63. Brioches contre renforts. Deal ?

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Julia

Merde, il semblerait que ce cours de Yoga soit réservé à des personnes d’un certain âge. Enfin, Caroline a quoi, la quarantaine ? Et la femme du Général, cinquante, cinquante-cinq ? Elles doivent être les plus jeunes du groupe. Je sens que je vais me faire chier, mais au moins je n’en baverai pas suffisamment pour ne pas être concentrée sur ma conversation avec Géraldine, femme du Général Hernandez.

- Géraldine, je vous présente Julia, elle est Lieutenant sur la base et a eu envie de tenter l’expérience du Yoga.

Ok, les présentations sont rapidement faites, difficile de ne pas mettre en avant mon côté militaire. Enfin, trop tard surtout.

- Bonjour Madame Hernandez. Je crois que nous nous sommes vues lors des portes ouvertes de la base l’an passé, dis-je en déroulant mon tapis à ses côtés.

- Bonjour ma chère. Vous avez l’air en forme ! C’est le stress du travail qui vous amène parmi nous ?

- Oui, je crois. Enfin, j’imagine qu’il est moindre que le stress du Général, mais malheureusement mon compagnon est dans une zone de guerre actuellement, j’ai besoin de me changer les idées plutôt que de ruminer chez moi après ma journée de travail.

- Oh ma pauvre. Je connais ça, c’était terrible quand mon mari partait en mission. C’est terrible d’être mariée à un militaire, n’est-ce pas ? Le Yoga vous fera tout oublier en tous cas. Vous allez adooorer !

- Oh, oui, non, en fait, Arthur n’est pas militaire, dis-je, faussement ennuyée par ce malentendu. Il est le chef d’une ONG que nous protégeons en Silvanie actuellement. La situation était déjà complexe lorsque j’y étais déployée, mais j’ai eu des échos qui ne me rassurent pas du tout. Bref, pardon de vous parler de ça, je m’étale, ce n’est ni le lieu, ni le moment.

- Ah la Silvanie, je pensais que la guerre était terminée là-bas. Assez parlé de l’armée, en tous cas, on va se détendre.

- Bien sûr. J’espère que vous avez raison, soupiré-je en m’asseyant en tailleur sur le tapis, j’ai bien besoin de penser à autre chose. Ça me tue tous ces innocents pris à partie, même les ONG sont menacées, c’est écoeurant. D’autant plus que le campement de réfugiés manque de militaires pour protéger toutes ces personnes. Oh pardon, je continue à parler toute seule, excusez-moi, je me tais.

- Ça a l’air de vous tenir à coeur tout ça. Vous avez raison de venir parmi nous vous détendre.

- L’homme de ma vie est là-bas, évidemment que ça me tient à cœur, dis-je sans plus jouer la comédie.

Elle m’agace à ne pas plonger les deux pieds dedans. J’ai l’air désespéré, et je le suis clairement. Je ne peux pas échouer, il faut plus d’hommes pour protéger les réfugiés, et j’ai bon espoir de pouvoir être déployée avec mon équipe. Je suis prête à tout pour y retourner, même à me retrouver en position du chien tête en bas avec des sexagénaires.

Je reste silencieuse durant toute la séance, mais le Yoga n’est définitivement pas pour moi. Contrairement à ce que pense Madame la Générale, ça ne me vide absolument pas la tête. Je ne pense qu’à la Silvanie, qu’à Arthur et Lila, là-bas, alors qu’Ankhov fout la merde à son tour dans le pays. Je réfléchis à comment je pourrais faire craquer cette Géraldine qui semble fumer des pétards et mettre le Yoga sur un piédestal, comme si ça pouvait sauver le monde.

Je craque pendant la salutation au soleil, et je récupère mon tapis pour sortir de la salle en m’excusant. Drama Queen ? A moitié, mais j’en ai marre d’être en tête à tête avec mes pensées. Je me change et me pose dans le vestiaire en attendant la fin du cours, et les petites vieilles débarquent peu de temps après pour récupérer leurs affaires. Caroline me rejoint, suivie de près par la femme du Général.

