V.Choisir sa mort, première partie

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 Hendiad Londren faisait les cent pas dans son bureau. Quelque chose n’allait pas dans cette ville.

 Or c’était à lui qu’on en avait délégué la surveillance. D’abord les meurtres non élucidés de six mages parmi les plus puissants du royaume. Puis les épreuves qui l’obligeaient à redoubler d’attention. Une mystérieuse fléchette dans le mollet d’une aspirante messagère, l’enlèvement de son fiancé, un noble Vorodien qui plus est, la tentative d’enlèvement et maintenant la mort de leur cousin à tous les deux et ami de la demoiselle susnommée. Le malheur s’acharnait sur le même groupe de personnes, il fallait qu’il comprenne pourquoi. Quel pouvait être le lien entre eux ?

 La dame et le Vorodien étaient fiancés, s’il se souvenait bien, l’étudiante était sa sœur, et le mort son cousin. On s’acharnait sur l’entourage de Vivien Bertili, et on l’avait enlevé. Mais pour atteindre la demoiselle Artanke. Pourquoi ? Et si c’était à elle qu’on en voulait, quel lien avait-elle avec l’étudiante et le Ranedaminien décédé ? Hendiad s’efforçait de relier tous les événements mais aucune logique n’apparaissait.

 Il s’arrêta devant sa fenêtre et contempla la ville endormie un moment. Les jeunes gens se trouvaient dans la pièce voisine, en train de pleurer leur ami Jal Dernéant. On n’avait aucun moyen de retrouver son corps pour le moment.

 Il poussa la porte pour rejoindre les jeunes endeuillés. Vivien Bertili et sa sœur Liz se serraient l’un contre l’autre, les yeux rouges d’avoir trop pleuré. Lénaïc affichait une expression bouleversée et leva vers Londren un regard désespéré.

 Vivien ne parvenait pas à croire à la mort de Jal. Il l’avait vu encore deux uchronies auparavant, en pleine forme. Il avait l’impression de faire un terrible cauchemar. Seuls les pleurs de sa sœur, la tête appuyée contre son épaule, le convainquirent qu’il vivait une réalité. Aussitôt le chagrin l’étouffa.

 Plus jamais Jal ne poserait ses questions incessantes. Plus jamais son cousin n’aurait droit à ses moqueries amicales. Ni ne soupirerait à cause de cette infinie mémoire. Jamais Jal n’obtiendrait le titre de messager dont il rêvait et jamais Lidwine ne saurait qu’il l’avait aimée. Jamais il ne reverrait la Ranedamine. Comment cela avait-il pu se produire ?

 Il serra Liz qui sanglotait contre lui. Ses cheveux noirs frissonnaient sur son épaule. Lénaïc fixait sur lui un regard perdu. Liz renifla et releva ses yeux gris embués de larmes. Les mêmes que Jal, songea Vivien avec un douloureux serrement de cœur.

  • Pourquoi Jal ? Il ne méritait pas ça, ce n'est pas juste. Qui a bien pu faire une chose pareille ?
  • Tu penses qu’on l’a assassiné ?
  • Il n’y a pas d’autre raison. Il était encore vivant et chez lui il y a deux uchronies…

 Elle hoqueta et se retint de toutes ses forces d’éclater en sanglots.

  • Il lui est forcément arrivé quelque chose de louche, sinon il serait chez lui !

 Vivien échangea avec elle un regard accablé. Ce voyage resterait à coup sûr comme un de ses pires souvenirs.

Jal ! Grandes Lunes, êtes-vous capables d’autant de cruauté ? pensa-t-il en baissant la tête à nouveau, les larmes coulant sans honte le long de son nez.

Pourquoi ne l’avez-vous pas protégé ? Umeå, accueille-le bien...

 Puis le Vorodien leva les yeux. Lénaïc se tenait en face de lui.

  • Seigneur…
  • Je vous en prie, Lénaïc, appelez-moi Vivien. Je me moque bien de mon titre et du vôtre, à présent… Jal n’est plus.
  • Je… Je suis désolé.
  • Vous n’y êtes pour rien.

