4

5 minutes de lecture

Tandis que je franchissais le seuil du théâtre, l’air frais du dehors s’engouffra dans mes poumons. Autour de moi coulait le flot des gens qui, quelques minutes plus tôt, formaient la masse soudée du public. Le lien bizarre, le lien par défaut qui accorde cinq-cents âmes aléatoires le temps d’une représentation s’étiolait, se déchirait tandis que le flot se séparait en groupes, puis en individus rentrant chez eux, emportant avec eux un petit quelque chose de cette communion improbable.

Ma main droite se glissa dans la poche de ma parka, saisit mon téléphone, l’en sortit, et l’alluma. Le brouhaha confus de la ville nocturne me ramenait petit à petit à la réalité. Je regardais l’heure : vingt-deux heures trente. Je marquais une pause et fermais les yeux.

Le vent caressait mon visage, se glissait dans mes cheveux.

Inspirer. Expirer. Je me sentais bien. Je voulais à tout prix savourer chaque parcelle de cet instant de bien-être qui ne durerait sans doute pas.

Vingt-deux heures trente. Je n’avais pas envie de rentrer, pas tout de suite.

Je me mis à marcher, cheminant au hasard dans le labyrinthe urbain. La bruine qui commençait à tomber fraichissait l’air et humidifiait ma peau. Si elle floutait les contours de la ville, elle rendait au contraire mes pensées plus nettes, les décrassait. Je réfléchissais au spectacle, je m'interrogeais sur les sentiments qu'il avait provoqué en moi. J'avais l'impression étrange qu'on m'avait tendu une main. Une main invisible, une main inconnue, mais qui pouvait m'aider à m'extirper de la fange poisseuse dans laquelle je m'embourbais.

Au bout d'un certain temps je pris conscience que mes pas, par un réflexe grégaire, m'avaient portés vers les quartiers d'où émanaient le plus de bruit et de lumière. C'étaient les quartiers de la vie nocturne, sociale et extravertie, de laquelle j'étais étranger.

Lâchant le fil de mes pensées, je regardai autour de moi.

Je me trouvais dans une large rue flanquée de part et d’autre d’une myriade de bars, cafés et restaurants. Sur le trottoir, de petits groupes fumaient et discutaient, un verre à la main. La plupart des clients, chassés par le froid et l’humidité ambiants, s’étaient réfugiés à l’intérieur des établissements. De la musique s’échappait des portes grandes ouvertes et emportait avec elle des bribes de conversations et des éclats de rire. Les grandes vitres chaleureuses diffusaient dans la rue une lumière accueillante. Prendre un verre au comptoir, se mêler à la cohue? Pourquoi pas ? La perspective de retourner chez moi me répugnait toujours.

Je continuais, hésitant, observant les façades et les gens, et ne sachant quel bar choisir. La bruine se densifiait, collait mes cheveux à mes joues et mon front. Et puis, soudain, je m’arrêtai ; un frisson parcourut mon dos. À l’angle d’une rue se dressait, sous la forme d’une façade aveuglante de néons et de couleurs vives, le misérable tabou de mon existence.

Je m’approchais.

Le nom du bar, écrit au-dessus de la porte en néons colorés, crevait la nuit. Au-dessous, des fanions arc-en-ciel pendaient, et, derrière la vitre, un grand drapeau affichait les mêmes couleurs. Sur la vitrine, sur la porte et sur les murs de multiples affiches attiraient mon regard. Certaines annonçaient des évènements politiques et culturels, une autre, sur laquelle un triangle rose se détachait d’un fond noir d’encre mettait en garde contre les risques liés au SIDA et donnait les adresses de lieux de dépistage. Partout des slogans me jetaient en pleine face des vérités sur moi-même qui me firent monter les larmes. C’était la deuxième fois de la soirée. J’eus un vertige et me retournais pour m’adosser au mur, haletant, les yeux hagards. Je restais là une bonne dizaine de minutes, n’osant ni entrer ni partir.

Et puis…. Et puis la bruine se transforma en pluie, puis en déluge. Il n’y avait plus qu’une chose à faire. Je rassemblais les quelques bribes de courage éparpillées dans mon cœur, et entrait.