- Vous allez bien, Julia ? me demande la secrétaire, concernée.

- Oui, oui, ça va. Je crois que ce n’est pas du Yoga qu’il me faut, c’est tout. Impossible de me vider la tête.

- Vous avez pu demander à Géraldine pour rencontrer son mari et en parler ? demande-t-elle sans discrétion aucune.

- Demander quoi, ma chère ? Je peux vous aider ? s’interroge la femme du Général, me mettant dans un embarras pas possible.

- Oh Géraldine, Julia aurait aimé rencontrer votre mari pour lui décrire la situation en Silvanie et venir en aide à son amoureux. Elle est si belle leur histoire d’amour, vous pensez que vous pourriez faire ça ?

- Mais bien sûr ! Avec plaisir ! Moi aussi, j’ai été amoureuse quand j’étais jeune ! Bon, pas du Général, mais vous ne lui direz pas, hein ? Vous voulez le rencontrer quand ?

- Oh… Je… bafouillé-je bêtement. Au plus vite, en vérité… Et je vous promets de ne rien dire.

- Eh bien, si c’est pour ne rien dire, ça ne vaut pas la peine de le voir ! rit-elle. J’espère que vous arriverez à soutirer tout ce dont vous avez besoin à mon imbécile d’époux. Venez donc demain à dix-sept heures pour le thé. Voici mon adresse et soyez à l’heure, surtout !

- Merci beaucoup, Madame Hernandez, j’ai l’impression de retrouver de l’air. Et un peu d’espoir. Vous savez, ce qui se passe là-bas est tellement peu médiatisé que personne ne peut réellement comprendre tant qu’il n’y a pas mis les pieds.

- Vous direz tout ça à mon mari, moi, vous savez, la politique…

Je la remercie encore et fais de même avec Caroline. Pourquoi est-ce que je n’ai pas pensé à la jouer aussi simplement que ça ? Je ne sais pas, j’imagine que j’élabore un peu trop de possibilités et pense que les gens ne sont pas assez réceptifs pour comprendre sans un minimum de manipulation. J’aurais presque honte, mais tout ce que je fais est pour eux, là-bas.

Je me présente donc à dix-sept heures tapantes à l’adresse que m’a donnée la femme du Général. C’est une jolie bâtisse, dans un arrondissement cossu, bien loin de mon petit appartement déjà bien situé et en bon état malgré les mètres carrés limités. Géraldine m’ouvre, souriante, mais me murmure après m’avoir salué :

- Mon mari n’est pas ravi de cette rencontre, mais c’est un homme au bon fond, je suis sûre que vous allez réussir à le convaincre.

Cela ne m’aide pas à me détendre alors qu’elle m’invite à entrer. Je stresse déjà suffisamment comme ça. Quelle idée j’ai eue, sérieusement, d’aller jusqu’à trouver la femme du Général pour pouvoir l’atteindre lui ? Je détesterais qu’on fasse de cette façon pour obtenir un entretien avec moi, quoique de toute façon, pour avoir ce genre de moments, il suffit de me le demander, je ne suis pas inaccessible comme les hauts gradés.

- Général, dis-je en me mettant au garde-à-vous même si je suis habillée en civil, tout comme lui d’ailleurs, tranquillement installé dans son canapé.

- Repos, Lieutenant. On est là pour prendre le thé, pas pour que l’un d’entre nous donne des ordres à l’autre. D’ailleurs, quelle idée de passer par ma femme pour me voir. La voie hiérarchique, vous connaissez ? Vous voulez quoi comme thé ?

- Heu… Menthe, ou citron, selon ce que vous avez, merci. Pour être honnête avec vous, Général, j’ai bien essayé auprès de mon supérieur, mais les démarches sont longues et je crois que le temps est compté…

- Ah, le thé à la menthe. Cela me rappelle une mission en Algérie. Vous connaissez ?

