3.6 Les visiteurs (part 2)

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Cal se tourna vers lui.

— Qu'est-ce que t'as dit ?

Jaem sentit de la sueur lui couler dans le dos. Sa voix, auparavant, n'avait été qu'un couinement. Il l'affermit.

— Je vous ai dit d'arrêter !

Cette fois, même Ceren se détourna de son ouvrage pour le fixer. Sorek posa une main sur l'épaule de son compagnon et fit un pas vers l'esclave en souriant.

— Allons-bon, voilà autre chose, commenta le petit chef. Aurais-tu été charmé par cette succube, toi aussi ? Voyons, sois raisonnable. Je n'aimerais pas devoir expliquer à mon oncle que tu as eu un... accident. Et lorsqu'on aura fini, rien ne t'empêchera de ramasser les restes...

Cal éclata de rire tandis que Ceren fixait Jaem d'un air méprisant. La pointe de la lame du soudard descendit plus bas, contournant le nombril d'Assa. Et celle-ci ne détournait toujours pas les yeux, elle continuait de fixer le mur en face d'elle, sans bouger.

La peste soit de cette femme ! enragea Jaem, qui fit un pas en avant.

Répondant à un hochement de tête de Sorek, Cal s'élança vers l'esclave, sa main tendue vers la poignée de son épée. Jaem fut sur lui avant que la lame ne soit pleinement dégainée. De sa paume, l'esclave empêcha son adversaire de libérer son arme. De son genou, il le heurta violemment au thorax, renvoyant Cal en arrière, trébuchant, le souffle coupé.

Pas de lien confirmé, ou alors avec une créature mystique active, analysa mécaniquement Jaem.

Ce Cal ne disposait clairement pas de la puissance physique accrue des ashaans confirmés à Al'Qian. Et ces trois imbéciles n'avaient pas jugé bon d'amener leurs compagnons bestiaux avec eux.

— Il se bat comme un ashaan ! Jura Ceren.

Jaem ne laissa pas à son ennemi l'occasion se reprendre. Il poursuivit dans sa retraite et lui assena un crochet du droit en pleine face qui l'envoya à terre. Sentant venir Ceren dans son dos, le jeune esclave roula sur le côté pour éviter une frappe d'estoc, puis repassa en position de pugilat. Il grimaça : désarmé contre le garde d'une Maison, il allait devoir se surpasser. Sans oublier Cal, qui remuait déjà.

— Ne le tue pas ! ordonna Sorek dans le dos de son compagnon.

Au moins une bonne nouvelle, ça lui laissait une petite chance ! Jaem jeta un regard par-dessus l'épaule de son opposant. Assa ne bougeait toujours pas. Son sang ne fit qu'un tour.

— Bon sang, sauve-toi ! hurla-t-il.

Ce fut comme un déclic. La jeune sanmaj se secoua, sembla se rendre compte de l'état dans lequel elle se trouvait et rassembla comme elle pouvait les reste de sa tunique sur son intimité. Sorek leva la main vers elle, mais elle bondit en arrière et son regard croisa celui de Jaem.

Ceren savait se battre. S'il ne s'efforçait pas d'obéir à son compagnon - éviter une frappe mortelle -, Jaem aurait sans doute été en train de se vider de son sang. Mais le soldat se limitait à des frappes de taille et de contretaille, le genre de mouvements que l'on enseigne au minimum à l'académie impériale. Donner l'estocade pour en finir au plus vite, voilà quelle était la règle. La précision des coups de Ceren s'en ressentait, ses mouvements étaient faciles à anticiper. En revanche, il ne laissait pas la moindre ouverture ! Jaem se trouvait réduit à une succession de dérobades dangereuses et à une perte constante de terrain. Dans son dos, les cages se rapprochaient et la tension montait.

« Baisse-toi ! »

La voix d'Assa résonna dans le hall. Obéissant davantage à son instinct qu'à ses réflexes, Jaem se jeta sur le côté tandis que Ceren se retournait. Le garde fut heurté de plein fouet par une poulies, qui le propulsa contre la cage voisine. L'occupant de cette dernière - le chat du désert croisé précédemment - bondit pour asséner une griffure au gêneur.

