X. J'aime pas la magie, quatrième partie

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 La salle était sous le choc. Jal leur avait tout raconté, depuis l’attentat contre Lidwine jusqu’au matin même. Il passa seulement sous silence l’épisode de la visite nocturne du musée, pour ne pas créer d’ennuis à Lénaïc et surtout pas à sa chère cousine. Les mages avaient changé d’expression. Certains le considéraient bizarrement. Quand à Léonce, il avait perdu toute sa hargne lorsqu’il avait suggéré qu’il y ait un lien entre l’acharnement contre Dernéant et Bertili et le meurtre de sa fille Clélia. Isaac ne semblait pas du même avis.

  • Nous n’avons que votre parole pour croire que vous êtes porteur de cette prétendue anomalie tout à fait inconnue !

 Jal s’était préparé à ce reproche.

  • Vous avez également la parole du capitaine Hendiad Londren. Je suis en pleine santé et je vous permets de le vérifier quand vous voudrez. Par ailleurs, il existe un précédent. Êtes-vous familiarisés avec les légendes qadi ?

 Un des mages sursauta imperceptiblement à ces mots. Il avait un visage long et fin, un teint sombre et des cheveux étrangement clairs. Un Qadi ? Ses yeux en amande observèrent Jal avec une acuité extrême, comme s’il cherchait quelque chose.

  • La légende de Fena, retranscrite par Maan Limiez au IIIème siècle, évoque un cas semblable. Sauf que la demoiselle en question fut guérie de cette anomalie, tandis que tel n’est pas le cas de votre serviteur, bien malgré moi. Mais je supplie tous les nobles mages de cette assemblée de bien vouloir reconsidérer la décision de m’exclure des candidats au poste de messager de Lonn. En dehors de ma magie vacillante, je suis en parfaite condition physique, j’ai été admis lors de la première session, je maîtrise l’escrime, la géographie, le ranedam, le lorin, le luc ancien, l’olaan et le qadi, j’ai déjà…
  • Vous êtes celui qui parle le qadi ?

 La question venait du mage étranger. Son visage presque félin exprimait une surprise intéressée, mais très vite ses traits reprirent une parfaite impassibilité. Jal chercha ses oreilles sous la chevelure presque blanche. Arrondies. Donc, un Qadi.

  • Ve'sh ermeean taha-hal filön’he ? demanda-t-il dans sa langue.

 C’était un test, Jal le devinait. Il enchaîna dans un qadi parfait :

  • Yua, na’hil. Pehliun ermeean thy’huk.

 Le mage qadi se détendit un peu et adressa un signe de tête à ses collègues.

  • C’est bien. Je m’appelle Omi’Dhal, je suis qadi d’origine, et je vous crois. Les légendes de mon peuple, que certains croient fantaisistes et mystiques…

 Le regard venimeux qui circula entre le mage Omi’Dhal et le mage Isaac n’échappa à personne.

  • … contiennent une part de vrai plus grande qu’on ne s’y attend. Celle-ci en particulier. De quelle région êtes-vous originaire, messire Dernéant ?

 Cet homme parlait un ranedam absolument parfait pour un qadi, quoique agrémenté d’un accent sifflant commun à ces hommes du désert.

  • D’Herzhir, en Ranedamine, souffla Jal, ravi que le mage ait fait la corrélation.

 Omi’Dhal s’enfonça alors dans une réflexion profonde dont il fallut se passer des détails.

  • C’est possible, finit-il par lâcher. J’y crois.

 Le Ranedaminien tourna un regard tendu vers les autres membres. La dénommée Isis posa une main sur l’épaule du mage qadi.

