IX. Neuf Lunes, première partie

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 Il fut réveillé en sursaut par des coups frénétiques à la porte. Il bondit sur son lit, mit quelques secondes à réaliser la situation et chercha Valte à l’aveuglette. Si ses ravisseurs précédents revenaient à la charge, il ne se laisserait pas prendre sans réagir une seconde fois. Son coeur résonnait dans la chambre vide.

  • Jal ! C’est moi !

 Il reconnut la voix, hystérique, de Lénaïc. Il reposa son épée en reprenant un souffle calme et alla ouvrir. L’étudiant était tellement excité qu’il ne prit pas garde à la tête ensommeillée du Ranedaminiene et lui sauta presque au cou.

  • Jal ! C’est formidable, j’ai trouvé la solution !
  • Hein ? Vous avez trouvé la magie de Fena ?
  • Je crois bien ! Venez !
  • Un instant.

 Il enfila sa cape, son chapeau, sa ceinture avec Valte, et courut à la suite de l’étudiant dans les rues nocturnes.

  • Où est-ce qu'on va ?
  • Chercher la solution… au musée !

  Le musée de Lonn n’avait pas été ouvert depuis des années. Il rassemblait une collection incroyable d’objets tous plus rares et sacrés les uns que les autres. Jal ne connaissait personne qui y soit déjà entré. Depuis la dernière guerre avec les Lors, la restauration étant trop onéreuse, le roi Oswald avait renoncé à le rouvrir. Le bâtiment, abandonné mais encore debout, se trouvait un peu à l’écart de la ville, au pied de la Donna, en dehors des remparts.

 Lénaïc courait à toute allure en traversant les entrées des catacombes. Jal volait sur ses talons ; on aurait dit deux fantômes en cape poursuivant un profanateur. L’esprit pas encore tout à fait clair de Jal l’empêcha de ressentir la moindre peur sous la lueur dorée de Keihin, rejointe depuis par Hane, beaucoup moins lumineuse. Le musée apparut sous la forme d’une silhouette sombre et arrondie. Il avait été construit en forme d’anneau large et ovale, dont le centre était occupé par une verrière remplie des plantes rares issues des quatre coins du monde connu. Les hautes fenêtres, pour la plupart fissurées, luisaient et reflétaient les lunes. Jal eut un instant de flottement à admirer la courbe de pierre sous le ciel.

  • On va entrer ? Mais comment ?
  • Liz nous attend là-bas.
  • Liz ? Vous avez embarqué ma cousine dans une effraction du musée ?!
  • Hé, c’est elle qui a insisté !
  • Ça ne m’étonne pas d’elle, grommela le jeune candidat. Mais ce n’est pas une raison, il fallait l’en empêcher ! Il est hors de question qu'elle entre !

 L’étudiant poussa un soupir dont la tendresse n’échappa pas au Ranedaminien.

  • Vous la connaissez, elle est têtue comme une trandine, et ses représailles sont redoutables. Je tiens à ma peau !

 Jal dut admettre que son raisonnement se tenait. Il ralentit et reprit son souffle en arrivant au pied du bâtiment. La pierre sombre, presque noire, provenait des volcans de Tumnos. Le jeune homme y passa une main curieuse en suivant Lénaïc qui suivait le mur. Soudain, une silhouette noire et indiscernable se détacha de la paroi. L’aspirant messager paniqua une courte seconde avant de reconnaître le parfum et surtout le rire de sa jeune cousine.

  • Avoue que tu as eu peur !
  • Très malin, Liz. Qu’est-ce que tu fais ici, d’abord ? L'entrée dans le musée est parfaitement illégale !
  • Il était hors de question que tu tentes ça sans moi ! Il s’agit de ta vie, Jal !
  • Et Vivien est au courant ?

 Elle haussa les épaules.

  • Bien sûr que non, qu’est-ce que tu crois ? Il n’y a pas de pire cancaneur que Viv’ dans toute la Longarde. Et puis il m’aurait infligé son sermon pour rien, puisque tu sais que je serai venue quand même. Et si tu n’es toujours pas convaincu, j’ai toujours rêvé de découvrir le musée de Lonn. De toute façon, si tu n'es pas d'accord, je t'attache et j'y vais sans toi.

 Il soupira et leva les mains en signe de reddition. Satisfaite, l’étudiante brune se tourna vers la porte qui s’ouvrait dans le mur.