- Oh Charles, n’embête pas cette charmante jeune femme avec tes souvenirs de guerre. Et laisse pour le thé, je m’en occupe, nous dit Géraldine qui m’indique de m’asseoir sur le fauteuil près du canapé.

- Je ne connais pas, Monsieur. Enfin, je n’y suis jamais allée, dis-je en m’asseyant. En revanche, je suis revenue de Silvanie il y a trois mois. Est-ce que vous y êtes déjà allé ?

- Ah non, mais on n’y envoie que des bons éléments là-bas. Si vous y étiez, c’est que vous devez être bien notée. La situation s’est gâtée, je crois. Comment est le thé en Silvanie ? me demande-t-il comme si c’était la question la plus importante pour l’avenir du pays.

- Eh bien, j’ai eu l’occasion d’en boire un délicieux au Palais, en compagnie d’un Président beaucoup moins agréable que ce breuvage au goût d’orange. Le thé a respecté mes papilles, le Président, en revanche, n’a pas respecté grand-chose de ma personne.

- Oh, il ne vous a pas violentée quand même ? Vous avez fait un rapport sur ces éléments ? J’espère que votre supérieur direct a réagi ! Non mais, c’est vrai, Géraldine, tu imagines, ne pas respecter une jeune femme si digne et aussi distinguée que Mademoiselle ! Une honte !

- Je pense y avoir échappé de peu. Disons que j’ai préféré la gifle dont il m’a gratifiée plutôt que le viol qu’il m’avait promis. Bref, dis-je en grimaçant, excusez-moi, ce n’est absolument pas le sujet. Le Président Lichtin est mort, de toute façon, mais j’ai peur que la Silvanie ait été prise en main par pire que lui.

- Ah, ce n’est pas facile d’être une jeune femme en mission pour l’armée française. Je loue votre dévouement, Lieutenant. Vous voulez un peu de brioche ? Vous verrez, elle est succulente. Je la fais venir de Suisse spécialement pour moi. Un vrai régal ! Et donc, vous dites que ce Président malotrus a été remplacé par pire que lui ? Mais dans quel monde vivons-nous ! Géraldine, je te le dis souvent, mais le monde d’aujourd’hui est devenu fou. On marche sur la tête !

Je vois qu’ils se sont bien trouvés, tous les deux. Qu’est-ce que j’en ai à foutre de sa brioche suisse, sérieusement ? Je peine à masquer mon impatience et la pointe d’agacement qui tente de se faire un chemin dans mon cerveau obnubilé par la guerre qui sévit toujours en Silvanie, et acquiesce en prenant un morceau de sa satanée brioche.

- Elle est bonne, effectivement, Général, mais ma mère fait les meilleures brioches au monde, dis-je avant de me mordre la langue.

Quelle conne, comme si c’était le moment de débattre sur les brioches !

- Enfin, elle est délicieuse, souris-je.

- Ah oui ? Lieutenant, il faudra revenir nous voir avec votre Maman, alors ! J’adore les brioches et si vraiment elles sont si bonnes, je n’ai qu’une hâte, c’est de pouvoir y goûter ! Que ne ferais-je pas pour avoir des brioches encore meilleures que celles-ci !

- Si vous êtes présent à la porte ouverte de la base ce samedi, je verrai avec ma mère pour qu’elle vous en prépare une. Je suis sûre qu’elle sera ravie de vous la donner en mains propres. Enfin, puisque vous seriez prêt à tout pour la brioche, je peux peut-être négocier avec elle, si j’ai ce que je suis venue chercher, ris-je en espérant qu’il prendra cela avec humour.

- Ah ma petite, vous êtes dure en affaires ! Qu’est-ce qui vous tient tant à cœur que vous être prête à vendre les brioches de votre mère à un général proche de la retraite comme moi ?