Jaem eut à peine le temps de se redresser qu'Assa lui saisissait le bras et le tirait sur ses pieds.

— Cours ! lança-t-elle sans le lâcher.

Et il obéit. Sorek sur les talons, vite rejoint par Ceren et Cal de nouveau sur leurs pieds, les deux fuyards dépassèrent allée après allée. Les créatures mystiques s'agitaient sur leur passage, rugissaient, mais cette fois Jaem ne leur accorda pas la moindre attention. Poussé par l'adrénaline, seule comptait la grille qu'il voyait se rapprocher, la grille qui donnait sur le dortoir et l'espoir. Mais le cadenas était fichu ! Alors que pouvaient-ils faire ? Où aller ?

— À droite ! lança précipitamment Assa.

Tous deux s'engagèrent dans l'allée la plus sombre de la ménagerie. L'allée E.

— C'est inutile, il n'y a pas d'issue, on est piégés ! cracha Jaem.

— Là ! riposta sa compagne en abattant sur son passage l'un des leviers actionnant le système de fermeture des cages.

La grille de l'une des cellules les plus lointaine commença à coulisser vers le haut, tirée par un système de contrepoids. Se lançant en avant au travers de l'ouverture qui se formait, Assa obligea Jaem à suivre son exemple. Le jeune homme atterrit à plat ventre, la tête la première dans un bol d'eau qu'il renversa. Il leva les yeux.

Des yeux brillaient dans le fond de la cage, l'occupant des lieux avança lentement, entrant en pleine lumière. Un fauve rarissime et imposant comme il n'en existait pas deux : Belark.

Jaem n'eut même pas conscience de s'être redressé, juste des barreaux qui, derrière lui, le coupait de tout échappatoire. Son regard se porta vers la grille toujours en train de se lever, mais elle était hors de portée. Le félin l'arrêterait avant qu'il n'ait esquissé un geste. Alors il se tourna vers la bête, leurs yeux se rencontrèrent, se reconnurent. Et puis le trio de poursuivant déboula à son tour devant la cage.

— Elle l'a ouverte ! s'écria Ceren. Cette salope, elle a...

— Abaisse ce levier, imbécile ! hurla Sorek en pointant du doigt le mécanisme enclenché précédemment par Assa.

Cal fut le plus vif, il inversa aussitôt le processus. La cage en train de s'ouvrir se referma sèchement. Ils étaient enfermés avec Belark !

Sorek vint se pencher devant leur tombeau, cherchant ses victimes du regard. Il posa sur eux un regard qui mêlait dégout et déception à la rage.

— Alors c'est comme ça ? Tu préfères être dévorée par cette bête plutôt que de t'amuser avec nous ? Tant pis pour vous ! Les gars, on s'en va !

Ne se souciant déjà plus du trio, seul Belark comptait pour Jaem. Proprement paralysé par la peur, incapable de respirer, de penser, il attendait simplement sa fin. La décision décisive de la bête.

Un mouvement attira l'attention du fauve, qui tourna légèrement la tête. Assa se déplaçait, lentement, courbée en raison de la hauteur de la cage. Elle prit place aux côtés de Jaem, sur les genoux, puis s'inclina devant le félin.

— Roi des plaines du sud, nous demandons humblement ta protection, clama-t-elle d'une voix emprunte d'un respect qu'elle n'avait jamais contenu jusqu'alors.

Ces paroles flottèrent dans l'air. Les yeux de Belark passèrent de la jeune femme vers Jaem, toujours immobile, et Assa lui glissa un coup de coude.

— Baisse-toi et répète la formule ! lança-t-elle.

Le jeune homme sentait déjà sur son visage le souffle du fauve. De la chaleur, de l'humidité ainsi qu'une odeur de viande froide. Il frissonnait à chaque mouvement des vibrisses de la créature.