 Un des carreaux avait été brisé et un autre s’était descellé et restait à cheval sur le cadre. Des toiles de nitèles envahissaient les recoins. Liz donna un coup de pied violent dans le battant qui trembla et laissa tomber un voile de poussière. Elle replaça ses cheveux et posa la main sur la serrure à moitié mangée de rouille. Quelques secondes plus tard, cette dernière tomba en poussière et la porte tourna sur ses gonds dans un grincement sinistre.

  • Bravo, Liz ! Jamais vu ça ! Tu as vu ça, Jal ? Ça lui a pris cinq secondes !
  • J’ai vu, sourit l’interpellé.

 Il faisait de son mieux pour désapprouver cette escapade, par acquit de conscience, mais en réalité, elle l'enchantait. Sans compter que la solution au problème de sa vie, selon Lénaïc, se dissimulait dans ces murs...

  Liz passa le seuil la première, avec un regard émerveillé. Un ancien guichet recouvert de poussière leur barrait le passage. Liz l’escalada en souplesse et disparut derrière. Lénaïc doubla Jal à sa suite. Quand le Ranedaminien le franchit et se réceptionna, les lattes du plancher craquèrent sous ses pieds. Peu rassuré, il jeta un regard en arrière. Dans le coin de l’ouverture de la porte brillait un petit morceau de lune pourpre, comme si Hane lui adressait un clin d’œil. Il se détourna et franchit l’angle de la pièce, quittant sa bienveillante lumière.

 Il se retrouva dans le noir total. Il s’apprêtait à lancer un appel quand une flamme bleue s’éleva de nulle part, éclairant le visage de Lénaïc, puis gagnant en intensité pour leur faire découvrir une pièce aux murs de pierre apparents, encombrée de piédestaux et de vitrines fracassés, renversés ou simplement rendus opaques par la couche de poussière qui les recouvrait. Les toiles abandonnées semblaient les clouer au sol. Lénaïc tourna sur lui-même pour observer toute la salle.

  • On commence à chercher ? réclama l’étudiante brune.
  • Pas la peine. L’écrit que j’ai trouvé sur les collections du musée indique précisément la salle. Il faut trouver l’escalier.
  • Compris !

 Elle ferma les yeux une seconde, ouvrit les mains et jeta une rafale de magie dans toute la pièce. Le déferlement qu’elle avait modelé en souffle d’air nettoya intégralement la salle. Tous les débris et la poussière se retrouvèrent accumulés dans un coin. Sous la puissance du courant, trois portes s’ouvrirent et claquèrent dans le vide. La magicienne se tourna vers ses deux compagnons en affichant un sourire craquant.

  • C’est fait !
  • Championne, glissa son cousin, pour une fois, sans pointe d'envie ni mauvaise foi.

 Chacun se précipita vers une porte pour l’explorer. Les deux étudiants trouvèrent un escalier, l’un montant, l’autre descendant. L’aspirant tomba sur une autre salle d’exposition. Son chargé de recherches en bibliothèque leur indiqua l’escalier ascendant.

 Il prit la tête, sa flamme bleue haut levée devant lui. Les marches en pierre, disposées en spirale, n’avaient heureusement pas souffert de la guerre ni du passage du temps. Cependant, le froid suintait des murs. L’aspirant messager resserrait sa cape autour de lui en frissonnant, fixant avec étonnement sa cousine en robe d’étudiante absolument pas gênée par la température polaire. Quant à l’étudiant en médecine, peut-être sa flamme le protégeait-elle. Il dépassa deux paliers, avant de pousser une porte qui cette fois céda sans résistance. Le panneau s’abattit sur le sol dans un vacarme épouvantable dès qu’il posa la main dessus, soulevant encore un nuage de poussière qui les aveugla et les étouffa tous les trois. Liz agita une main et le nuage disparut.

  Jal pénétra dans la pièce en marchant sur le panneau détouré. Ils se trouvaient dans une longue galerie circulaire qui devait représenter le contour intérieur de l’anneau que dessinait le musée. D’ailleurs les hautes fenêtres à petits carreaux, pour la plupart tombés ou fendillés, donnaient sur la serre retournée à l’état de friche. Les deux lunes la surplombaient. Un peu intimidés, les trois explorateurs nocturnes hésitèrent une seconde avant de s’engager dans la galerie. Des visiteurs du passé semblaient les attendre. Lénaïc intensifia la lumière de sa magie. Le calme oppressant poussa Jal à chuchoter lorsqu’il lui demanda :

  • Heu, vous savez précisément où chercher ?
  • Non. Nous sommes dans la Grande Galerie, où il a été exposé plus de trois cent objets. Les répertoires ne sont pas précis à ce point… Il va falloir fouiner.
  • Ça va plaire à Jal, il est curieux comme ce n’est pas permis ! lança Liz, faisant voler en éclats sans pitié le silence cryptique scrupuleusement respecté par ses deux camarades.