- Les troupes en Silvanie ont besoin de renfort, Général. Tout s’est emballé en l’espace d’une semaine, les frontières sont fermées, les communications avec nos hommes sont très limitées. Dans mon rapport de retour, je faisais état d’un Gouvernement prêt à sacrifier son peuple pour justifier ses actes, d’une Rébellion bien moins active que ce qui était dit, et en demande de vraies élections. Général, le Président Lichtin planifiait des bombardements sur les villages qu’il mettait sur le dos des rebelles. Il a même fait bombarder notre camp. Et son bras droit, le Général Ankhov, a repris les rênes du pays depuis sa mort. Il a fait arrêter des villageois sans preuves qu’ils faisaient partie de la Rébellion, fait fermer les frontières, déclaré l’état d’urgence. Le dernier rapport du Colonel Germain dit que le camp de réfugiés est bouclé par l’armée silvanienne, qui contrôle tout et leur interdit toute sortie pour récupérer des réfugiés, dis-je d’une traite, terminant ma tirade essoufflée.

- Eh bien, quelle passion pour cette mission, Lieutenant, s’extasie le Général en sirotant son thé de manière pensive. Géraldine, tu peux aller me chercher le rapport de Germain ? Je l’ai laissé dans le bureau sur la pile des…

- Des dossiers que tu ne vas jamais lire ? ajoute-t-elle, espiègle.

- Mais non, voyons, sur la pile des dossiers que je dois étudier. Ne l’écoutez-pas, jeune dame, elle se moque, rajoute-t-il en se penchant vers moi, prenant un air de conspirateur qui m’exaspère. Et donc, vous pensez que je dois valider un envoi de renfort, c’est bien ça ? Combien d’hommes, selon vous qui connaissez le pays ?

- Suffisamment pour assurer la sécurité de la base et du camp et partir en mission pour récupérer des réfugiés, mais pas trop non plus, pour ne pas attirer l’attention du Général Ankhov. Je dirais… Cent cinquante hommes, et une cinquantaine de ceux présents qui repartent, comme si nous faisions une relève. J’ai géré pendant six mois le camp de réfugiés avec cinquante hommes, Général, c’est intenable, tout le monde était épuisé, peu de repos pour les hommes, de longues gardes, surtout lorsque nous étions menacés.

- Oh la la ! Malheureuse ! Que me demandez-vous là ! Je n’aurai jamais les moyens d’envoyer cent cinquante hommes ! Vous vous rendez compte ? On peut peut-être pousser à soixante-quinze, mais on parle de la Silvanie, là, pas de l'Afghanistan !

- Je sais, Monsieur, souris-je, mais il faut demander beaucoup pour avoir peu, c’est ce que mon père m’a appris. Et, si je peux me permettre, la Silvanie ou l’Afghanistan, ça ne change rien. On parle d’êtres humains, de femmes et d’hommes, d’enfants.

- C’est vrai ce que vous me dites là, partons sur cent hommes. Attention, je ne vous promets rien, je vais juste lire le rapport de Germain, et on verra à l'État Major. Mais on doit bien pouvoir déployer une deuxième compagnie pour aider la première quand même ! Et sinon, pour les brioches, je compte sur vous pour tenir votre part du marché !

- Vous pouvez compter sur moi, Général. Je doublerai même la quantité si je suis de la partie pour le prochain départ en Silvanie, dis-je en lui faisant un clin d'œil.

- Oh Géraldine ! Mais c’est qu’elle essaie de m’amadouer, la petite jeune ! Il est où le temps où tu me faisais des clins d'œil comme ça ? Finalement, ce thé était une bonne idée, ma chère, un peu de jeunesse, ça fait du bien !

Je sors de là une heure plus tard, après quelques anecdotes de terrain de notre cher Général, un peu rassérénée et gonflée d’espoir. Je me suis permis de lui laisser une copie de mon propre rapport, en espérant qu’il ne rejoigne pas cette foutue pile de dossiers qui ne seront jamais lus. J’espère que le Général va vraiment se pencher sur la question. En revanche, il va falloir que je la joue fine avec ma mère. Je devrais peut-être éviter de lui dire que ses brioches sont destinées à me renvoyer en OPEX en Silvanie. Elle serait capable de mettre du sel à la place du sucre.

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