Rejoindre directement le comptoir. Ne pas paraître stupide, ou apeuré, ou perdu. Comme un automate, je me faufilais entre les clients. Tout à coup j’eus comme un haut-le cœur, un instant fugace de dégoût qui faillit me faire reculer. Près de moi un homme enroulait son bras autour de la taille d’un autre, et, doucement, tendrement, embrassait ses lèvres. En moins d’un quart de seconde le dégoût le céda au malaise, puis à la honte. Blanc comme un linge, les mains tremblantes, j’atteignis le bar.

Derrière le comptoir, le barman essuyait les verres. Il me dévisagea :

« Tout va bien gamin ? Je t’ai vu faire le pied de grue là-dehors et tu es tout pâle, il y a un problème?

- N…non, répondis-je en échouant lamentablement dans ma tentative de reprendre contenance.

- Bon… Y a quelque chose qui te ferait plaisir ? »

Je scrutais la carte au-dessus du bar et me saisis d’un nom au vol.

« Un Monaco, merci . »

Quelques minutes plus tard on me tendait un grand verre rempli d’un liquide fuchsia pétillant. Je m’assis à une table, un peu à l’écart, et pris une gorgée. De la bière. Un sirop. Grenadine peut-être ?

Le malaise qui m’avait envahi un peu plus tôt s’estompait. Je commençais à me sentir bien. La chaleur et la musique m’enveloppaient. Je promenais mes yeux sur l’assemblée, observant surtout les hommes. Dans leur traits, dans leurs attitudes, je cherchais les stéréotypes véhiculés par mon père. Tout ce qui, chez eux, pouvait être féminin et fragile et donc, chez un mâle, méprisable. Quelques-uns arboraient des tenues androgynes, des accessoires féminins voire même du maquillage. Je constatais pourtant qu’ils n’étaient pas légion. En vérité, il y avait une grande diversité parmi ces hommes, qu’elle soit d’âge ou d’apparence, et la plupart ressemblaient tout à fait à des messieurs tout le monde, loin du cliché efféminé auquel, inconsciemment peut-être, je m’étais mis à ressembler. J’eus un sourire en remarquant parmi eux quelques mâles qui ressemblaient en tout point à l’idéal de virilité que mon père m’assénait sans cesse en comparaison avec la piètre figure que je faisais.

Mes nerfs se relâchaient doucement, je commençais à somnoler. Comme dans un rêve, le bar autour de moi se floutait, et mes yeux s’accrochaient à de petits détails : une poster érotique sur le mur opposé, quelques notes de musique, une caresse, un baiser, un pantalon moulant, une boucle d’oreille, un costard distingué, une œillade arrogante, un bleu de travail, des muscles saillants, deux trois éclats de rires, des noms saisis au vol, un geste maniéré, une blague douteuse, une chope de bière, un cocktail bicolore, la bosse d’un pantalon, une veste de cuir, un regard éperdu, une main baladeuse…

« Eh ! »

Je sursautais. La grosse main d’un serveur venait de s’écraser sur mon épaule, me sortant brusquement de ma torpeur.

« Pardon de t’avoir fait peur, rit-il. Je t’ai appelé une ou deux fois mais t’avais pas l’air de m’entendre.» En désignant de la tête un autre endroit de la salle, il ajouta à mi-voix : « Je crois que t’as une touche auprès du type là-bas. Je peux lui porter un verre de ta part si tu veux. » Il fit une pause et m’adressa un clin d’œil. « Histoire de lancer la conversation. »

Je regardais dans la direction indiquée. Un garçon de mon âge, blond, les cheveux courts, en T-shirt et Jean oversize, tressaillit puis m’adressa un sourire gêné en passant la main sur sa nuque. Je détournais le regard, rougissant, et, balbutiant, répondit maladroitement que ce n’était pas la peine, que je devais partir. Je me levai, fini d’un trait le grand verre auquel j’avais à peine touché et, en un bond, je fus dehors.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Chloé Vidailhet ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0