XVIII. Elle, deuxième partie

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 Il s'installa le plus stablement possible de l'autre côté du tronc, un pied appuyé sur la branche d'en dessous et l'autre jambe pliée, une main sur une branche au-dessus de sa tête. Ils bénéficiaient d'un point de vue parfait et dégagé. Juste au moment où Jal terminait de s'installer, un feu d'artifices rouge et jaune éclata et le ciel se diapra de couleurs. Le flot du Rivent reflétait les feux, et les pupilles de Lidwine aussi. Il régna entre eux un silence absolu pendant un certain temps, pendant que les fusées explosaient. Parfois l'un d'eux laissait échapper une exclamation émerveillée. Jal aurait voulu garder un souvenir complet de ce moment. Il se serra contre le tronc de l'arbre, qui avait emmagasiné la douce chaleur de la journée. Les explosions se succédaient, alternant pluies dorées, fleurs colorées et voiles de cristal. Des filins verts brillants serpentèrent sur la rive du fleuve. Jal se pencha en avant pour les suivre, en équilibre instable, et entendit au même moment un craquement et un froissement de feuilles. Lidwine n'avait pas bougé, il allait se retourner quand une main se posa sur son épaule et une voix bien connue sonna à ses oreilles :

  • La loge privilégiée, félicitations !
  • Installe-toi, répliqua-t-il en se décalant vers le tronc.

 Son cousin s'assit juste à côté de lui sur la branche, suffisamment solide pour ne pas ployer.

  • Comment ça s'est passé ?
  • Parfaitement, elle a une chambre plutôt correcte dans la rue Batelière.

 Un long silence passa, les feux dessinaient des rosaces aériennes qui pleuvaient ensuite sur le paysage. Vivien murmura :

  • C'est dans ces moments-là qu'Aurine me manque.

 Jal ne put empêcher l'image de Colombe de surgir dans son cerveau. Il la censura de toutes ses forces.

  • Je sais... Tu vas la retrouver à Ymmem dans peu de temps, ne t'inquiète pas. Tu pourras tout lui raconter.
  • Je vais sans doute partir demain.
  • Dès demain ?
  • Oui...
  • Je t'écrirai le message pour Yoann ce soir.

 Il se contenta de hocher la tête, sombre et silencieux, et apprécia le spectacle. Les magnifiques reflets nappaient le Rivent et multipliaient par deux le côté grandiose. Soudain se déploya un immense bouquet, dans une déflagration supérieure à tout ce qu'ils avaient entendus jusqu'à présent, qui occupait la moitié du ciel dans un arc-en-ciel irisé de toutes les nuances. Puis tout s'éteignit et la nuit redevint calme, sombre et limpide.

  • Seigneur Bertili ! Vous assurerez tous mes encouragements à votre charmante sœur. J'ai appris ce qui s'était passé et je compatis.

 Il remercia la dame d'un mouvement de tête. Seul son cousin le connaissait assez pour voir l'image d'Aurine d'Ondia hanter ses pupilles. Vivien quitta sa branche et se laissa glisser entre les ramilles. Jal allait le suivre, il posait déjà ses pieds sur l'embranchement inférieur, quand Lidwine apparut près de lui avec ses yeux verts étincelants d'étoiles.

  • Jal, j'ai une question à te poser.

 Le messager sentit son pouls s'accélérer. Il saisit, d'une main qu'il voulait ferme, le rameau juste au-dessus de sa tête, et planta ses yeux de lune dans les siens.

  • Je t'écoute.
  • Eh bien... J'espère ne pas t'offenser mais... tu m'as accompagné ici, tu es devenu mon chevalier servant, tu as combattu Ulrich, alors je veux savoir : as-tu l'intention de le remplacer comme prétendant ? En d'autres termes, Jal, m'aimes-tu ?

 Il faillit perdre l'équilibre, son pied ripa sur la branche moussue, mais heureusement le longuois le rattrapa. Lidwine le fixait sans pitié. Les lunes se découpaient derrière elle, il ne pouvait pas voir l'expression de son visage. Il déglutit et chercha ses mots. Il ne devait pas nier catégoriquement, mais pas acquiescer non plus.

  • Je n'oserais jamais t'imposer la présence d'un prétendant ! J'ai combattu la présence d'Ulrich parce qu'il était très visible qu'elle te déplaisait, et puis passer du temps à tes côtés est évidemment un plaisir. Je ne te proposerais pas le mariage avec autant d'insistance que ce lourdaud.