  • Si Omi le pense, je suis d’accord. Il s’y connaît mieux que personne et ce jeune homme me paraît honnête. Je ne vois pas quel intérêt il pourrait trouver à feindre un évanouissement en pleine épreuve, puis à venir auprès de nous réclamer d’être réintégré parmi les candidats.
  • Et s’il avait réellement un handicap de santé, et qu’il ait inventé cette excuse pour justifier son retour ?
  • Je suis à votre disposition, mage Isaac, si vous voulez vérifier mon état de santé.
  • Mes sorts ne vont-ils pas réagir différemment si vous portez cette anomalie ?
  • Les sorts de guérison et les transferts agissent normalement sur moi, en revanche le sort de détection ne me repère pas. J’ignore comment se comporteront ceux que vous comptez utiliser.
  • Mais… votre absence de magie n’est-elle pas en soi un obstacle à la charge de messager ?

 C’était la mage Flora Hechid, blonde et pâle, qui venait de poser la question. Elle paraissait atterrée et choquée que l’on puisse vivre sans magie. Jal déglutit ; c’était là la faiblesse principale de son argumentation.

  • Je me suis assez bien débrouillé sans jusqu’ici, mage. La magie est indispensable aux mages. Pour traverser la Ranedamine, puis le Lonn, je n’ai pas eu besoin d’y faire appel. Voilà pourquoi, si la magie me paraît en effet suprêmement pratique et utile, je ne crois pas qu’elle me soit indispensable. Je subis un désavantage, certes, mais je suis prêt à vivre avec. Ce n'est pas comme si j'avais le choix. Maintenant, si l’un de vous connaissait le moyen de me la restituer, je lui serai éternellement reconnaissant…

 Il baissa les yeux. Il aurait tellement voulu, même ne recevoir qu’une petite part de cette force qui habitait tout le monde autour de lui ! L’envie et la peine dans sa voix se devinaient authentiques. Flora ne s’y trompa pas.

  • C’est un cas sans précédent, comme vous vous en doutez, messire, expliqua la mage Hechid en semblant presque s’excuser, mais je pense qu’on ne doit pas vous exclure du concours pour cette anomalie de naissance. Ce serait injuste, à mon avis.

 Isaac restait visiblement hostile et sceptique, mais la mage Daphné hocha imperceptiblement la tête. Omi’Dhal, Flora Hechid, Isis et Daphné étaient donc de son côté. Il avait quelques doutes sur la position de Léonce Vornind et Mathurin Mirant, mais pas sur l’hostilité, qu’il ne comprenait pas, d’Isaac. Il en restait cinq, deux hommes, deux femmes et une elfe aux cheveux longs et verts tressés de perles, portant dans le dos son indispensable arc, qui le dévisageait avec des traits fins sculptés dans la pierre. Jal se redressa, sachant que ces habitants des forêts profondes respectaient la fierté plus que tout, et laissa peser sur elle un regard de défi.

  • D’autres objections ?

 Elle ne réagit pas ; ses yeux aux pupilles fendues en croix comme celles d’un derkan le scrutaient jusqu’au fond de l’âme. Au bout d’un temps qui lui semblait interminable mais durant lequel il soutint le regard pénétrant, elle se détourna et acquiesça d’un léger mouvement de tête en direction de ses collègues. Ils parurent prendre cela pour une approbation.

  • Flinalivel accepte, traduisit Isis.
  • Flina ? s’indigna Isaac, ne me dis pas que tu cautionnes…

 Un regard tranchant suffit à le faire taire. Puis la voix fluide et sans réplique de l’elfe, presque magnétique, glissa et fit frissonner une partie de l’assistance.

  • Ce jeune humain a le droit de se présenter. Il dit la vérité. La magie n’a jamais permis à personne d’être plus honorable qu’un autre. Et ne m’appelle pas Flina, mage Bartoldo.

 Le mage au visage émacié jeta à Jal un regard haineux. Celui-ci n’y prêta aucune attention et remercia Flinalivel d’un léger salut. Elle répondit d’un clignement d’yeux. Mathurin Mirant, visiblement le doyen, se leva alors.

  • Dites-moi, messire Dernéant, la légende de Fena dont vous parlez ne mentionne-t-elle pas un remède à cet embêtant problème ? La question s’adresse bien entendu aussi à vous, cher Omi’Dhal.

