mois… D’ailleurs, je suis déjà en pleine réflexion sur les informations à donner ou non à mon supérieur, et devoir me méfier de tout le monde me fait flipper et m’énerve profondément.

- Bien, merci Commandant. Quelqu’un a quelque chose à ajouter ?

- Quand est-ce qu’on mange ? demande Snow qui était resté jusque-là un peu en retrait, provoquant ainsi le rire de toute l’assemblée.

- Bien, souris-je. Sur cette touche d’humour, je vous remercie d’être venus et d’être coopératifs. Je suis persuadée qu’on ne pourra que mieux s’en sortir en étant soudés. Bonne soirée à tous.

- Et surtout, rajoute Arthur, n’oubliez pas, pas un mot de tout ça en dehors de cette réunion. Les murs ont des oreilles et celles du Président sont aussi longues que son mépris pour le peuple !

Je les observe se lever et sortir un à un de la pièce, la mine plus sombre pour certains que pour d’autres. Les deux autres Anciens n’ont pas bronché, mais ils ne sont pas d’accord pour autant, et j’espère que chacun saura tenir sa langue pour que cela ne remonte pas jusqu’à Lichtin.

Je pose ma main sur le bras de Mathias pour lui indiquer de rester là, et fais signe à Arthur de patienter, le temps que tout ce petit monde nous laisse le champ libre. Un soupir m’échappe quand je referme la porte derrière eux et me tourne vers mon Bûcheron et mon bras droit.

- Eh bien, sacrée réunion… Fallait que la Vierge s’en mêle en plus, ris-je nerveusement.

- Ça s'est bien passé, je trouve, me répond Arthur en venant me serrer dans ses bras.

- Pas trop mal, oui… Merci du soutien, je suis contente que tu me trouves au moins une qualité !

- Oh moi, je t’en trouve beaucoup, rit-il un peu gêné.

- Ouais, vas-y, Arthur, tu vas galérer ! s’amuse Snow. Tu aurais dû dire : “Parmi les nombreuses qualités de cette femme, il en est une qui met en exergue ses charmes encore plus que les autres.”

- Nom de dieu, Snow, tu parles bien quand tu veux, ris-je avant d’embrasser Arthur au coin des lèvres. Beaucoup ? J’attends une liste écrite au plus vite, j’ai besoin d’un peu de confiance, charmant Bûcheron.

- Ah parce qu’en plus, c’est à moi de faire la liste ? dit-il amusé. Moi qui pensais que j’allais pouvoir me reposer, c’est mort ! La liste est si longue que ça risque de prendre toute la nuit.

- Tu peux t’installer, et interdiction de dormir tant qu’elle n’est pas complète, dis-je en lui faisant un clin d'œil. Plus sérieusement, est-ce qu’on peut bosser un peu tous les trois sur la carte du coin et réfléchir à la stratégie à adopter dans mes quartiers ? Promis, je ne vous garde pas toute la nuit, mais il paraît que je manque d’organisation et j’ai besoin de poser les choses avec vous.

- Tu sais que je ne rigolais pas quand je disais que je te faisais confiance, Julia ?

- Et c’est réciproque. Te voilà membre du club des deux, Arthur, et je t’assure que ce n’est pas donné à n’importe qui d’y entrer, ris-je.

- Il est nul le nom de votre club !

- Désolé mon pote, mais on était deux quand on l’a choisi, ricane Snow. T’as pas voix à ce chapitre-là. Te plains pas qu’on te laisse y entrer, déjà.

- Je m’incline. Et pour le plan, on trouve la Grotte, on met un panneau : “voici la sortie” et on fait des entraînements de course à pied ? Ça devrait suffire non ?

Je l’observe un moment sans rien dire avant d’éclater de rire. Est-ce qu’il est sérieux ou c’était une blague ? Un petit panneau et de la course à pied, c’est tout ? Parfois, je ne sais pas quoi penser de ses répliques. Et le pire, c’est que souvent, j’adore ça. C’est rafraîchissant et cela me permet de respirer un coup et d’oublier la pression des responsabilités.

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