2.4 La compagnie (part 1)

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En approchant d'un petit groupe de sanmaj, Ravik se composa une expression neutre. Il devait apparaitre parfaitement calme.

— Gwyl Tarkant s'est blessé à la jambe après la dernière pause, annonça-t-il. On a bandé la plaie, mais il saigne encore. Si on le laisse comme ça, il va y passer.

Un discours tranquille, maîtrisé, sans un mot plus haut que l'autre. Le sanmaj qui faisait office de soigneur - les autres l'appelaient Tod - ne leva même pas les yeux. Il continua de mâcher lentement le morceau de viande sèche coincé entre ses dents. Que cela soit de la véritable semelle ne semblait pas le déranger, moins que la présence récurrente de son visiteur en tous cas.

Le jeune ashaan contrôla son envie de taper du pied. Il devait absolument éviter de provoquer ces sanmajs. Dans le même temps, il ne supportait pas l'idée qu'ils puissent penser qu'il les craignait.

Les compagnons de Tod ne réagirent pas davantage que leur compère, eux aussi habitués à la présence du jeune Abelam. À chaque halte, Ravik trouvait une raison de venir les voir. Cela ne représentait pas moins d'une trentaine de visites en cinq jours.

— Gwyl, t'dis ? Ch'est qui, ça ? lâcha finalement Tod.

Le bonhomme accompagna sa question d'un rot sonore. Pas plus âgé que son interlocuteur, cette tache partageait la bedaine et les manières d'un vieil ivrogne. L'éventualité que sa vie puisse reposer un jour entre les mains de ce type avait de quoi donner des sueurs froides.

— L'homme en tunique bleue marine, avec un soleil sur le torse.

Ravik désigna la victime au milieu du troupeau. Un troupeau, voilà à quoi étaient réduits ces ashaans. Sans un mot, ils consommaient leur bouillie de fruits secs froide et dénuée de saveur. Parfois, ils avaient droit à un de ces morceaux de semelle. Comme en tout autre chose, les prisonniers ne se plaignaient jamais et agissaient mécaniquement. Ils tendaient les mains pour recevoir leur gamelle, puis mangeaient à mains nues. Au premier appel à reprendre leur périple, ils se levaient, qu'ils aient fini ou non. Rien ne transparaissait jamais sur leurs visages et ils ne feraient pas mine de s'arrêter tant qu'un nouvel ordre ne les y inviteraient pas. Rien. Pas le moindre mouvement d'humeur, pas un instinct de révolte.

— Le vieux ? répliqua Tod. L'est à moitié crevé, ç'ui là. L'ira pas beaucoup plus loin d'toute façon.

Derrière son dos, Ravik serra le poing de frustration. À Del'Ashaan, Gwyl Tarkant dirigeait une confédération marchande prospère. Connue et respectée, sa lignée remontait aux premiers disciples de Gaelak le Grand. Qu'un tel homme devienne son débiteur et sa mésaventure devenait un investissement presque acceptable. Son père le féliciterait. Et voilà ce pouilleux prétendait rester sans réaction ?

— Je vous en prie... commença-t-il.

Supplier un sanmaj de l'aider ? Etait-il tombé si bas ?

— S'il vous plait, il a vraiment besoin d'aide, se reprit le jeune Abelam en affermissant sa voix.

— Ouais, ouais. J'y jetterais un œil.

Comprenant qu'il n'obtiendrait pas mieux, Ravik s'apprêta à faire demi-tour. Du coin de l'œil, il remarqua un sanmaj se penchant sur l'oreille de son voisin. Il entendit distinctement le mot "merde". Le destinataire du message éclata de rire, sans se gêner pour fixer leur visiteur. Tod, qui venait de se resservir une tranche de sa semelle, se joignit volontier à cet élan d'hilarité. Jusqu'à ce que le plaisantin se plie en deux.

— Répète un peu, pour voir ? menaça Ravik.