 Jal hésita à citer le fragment d’Umeå que les Lors étaient censés posséder, mais le mage qadi l’en dispensa.

  • Les légendes mentionnent l’aide de sa Lune, trouvée de l’autre côté des montagnes, soit en Ranedamine, la région de notre jeune ami. Or, un fragment de Frigg, la Lune de Fena, a été trouvé là-bas. Quelle est votre Lune, messire Dernéant ?
  • Umeå, lâcha le jeune homme.
  • Vous connaissiez cette partie de la légende, n’est-ce pas ?
  • En fait, un ami étudiant pense que le fragment d’Umeå découvert avant la guerre pourrait me soigner, mais il a également découvert qu’il avait probablement emporté par les Lors.
  • Quel dommage ! Et quelle troublante coïncidence, ironisa une mage relativement âgée aux yeux perçants, assise juste à côté de Mathurin Mirant.

 Ce dernier la gratifia alors d’une verte semonce.

  • Prune ! Ce garçon a suffisamment souffert, tu ne crois pas ? Je n’ose même pas imaginer comment il a pu passer toutes ces années privé de magie dans un monde comme le nôtre, où elle sert à toutes les sauces… Il doit avoir une sacrée force d’âme !

 Jal remercia le vieux mage d’une inclinaison de la tête.

  • La mage Prune, que je salue respectueusement, n’a sans doute pas idée de la volonté qui m’anime de trouver quelque part cette magie. S’il n’existe pas de remède, je suis le premier à m’en plaindre. Il me semble au contraire que c’est vous qui y auriez intérêt…

 Deux ou trois mages sifflèrent et la dénommée Prune grogna quelque chose d’incompréhensible. Mathurin, amusé, sourit et adressa à l’ex-aspirant messager un regard de connivence.

  • Personne n’avait osé s'adresser à Prune comme cela depuis la dernière décennie, lâcha-t-il. Vous avez du cran, jeune seigneur.
  • C’est-à-dire que je n’ai pas grand-chose à perdre, mage Mathurin.

 L’amusement du doyen se teinta d’une curiosité intéressée.

  • Il ne me semble pas m’être présenté… Vous connaissez mon nom ?
  • Il y a votre portrait dans la salle d’examen.
  • Et plein de ressources avec ça ! s’exclama Omi’Dhal admiratif.
  • Je crois que ce jeune garçon devrait pouvoir tenter sa chance, conclut Mathurin Mirant. Quelqu’un a-t-il encore un argument à présenter ?
  • Pourquoi ne nous a-t-il pas signalé cette situation dès son entrée au concours ?

 Le mage qui venait de poser cette question n’avait pas encore parlé. Il ne paraissait pas hostile, mais sa question appelait une réponse convaincante. Il était petit, assez âgé, chauve et tout en os. Ses yeux brillaient d’une intelligence incisive et un léger sourire flottait au coin de ses lèvres émaciées. Jal le salua d’une légère inclinaison de tête.

  • Cette question est légitime, mage. Cependant, éloignez je vous prie l’idée de tricherie. Ce n’est pas un avantage qu’il me fallait vous dissimuler. Mais en-dehors du fait que vous ne m’auriez sans doute pas cru si je m’étais présenté à vous sans preuve pour obtenir justement un avantage ou une compensation et au-delà également de la honte que j’en ai conçu et que vous pouvez imaginer, je craignais que vous ne m’interdisiez purement et simplement l’accès au concours. Je pensais pouvoir me débrouiller pour passer inaperçu jusqu’à la nomination. Car il est hors de question d’abandonner. J’ai toujours rêvé d’être messager de Lonn, aussi loin que je me souvienne. Je n’envisage pas d’autre voie pour ma vie. Et maintenant moins que jamais. Et même dans l’éventualité où vous auriez essayé de compenser ce handicap, il serait par trop déloyal de m’accorder un avantage face à des personnes d’aussi grand mérite que moi, voire supérieur, sous prétexte d’une anomalie dont ils ne sont nullement responsables. Voilà pourquoi j’ai soigneusement gardé le secret sur cette anomalie et je vous demande de faire de même. Mais aujourd’hui, lorsque mon objectif se révèle menacé, je me dois de protester et de faire mon maximum pour obtenir ce poste. Je crois avoir été assez clair sur ma motivation. C’est un devoir, un honneur et un rêve. Je vous demande de ne pas m’interdire d’essayer.