Dans les yeux jaunes et fendus de Belark se reflétait l'image d'un homme frêle, faible... Un homme qu'il se refusait à être. L'image changea. Sans qu'il ne comprenne ce qui se passait, soudain Jaem vit une autre image : celle d'un homme imposant, fier, mais aussi froid. Chacun de ses gestes étaient emplis d'arrogance. Celui-là non plus, il ne voulait pas l'être. Il ne l'était plus.

À quel moment ses muscles avaient-t-ils été libérés de leur tétanie ? Le jeune esclave aurait été incapable de le dire, mais il put se pencher. Son front toucha le sol et il inspira une longue goulée d'air frais.

— Roi des plaines du sud, nous demandons humblement ta protection, quémanda-t-il.

Jaem sentit le sol trembler, puis Belark rugit ! Le cri du fauve résonna dans toute la cave, heurtant de plein fouet l'esclave agenouillé devant lui. Sonné, Jaem eut besoin de quelques instants pour relever les yeux. Alors, il découvrit que le félin s'était éloigné. Belark se lova dans un coin de la cage et enfouit sa tête dans ses longs poils bleutés.

— Tu n'aurais pas dû faire ça.

La voix d'Assa fit une impression étrange aux oreilles de Jaem. Après le cri de Belark, après ce qu'ils venaient de vivre, il sentait quelque chose de différent.

— De quoi tu... ?

— Ils ne pouvaient rien me faire que je n'ai déjà eu à endurer, continua la jeune femme. C'était stupide.

— Bien sûr que non.

Jaem acheva de se redresser. Il aurait voulu se lever, mais la cage ne lui en offrait pas l'opportunité, alors il se contenta de s'assoir aux côtés d'Assa, mais sans la regarder. La tunique de la jeune femme était trop endommagée pour qu'elle puisse suffisament la rabattre sur elle.

— Personne ne devrait avoir à subir ça.

— Mensonge ! explosa Assa. Tu es comme eux ! Ose me dire que tu n'as jamais touché une femme des maisons des plaisirs ! Ou une esclave !

— Je n'ai jamais forcé aucune...

— Forcé ? Parce que tu penses ces femmes avaient le choix, peut-être ? Elles avaient choisi cette vie ? Cette condition ? Tu penses que moi, j'ai choisi d'offrir ma virginité à un vieil ivrogne une semaine après mon premier sang ?

Le jeune homme ouvrit la bouche, puis la referma. Aucun mot ne lui venait, aucune réplique qui fasse mouche. Il se sentait vide et incompris. Au bout d'un moment, Assa se pelotonna dans son coin de la cage. Il s'autorisa à la regarder un instant. Il vit qu'elle pleurait.

De longues et pénibles minutes s'écoulèrent avant que Jaem n'ose à nouveau ouvrir la bouche.

— Pourquoi... Pourquoi Belark ne nous a-t-il pas tués ? murmura-t-il. Qu'est-ce que ça signifie, "roi des plaines du sud" ?

Un moment, seuls les aboiements, les miaulements et les coassements des créatures mystiques qui peuplaient la ménagerie lui répondirent.

— C'est un tigre bleu, lâcha Assa. C'est un roi parmi les siens.

Elle ne dit rien d'autre. Un roi ? Jaem hocha la tête. Cela lui semblait juste. Inconsciemment, il avait toujours considéré Belark comme tel. Il était seulement trop convaincu de sa supériorité pour le voir. Belark n'était pas seulement son égal, il le dominait. Il jeta un œil du côté du fauve, qui répondit à son regard. Longtemps, le jeune homme et le félin s'observèrent en silence.

Ce fut ainsi, chacun recroquevillé dans un coin de la cage, que Benvik les trouva le soir venu. Le maître de la ménagerie les fit sortir sans un mot. Il ne jeta qu'un regard à la tenue d'Assa et serra les dents. Il les conduisit jusqu'à leurs lits, ne leur demanda rien d'autre que de se reposer et sortit. Sous les éclats de la lune, Jaem vit le dresseur mystique soulever un gros sac de grains et s'enfoncer dans une allée plongée dans les ténèbres. Étrangement apaisé, il ferma les yeux.

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