 Elle acquiesça sans un mot et passa devant lui pour disparaître dans les profondeurs des frondaisons. Jal laissa passer quelques instants pour faire baisser sa tension nerveuse, décrispa ses doigts qui s'étaient refermés sur l'écorce, inspira profondément la brise humide qui montait du fleuve. Il tomba sur la lueur des deux lunes et – était-ce une illusion ? - il lui sembla que Merina s'était légèrement éloignée d'Umeå. Il soupira et se laissa tomber sur la branche suivante, quittant leur lumière. Au moins, il avait réussi à répondre en détournant l'attention de la vraie question, celle de ses sentiments. Car sur ce point, il n'était pas sûr qu'il aurait pu mentir.

 Il atterrit sur le sol auprès de ses deux amis. Il croisa enfin le regard de Lidwine, qui ne lui apporta aucune indication sur son état d'esprit, mais scella entre eux un accord secret : ils ne parleraient pas de ça devant Vivien. Affaire close. Jal essayait de reprendre pied dans le réel.

  • Rentre avec moi, Viv, je te donnerais la lettre pour Yoann.
  • Très bien.
  • Lidwine, tu m'excuseras de ne pas pouvoir te raccompagner ?

 Elle s'inclina avec un air moqueur.

  • Oh, mais tu ne te débarrasseras pas de moi comme cela ! C'est moi qui vous accompagne, messieurs !

 Il sourit encore, charmé, et souleva son chapeau en signe d'acquiescement. Ils partirent tous les trois d'un pas vif dans les chemins entrelacés. Kinook brillait de tout son éclat à présent, juste au-dessus de la Donna, et accentuait les reliefs. La nuit paraissait moins belle à Jal, et il savait pourquoi. Pourtant l'air restait parfumé et léger, la température douce, les mille sons chantants de la forêt nocturne n'avaient pas disparu. Il venait de placer dans l'esprit de la dame une bombe à retardement : elle réaliserait bientôt qu'il n'avait à aucun moment nié qu'il l'aimait. Pour l'instant, elle marchait, sublime dans sa robe blanche, un masque impénétrable sur le visage. Combien de temps passa-t-il à regarder l'arrière de ses cheveux, essayant d'imaginer les pensées que cachait ce crâne ? Il atteignit les portes de la ville sans avoir vu passer le temps. Il reprit autorité sur lui-même et avança à son niveau.

  • Tu viendrais demain, si j'emmène Liz auprès du mage Mirant ?
  • Bien sûr ! Je suis restée pour assister à la suite des opérations.

 Le ton de sa voix le rassura un peu ; elle souriait et parlait toujours aussi amicalement.

  • Mais vous serez tous là pour mon départ, demain matin, n'est-ce pas ? s'inquiéta Vivien.
  • Mais oui ! Tu passeras la nuit chez moi si tu veux.
  • Seulement s'il y a de quoi manger !

 Il éclata de rire.

  • On va te trouver ça, ventre à pattes !

 Ils s'arrêtèrent dans une boutique de rue, ouverte par un commerçant, et se procurèrent des petites brochettes de viande chaudes aux épices, qui fumaient dans l'air. Jal savourait la sienne, réalisant qu'il était lui aussi affamé.

  • Tu sais quoi, Viv ? Je ne me moquerais plus de ton appétit, parce que j'avais faim aussi et c'est vraiment délicieux !
  • C'est de bonne guerre, répondit son cousin en se brûlant les doigts sur sa brochette. Surtout que c'est moi qui les ai payées !
  • Ne me joue pas ce coup-là, dit Jal ne essayant de paraître menaçant, d'abord tu les as voulues, tu les as, et ensuite le duché d'Ondia fait partie des plus riches de la Longarde.
  • Tu es jaloux, avoue-le !

 Ils riaient en s'engageant dans la rue des Six-Ponts, un peu moins illuminée.

  • Tu parles ! Je suis messager moi aussi ! Je vais devenir riche et je pourrais racheter ton duché, et puis je deviendrais le maître du monde !
  • Ce que j'aime chez toi, Jal, c'est ta modestie.
  • Tu trouves que je manque d'ambition ?

 Il toqua à la porte. Sa logeuse avait allumé des lampions suspendus aux montants de la porte.

  • Bonsoir, madame !
  • Messeigneurs messagers... Mademoiselle messagère...

 Elle s'effaça sur le côté. Un feu ronflait dans l'âtre, et sur le fauteuil gisait un travail de broderie abandonné.

  • Je vais vous demander de prolonger ma pension de quelques jours. J'ai besoin de régler une affaire familiale.

 Elle inclina la tête.

  • Bien, mais vous réglerez ça dès demain.
  • Évidemment.

 Elle retourna à son poêle. Jal se retourna vers Lidwine.