 Un silence réfléchi suivit ce discours. Mathurin Mirant approuva de la tête, suivi par Daphné et Omi’Dhal. Léonce se mordait la lèvre en posant sur Jal un regard inquisiteur. Flinalivel n’avait pas bougé d’un cil ; sa décision était prise. Isaac soufflait par les narines comme un ordimpe en colère, mais il fit un signe d’approbation las. Prune parut convaincue et laissa d’un signe de la main la décision revenir au doyen. Flora et Isis signifièrent leur décision par un hochement de tête. Restaient le mage chauve qui venait de poser sa question, une femme adulte, rousse, plutôt épaisse et bienveillante, et une qui paraissait ne pas avoir plus de vingt ans, avec des cheveux bruns et un visage angélique perplexe. Le petit homme s’assit à l’aise à la table et posa un coude devant lui, nonchalant. Il posa sur le Ranedaminien ses yeux d’acier, acérés, et finit par demander sans le quitter des yeux :

  • J’aimerais faire une petite expérience pour vérifier votre état de santé. Car même si vous nous racontez la vérité d’un bout à l’autre, ces évanouissements peuvent laisser des séquelles.
  • Je suis à votre disposition.

 Comme personne ne faisait mine de le retenir, il se leva et posa ses deux pouces sur le front de Jal.

  • Ne lui fais pas de mal, Benoît, lâcha Flora. Ce n’est qu’un jeune homme. Il doit avoir tout juste 22 ans.
  • Ne t’inquiète pas, chère Flora, il ne s’agit que d’un petit examen.
  • Mais tu as la magie d’un homme âgé, sans vouloir te vexer. Pas sûr qu’il le supporte. Tu devrais laisser faire Arabelle.
  • Tu n’as plus confiance en moi ?
  • Ce n’est pas une question de confiance, Benoît ! C’est une question de fiabilité du test. Un scientifique rigoureux comme toi sait que je dis la vérité.

 Le mage consentit à reculer et à laisser la place à la plus jeune, la dénommée Arabelle. Longs cheveux bruns volumineux, immenses yeux clairs pleins d’incertitude, visage pointu et délicat, elle s’avança en retroussant ses longues manches. La magie flamboya dans ses mains avec une vigueur impressionnante dès qu’elle leva les bras. Elle paraissait hésitante et quêta d’un regard l’approbation de ses collègues avant de poser ses pouces sur le front de Jal. Celui-ci sentit immédiatement une grande force le traverser à la vitesse de l’éclair. Il recula d’un pas, se soustrayant au pouvoir de la jolie mage. Il lui avait cependant suffi de cette courte seconde.

  • Tonus musculaire parfait, pas de séquelles cérébrales, légères contusions, manque de sommeil, diagnostiqua Arabelle d’un ton sans réplique en regagnant son siège.
  • Bon, je crois que nous pouvons autoriser messire Jal Dernéant, seigneur d’Herzhir, à réintégrer les rangs des aspirants messagers. L’un ou l’une de mes respectés collègues a-t-il une objection à formuler ?

 Seul Isaac adressa encore au jeune homme un regard haineux mais s’abstint d’intervenir. Voyant que personne ne réagissait, Mathurin conclut :

  • Ainsi donc l’assemblée des mages a tranché : à l’unanimité, le seigneur Jal Dernéant figure à nouveau parmi les aspirants messagers de l’année 18 du règne d’Oswald sur le royaume de Lonn. Félicitations, jeune seigneur !

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