Revenu brusquement sur ses pas, il grimaça. Il était déjà trop tard pour les regrets, en réaction à son coup de sang - et de poing -, trois sanmaj se dressaient déjà autour de lui. Trois jeunes, les plus oisifs de la bande. Ceux plus expérimentés, comme Ferran, ne restaient pas en place, même durant les haltes. Ravik reconnut Gaël et Domer, les deux assommés avec Haqim le premier jour. Ceux-là pensaient tenir une occasion de prendre leur revanche. Le dernier n'était autre que le fameux plaisantin.

Incapable de s'empêcher de sourire, quand bien même il dilapidait ses efforts des jours précédents, Ravik esquiva un coup maladroit d'une simple flexion puis balaya Domer. Son premier adversaire à terre, il enchaîna par un coup brutal sous la mâchoire de Gaël, dont les dents claquèrent fort. Il s'en souviendrait. Ne restait déjà plus qu'un combattant, qui n'en menait pas large. Ridicule !

Alors que Ravik se préparait à finir le travail, quelqu'un dans son dos lui agrippa le bras au vol. Il n'eut pas le loisir de comprendre ce qui lui arrivait qu'il basculait en arrière. Son agresseur lui plaqua le torse au sol en y appuyant un genou, puis enchaîna par une clef de bras d'école.

— Tu n'apprendras jamais où est ta place, chien ? siffla Assa.

D'où sortait-elle ? Son articulation à la torture, Ravik se mordit la lèvre pour ne pas crier. "Chien" ? Elle n'avait que ce mot là à la bouche...

— Se glisser entre tes jambes est tentant, assura-t-il, mais cette position n'est pas très con...

Sans surprise, Assa intensifia sa prise. Un goût de sang se propagea dans la bouche de Ravik. À ce rythme, elle allait lui briser les os. Pourtant, si elle espérait le voir supplier, il la décevrait !

— Assa, laisse-le, intervint Ferran d'une voix lasse.

Il était donc de retour, lui aussi. La pression se relâcha si subitement que ce n'en fut que plus douloureux sur le coup. Ravik s'assis et ramena contre lui le membre endoloris, s'aidant de son bras valide. Il garda la tête basse pour dissimuler des larmes malvenues.

— Tu devrais rejoindre tes compagnons, souffla Ferran.

Le guerrier sanmaj semblait partagé entre agacement et amusement. Il n'était même pas en colère ! Serrant les dents, et maîtrisant ses tremblements, Ravik se leva et s'éloigna sans un mot. Il sentait les regards qui le suivaient, celui d'Assa en particulier. Que pensaient-elle ? Jusqu'où serait-elle allée ? Il se concentra sur le crédo qu'on lui avait inculqué durant toute sa vie : ne jamais montrer de faiblesse. Si ces sauvages espéraient le voir flancher, ils seraient déçus.

Ravik ne s'autorisa à tomber à genoux que lorsqu'il fut sûr que les sanmajs ne pouvaient plus le voir, ayant rejoint sa compagnie. Leur emplacement avait été choisis précisément pour cela : un gros rocher les dissimulait au mieux.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qu'est-ce que tu as encore fais ? explosa Ellen en bondissant sur ses pieds dès qu'elle le vit.

Ravik secoua la tête, serrant davantage son bras endoloris contre lui. Sa "compagnie" ? Il fit le tour du groupe du regard.

Piotr, à l'origine de cette appellation, n'était qu'un môme. Un membre de la famille Dolovan et le seul noble - noblesse toute relative - en dehors d'Haqim et lui. Ce gamin efflanqué avait à peine sept printemps, un petit rouquin au visage bardé de taches de rousseur. Son visage plein d'innocence reposait sur les cuisses de Mina.