 Sa voix s’étouffa dans un sanglot ; mais il parvint à se dominer. C’est alors que Lidwine Artanke pénétra dans la pièce. Ses cheveux gris de crépuscule flottaient défaits sur ses épaules ; elle portait une robe blanche lâche qui prouvait qu’elle s’était empressée de venir. Ses yeux verts clamaient la désespérance la plus profonde. Elle se précipita vers Vivien Bertili.

  • Oh, seigneur, ces hommes sont venus me dire que Jal était mort ! C’est faux, n’est-ce pas ? Dites-moi que c’est faux !

Le regard atterré de Vivien réduisit à néant son dernier espoir. Il secoua lentement la tête, négativement, et Lidwine ferma les yeux, essayant en vain de retenir ses pleurs. Elle se laissa tomber sur le banc et enfouit sa tête dans ses mains. Son dos tremblait. Mais cela ne dura pas longtemps. Soudain elle se releva ; quelque chose de terrible embrasait ses prunelles.

  • Je jure que je vengerai mon chevalier Jal Dernéant ! Je poursuivrai son assassin jusqu’aux confins du monde s’il le faut, mais je le vengerai !

 Vivien se leva avec une détermination au moins aussi farouche ; toute sa tristesse se muait en révolte.

  • Je vous y aiderai. Mon épée est au service de ses mânes ; je te le promets, Jal, si tu m’entends !

 Hendiad, resté debout dans un coin de la salle, les regardait avec ses yeux d’aigle et son expression indéchiffrable. Liz pleurait toujours sans pouvoir s’arrêter.

  • Je respecte votre douleur, mais pour retrouver son assassin, j’ai besoin de vous, seigneur Bertili et dame Artanke. Vous aussi, dame Bertili. Tous les événements de ces derniers jours tournent autour de vous, monsieur Bertili : votre fiancée, votre sœur et votre cousin ont été touchés. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on vous a demandé des renseignements sur mademoiselle Artanke. Si c’est elle la cible, pourquoi attaquer votre sœur et votre cousin ?
  • Il faut que je vous explique. Je ne suis pas fiancée au seigneur Bertili. Jal…

 Lidwine dut s’interrompre pour prononcer le verbe au passé. C’était perturbant.

  • Jal avait une anomalie qui lui interdisait d’utiliser la magie et il ne voulait pas que cela s’ébruite. J’ai donc menti pour diriger le sort à sa place. Mais je ne connaissais pas le seigneur Bertili avant ces derniers jours.

 Le capitaine Londren se figea. Tout devenait logique.

  • Donc je me trompe depuis le début ! Ce n’est pas vous qu’on cherche à atteindre ! C’était Jal Dernéant la cible, depuis le début ! Vous êtes son entourage le plus proche dans cette ville. L’homme que vous avez reconnu, demoiselle, surveillait chez vous depuis que le seigneur Dernéant y est allé. Il a enlevé Vivien pour vous trouver et disposer d’un moyen de pression, sans se douter que le seigneur Bertili y suffisait fort bien. Mais pourquoi ? Qui pouvait vouloir la mort d’un aspirant messager ranedaminien ?
  • Là est toute la question, soupira Vivien. Rien ne peut justifier pareille mort.

 Il se rassit, le découragement revenait à la charge. Il ne se voyait pas annoncer la nouvelle aux parents de Jal... Il se sentait si seul, à présent. Comme tout lui paraissait futile ! Comment était-il possible de verser en si peu de temps dans un cauchemar aussi total ? Il s'était toujours senti investi de la responsabilité de les protéger, y compris Jal qui était plus jeune et faisait figure de petit frère qu'il aurait aimé avoir. Il ne pouvait pas échouer à ce point... Cette fois, il ne se retint plus et laissa son désespoir l’emporter tout entier. Liz se glissa dans ses bras. Il posa sa tête sur l’épaule de Lidwine qui sanglotait aussi, à fendre l’âme. Entre ses larmes, il aperçut par la fenêtre trois lunes qui venaient de se lever.

Deux uchronies plus tôt.

 Jal se réveilla en sursaut. On venait de frapper à sa porte des coups secs. Il tourna la tête, mit quelques secondes à retrouver sa chandelle dans le noir, l’alluma et alla ouvrir la porte. Il s’attendait à trouver sa logeuse, mais n'eut le temps de voir qu'un visage masqué de noir. Jal voulut crier ; un coup violent sur la tête l’étourdit. Il se sentit glisser à terre.

 Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était étendu dans un chariot recouvert d’une bâche, les mains et les pieds ligotés. Son agresseur, ou peut-être un autre homme en noir, se tenait assis à côté de lui, jouant avec un poignard qu’il voyait briller de temps à autres. Jal se tortilla convulsivement ; un coup de pied dans le dos le calma soudainement. Il se remit à respirer à travers le bâillon et regarda autour de lui.

 Le chariot roulait sur une route cahoteuse, et une faible lumière glissait dans les fentes de la toile qui les recouvrait. Le soleil devait se coucher. De temps à autre, une rayure zébrait cette lueur. Une forêt ? Le silence, hormis le bringuebalement du chariot, le convainquit qu’ils avaient quitté Lonn. On entendait de temps à autre le reniflement des bêtes, rien d’autre. Il avait froid et terriblement soif. Les planches sous son dos le cognaient régulièrement. Après un temps où il faillit se rendormir malgré l’inconfort, une voix cria un ordre et le chariot stoppa. Jal se tendit. Ils étaient arrivés à destination, où que ce puisse être.

  La toile du chariot fut brusquement retirée ; la lumière du jour déclinant agressa les yeux du Ranedaminien. Il fut soulevé sans ménagement par le conducteur tandis que son complice préparait quelque chose. Des cordes. Jal se débattit comme il pouvait, mais contre deux hommes et sans armes, il n’avait aucune chance. Un poignard collé sous la gorge mit fin à sa dérisoire tentative d’évasion. L’homme qui le tenait semblait beaucoup s’amuser. Jal se retrouva ligoté à un arbre.

  • Alors t’as voulu jouer au plus fin ?
  • Que…
  • Tut tut tut, tu vas te taire, c’est moi qui parle, grogna l’agresseur en faisait jouer la pointe du poignard sur la gorge de Jal. Tu répondras plus tard. Il se trouve que tu es venu jusqu’à Lonn pour y briguer le titre de messager. Or mon employeur ne veut pas que tu l’obtiennes. L’intimidation n’a pas suffi. Alors on a décidé d’appliquer le plan B…

 Il se retourna vers son camarade qui observait la scène.

  • Passe-moi l’aiguille.

 Il lui tendit un outil acéré, long d’un pouce. Le tortionnaire de Jal la saisit et, d’un geste rapide, l’enfonça dans la paume de son prisonnier. L’aspirant messager cria. Une goutte de sang coula le long du métal et tomba sur la mousse. Il ferma les yeux et se mordit la lèvre. La douleur restait vive. Avec la pointe, l’homme dessina sur sa peau un signe étrange que Jal reconnut aussitôt. Une rune. Il ne les connaissait pas assez pour savoir quel effet elle aurait, mais il savait que ce ne serait pas pour son bien.

 Une immense panique s’empara de lui et il se mit à ruer de toutes ses forces pour se dégager. Les cordes tinrent bon mais fort heureusement, une des secousses fit sauter l’aiguille de la main de l’inconnu. Il expédia à Jal un coup de poing fulgurant qui rejeta sa tête en arrière. Il heurta durement l’écorce de l’arbre derrière lui. Les deux hommes en noir cherchaient l’aiguille tombée sur les feuilles mortes. Jal secoua la tête et reprit ses esprits. Il saignait à l’arrière du crâne.

  • Un peu fougueux, notre jeune ami, sourit le chef qui venait de retrouver son outil. J’aime avoir des esclaves énergiques.

 Il termina son dessin et illumina sa main. Il allait activer la rune tout de suite. Jal se contorsionna avec l’énergie du désespoir. Une de ses mains glissa enfin hors des cordes. Il s’en servit pour frapper de toutes ses forces son ravisseur concentré sur sa magie, ce qui lui donna le répit suffisant pour dégager son autre main et défaire ses liens. Il se mit aussitôt à courir droit devant lui. Le subalterne s’apprêtait à se lancer à sa poursuite, mais il fut stoppé par un ordre sec de la part de son chef. Le sadique essuyait sa lèvre fendue et ensanglantée par le coup de Jal.

  • Laisse, il se perd tout seul.

 Il jeta un regard à la silhouette du Ranedaminien qui galopait entre les arbres et murmura entre ses dents :

  • Tu as bien choisi ta mort.

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