 Et elle essuya avec sa manche une vitrine pour regarder ce qu’elle contenait.

  • Au fait, on est censés chercher quoi ?
  • Un coffret en bois de pradanier, d’environ un pied de long. Il doit contenir une pierre grise taillée en cabochon.

 La magicienne s’écarta pour soulever un demi-globe de verre recouvrant une corne étrangement compliquée.

  • Allez-vous me dire ce que vous comptez faire ? glissa Jal à l’étudiant qui s’éloignait.

 Liz devança l’interrogé avec une vivacité qui l'interrompit net.

  • Oh, mais il ne t’a pas expliqué ?! La pierre que nous cherchons est un fragment d’Umeå !

 Elle attendit une seconde l’effet de la nouvelle sur son cousin.

  • Un morceau d’Umeå... La Lune ? Réellement ?

  • Vous savez que ce musée rassemble des objets sacrés, n’est-ce pas ?

 L’aspirant messager hocha la tête, sans cesser de froncer les sourcils.

  • Eh bien, il existe un fragment de pierre, tombé d’Umeå sur Volterra, comme pour quelques autres lunes d’ailleurs. Les mages l’ont trouvé et amené ici. On lui a sculpté une châsse en bois précieux, et on l’a oublié. Mais je suis tombé sur la liste des objets du musée avant la guerre…
  • Et on a fait le lien avec la légende de Fena, le coupa Liz toute excitée. La collection du musée comporte aussi un fragment de Frigg, la lune de Fena, qui a été découvert en Ranedamine ! Comme il est dit dans l’histoire que c’est sa lune qui lui a rendu sa magie, alors qu’elle était précisément là-bas, il y a sûrement un lien ! Il n’est pas impossible que ce petit bout d’Umeå te rende la tienne !
  • Ça vaut le coup d’essayer, reconnut Jal, impressionné, vous avez fait un boulot extraordinaire tous les deux !

 Les étudiants acceptèrent le compliment d’un sourire.

  • Maintenant, il faut trouver ce coffret ! Au travail !

 L’aspirant messager marcha vers un piédestal où se trouvait un cristal violet qui lévitait mystérieusement au-dessus d’une nappe d’eau. Lénaïc ausculta une tête de dragon fossilisée un peu plus loin, tandis que Liz explorait l’autre bout de la galerie. Une armoire à porte vitrée révéla la couronne de Lambert, le roi qui avait fondé l’ordre des messagers.

  Jal s’étonnait que de pareils trésors ne soient pas mieux défendus. L’étiquette jaunie lui apprit qu’il ne s’agissait que d’une réplique. Pouvait-il en être de même pour la pierre ? Il espérait que non. Pas de coffret dans cette vitrine. Il souleva une cloche de verre qui couvrait une plume en or pur quand un cri terrifié le fit sursauter. Il lâcha le demi-globe qui explosa sur le sol. Il avait reconnu la voix de sa cousine.

  • Liz !

 Il croisa le regard pareillement paniqué de Lénaïc et s’élança vers la partie de la Grande Galerie où officiait l’étudiante. Il la trouva saine et sauve, une main posée sur son cœur. Elle essayait de reprendre son souffle.

  • Ce n’est rien ! Désolée de vous avoir fait peur, c’est juste ça…

 Elle désignait une armure ancienne hérissée de pointes qui paraissait les observer, visière baissée. Un gantelet s’en était détaché et gisait sur le sol, démantibulé. Dans le coin d’ombre où elle était rangée, on aurait pu la croire vivante, surtout sous le reflet mouvant de la flamme magique. Lénaïc étouffa un rire de soulagement.

  • Frék, j’ai vraiment eu peur !

 Jal retourna à son exploration, un peu tendu. Il n’avait aucune idée de l’uchronie qu’il était, ni du temps qu’ils avaient déjà passé dans cet endroit. La position des lunes par la verrière lui indiquait le milieu de la nuit à peine passé. Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire.

 Dans une vitrine rendue opaque par l’âge, la saleté et la nuit, il ne trouva que des instruments d’optique, la referma. Il y avait une porte juste après la vitrine. Il balança une seconde, jeta un œil à ses camarades occupés à déchiffrer des étiquettes, puis son irrésistible curiosité emporta la bataille. Il poussa la porte. Elle s’ouvrit dans un parfait silence.

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