Mina n'était qu'un nom de scène, mais il lui suffisait amplement. Elle et son amie Lina appartenaient à la troupe de danseuses du baron Fel. Tout juste sorties de l'adolescence, la première était une brune élancée, jolie plutôt que belle. Sa blonde compagne se révélait plus fade encore. Bien loin des standards de Ravik en matière de femmes, en tous cas. Le fait que ces deux-là passent leur temps à pleurnicher, serrée l'une contre l'autre, n'aidait assurément pas. Peu importait que leur état soit dû à leur enlèvement ou à la séparation avec leurs créatures mystiques, même Piotr se rendait plus utile qu'elles !

Restait Ellen.

— Ce n'est rien, juste un petit malentendu, mais ça s'est réglé en douceur, plaida-t-il.

Il ne convainquit assurément pas la jeune femme à peau d'ébène. Cette caractéristique, cumulée à sa petite taille, trahissait des origines dans les provinces impériales du sud. Des terres pauvres et dépourvues d'intérêt stratégique, dont la population était la plus méprisée parmi les castes ashaanides. Ces gens montaient rarement jusqu'à Del'Ashaan, où ils étaient réduits à vivre tout en bas de l'échelle. Le père d'Ellen était un simple cordonnier. La soldate venue au secours de Ravik durant sa tentative de révolte appartenait pourtant à l'académie impériale. Qu'elle soit devenue Aspirante avec de si modestes origines était gage de sa valeur.

— Et ce malentendu, il va nous coûter quoi exactement ? grinça Ellen. Tout ce que tu avais à faire, c'était garder profil bas !

— Puisque je te dis qu'il n'y a aucun problème ! riposta Ravik. Et je te prierais de t'adresser à moi comme il se doit !

Aînée de la bande — de deux ans plus âgée que lui et Haqim —, l'apprentie soldate se comportait souvent comme si elle était à sa tête. Elle avait de la valeur, certes, mais pas assez pour remettre en cause la hiérarchie naturelle ! Dotée d'assez de jugeote pour ne pas répondre, Ellen lui tourna sèchement le dos et s'agenouilla auprès de Piotr - guère mieux en matière de respect de la noblesse. La question de la prétention ridicule de la jeune femme pouvait toutefois attendre...

Libérant sa prise sur son bras endoloris, le jeune Abelam fit quelques gestes simples pour détendre l'articulation. Pour que ses compagnons ne surprennent pas son expression, il se tourna vers le point le plus intéressant du paysage, ou peut-être le seul digne d'intérêt. En contrebas de leur camp pour la nuit, au centre de la grande galerie de verre, se trouvait un trou. De trois pieds de large, celui-ci était garnis d'une poulis : un puits. Une source d'eau sous le désert de pierre, et la deuxième depuis leur entrée dans la cavité souterraine en plus de ça !

Cette curiosité défiait tout ce qu'il savait de ce territoire, mais au moins ils ne mourraient pas de soif. En revanche, d'ennuis cela n'avait rien d'impossible. Le tunnel offrait inlassablement le même paysage morne et vide, un décor épuré, des parois lisses et des tas de gravats. Le bleu du ciel se reflétait sur le verre sale et poussiéreux, seule source de couleur désormais que les vêtements ashaans avaient viré au jaune sale, leur tissu décoloré et couvert de poussière se confondant avec la roche.

Cela faisait déjà cinq jours. Auparavant, Ravik n'avait jamais marché plus d'une heure par cycle solaire. Ses souliers hors de prix ne ressemblaient plus à rien, quant à sa robe de cérémonie, il préférait ne pas la regarder. Tant que la luminosité le permettait, il fallait avancer sous la menace d'être laissé en arrière. Un comble : après avoir échoué à prendre la fuite, il concentrait tous ses efforts sur le fait de coller au groupe. Sans provisions, la seule issue connue était hors de leur portée. Alors il avançait et chaque matin son corps le faisait souffrir davantage.

Paradoxalement, il avait également la sensation de retrouver des forces. Sans l'intervention d'Assa, ces maudits sanmajs auraient regretté leurs moqueries amèrement !

— Ta nouvelle approche avait le mérite d'être originale, salua Haqim en arrivant à son tour.

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