  • Je suis au regret de devoir te dire bonsoir...
  • Bonne nuit à vous deux. Je serai là demain pour votre départ, messager Bertili. Elle cligna de l’œil à Jal.
  • Faites de beaux rêves, chevalier de la Plume.

 Il sourit. Il était presque certain qu'elle ne jouait pas cet air entendu.

  • Que Merina veille sur vos songes, chevalière de l’Épée.

 Elle quitta la salle, laissant son sourire charmeur derrière elle flotter dans l'air. Le messager se força à se détacher de son empreinte pour monter les escaliers à la suite de Vivien.

 Il posa son chapeau sur le tabouret près de sa paillasse et se laissa tomber sur son matelas, les mains entre les genoux. Il sentait toute la fatigue de cette journée lui retomber dessus d'un coup. Sa plume et son encrier atterrirent sur le plancher lorsqu'il fouilla son sac.

  • Ah, voilà.

 Il alluma une petite lampe à huile qu'il posa sur le tabouret à côté de son chapeau, déroula un parchemin et trempa la plume.

  • Alors, qu'est-ce qu'on écrit ?
  • Cher Yoann...

Cher Yoann,

 Je suis actuellement à Lonn et j'ai appris l'accusation qui pèse sur toi. Je charge Vivien de cette lettre pour qu'il puisse s'approcher de toi, et pouvoir plaider pour ton innocence dont nous sommes tous convaincus. Liz joint tous ses vœux pour ta libération. N'aie pas peur, tu es en de bonnes mains. Pour ma part, je suis maintenant messager, Vivien également, et il vient avec Aurine d'Ondia qui est duchesse, ce qui donnera du poids à nos actions. Viv m'a promis qu'il m'appellerait s'il avait la moindre difficulté.

 Tenez-moi au courant de votre avancée, et n'hésitez pas à réclamer mon aide si besoin. Je dois rester à Lonn pour aider Liz qui vient de se faire bannir de l'académie, pour avoir provoqué un accident que Vivien t'expliquera plus en détail. Je vais tenter de la confier au doyen des mages royaux, Mathurin Mirant, qui est particulièrement bien disposé à notre égard. Ne t'inquiète pas pour cela, occupe-toi d'abord de sortir de là, et nous pourrons retourner sur ton vaisseau, l'Imaginaire, dont je me souviens si bien, pour aller naviguer comme lorsque nous étions petits.

Que les Lunes veillent sur toi !

Ton cousin Jal Dernéant.

  • Ça devrait faire l'affaire, dit-il en soufflant sur sa lettre pour faire sécher l'encre. Il comprendra, je pense. Écris-moi quand tu arriveras là-bas, d'ac ?
  • C'est parfait.

 Jal se releva, roula la missive et inscrivit :

Yoann Bertili,

Geôles du palais ducal d'Ymmem,

Tumnos.

 Il tendit le rouleau à son cousin d'un air grave.

  • Messager Vivien Bertili, je vous confie ce message, je compte sur vous pour qu'il atteigne son destinataire.

 Vivien prit la lettre et contempla le parchemin.

  • Ma première mission.

 Il leva les yeux et les planta dans ceux de son cousin.

  • J'accepte ce message. Il arrivera en main propre à celui à qui il est destiné.

 Un silence suivit, puis il lâcha :

  • J'ai encore faim.

 Le fou rire qui suivit dura plusieurs minutes. Les larmes leur montaient aux yeux.

  • Bon sang, Viv...
  • Je sais, je n'ai pas pu m'en empêcher.

 Quelques éclats de rire remontaient parfois à la surface et faisaient tressauter leurs paupières.

  • Je dois avoir quelques croissants aux fruits encore, finit par réussir à articuler le Ranedaminien.

 Ils partagèrent les croissants restants en silence, Jal à la fenêtre et Vivien assis sur le lit. Le jeune homme contemplait les lunes par le carreau. Umeå et Merina se frôlaient presque à présent, et Kinook s'efforçait de les rattraper. Une nappe de nuages glissait dans la brise et les voilait peu à peu. La nuit se fit plus noire. Il y avait encore des lumignons allumés dans les rues, la fête se poursuivait. Des chants et des airs de musique montaient jusqu'à eux. Des silhouettes à demi éclairés passaient dans la rue des Six-Ponts, vêtues de riches étoffes, discutant à voix basse ou riant. Jal respira. Il aimait cette atmosphère, ce calme de là où il était pour regarder la fête. Il se retourna vers son cousin pour lui parler, mais Vivien s'était endormi sur le matelas. Son cousin sourit, presque attendri, et ferma la fenêtre. Le silence retomba dans la chambrette. Jal tira la couverture pour se coucher dessus, au sol à côté de la paillasse, et souffla la lampe à huile.


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