Partie 1 « La fin de toute chose »

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Histoire d’une vieille carcasse rouillée

Partie 1

« La fin de toute chose »

Oklahoma-Novembre 1999

C’était un matin de la mi-novembre, à l’orée du nouveau millénaire. Partout dans le monde, la psychose rampait et propageait ses légendes. On hésitait, on redoutait, on raillait les hypothèses farfelues tout en se fendant intérieurement de « et si ». Et si les avions se mettaient à tomber du ciel ? Et si les banques s’effondraient ? Et si les communications lâchaient ? Et si, vraiment, le messie décidait de revenir mettre un peu d’ordre dans ce chaos ?

Les rumeurs allaient bon train, nourries par les médias, les pseudo-experts et les mages en tout genre. Partout dans le monde, ou presque.

Quelque part en Oklahoma, dans la cabane des Whitaker, on avait d’autres préoccupations. Le petit poste grésillant branché sur la radio locale annonçait un redoux, après deux jours de froid inhabituels qui avaient parsemé le sol boueux de plaques de neige. Earl et Martha Whitaker s’étaient inquiétés eux aussi — mais pour des raisons bien plus terre à terre : craignant que l’hiver s’installe si tôt, quand il restait tant à faire.

Ils prenaient encore plaisir à pouvoir manger les œufs brouillés de leurs poules chaque matin, sans avoir à les économiser. Quand l’hiver viendrait vraiment, dans deux ou trois semaines, les poules pondraient moins ; les œufs se feraient plus rares, et seraient alors exclusivement réservés aux tartes du dimanche.

Mais aujourd’hui le temps était à la fête. La cafetière émaillée, qui conservait encore un peu de sa peinture bleue originale, trônait sur la table, à côté d’un demi-pain de maïs. Sur le poêle, Martha réchauffait les haricots de la veille, des Pintos beans, longuement mijotés avec un morceau de bacon et un oignon. Earl en salivait déjà. Si la vie était frugale, on ne manquait de rien. Les étagères en bois brut croulaient sous les bocaux et boîtes de toutes sortes, vivres autant que remèdes. Plus bas, quelques paniers renfermaient patates douces, navets et légumes d’hiver. Le gros des récoltes reposait dans l’arrière-cuisine, à l’abri du froid.

Les buches de bois craquaient dans l’âtre du poêle, leur odeur résineuse venait se mélanger à celle des Pinto beans, des œufs brouillés et du café. Earl et Martha étaient maintenant attablés, le bulletin météo achevé avait cédé la place au Sing me back home de Merle Haggard, et entre deux bouchées ils échangeaient un regard complice sans avoir besoin de mots. Le programme du jour avait été définit de longue date, ancré dans le calendrier d’années en années, et depuis une semaine Martha ne pensait plus qu’à ça : la fête des noix de Pécan.

Dans leur petit hameau, où les familles éparses habitaient de deux à quatre miles les unes des autres, on était loin des festivités des grandes villes. On célébrerait la fin de la récolte sobrement mais non sans chaleur, chez les Carter, une famille de texans installée là depuis quinze ans. Leur grande cabane lumineuse, construite en famille, était vite devenue le cœur battant du hameau. Martha se réjouissait à l’avance baignée par les souvenirs des années précédentes, revoyant la grande tablée, les tartes, les confitures, les noix caramélisées, le vieux Tommy Lee entonnant un air d’harmonica. Ce serait l’occasion aussi, d’échanger de nouvelles recettes de décoction et de cataplasme avec Miss Parker, tout autant férue qu’elle de botanique et de savoirs anciens.

Aussitôt le déjeuner terminé, Earl et Martha n’avaient pas trainé et s’affairaient déjà. Martha devait remettre la cuisine en ordre, remiser les restes, puis elle passerait la matinée à confectionner sa tarte, sans oublier de faire le tour du potager et de nourrir les poules. Earl ferait la tournée de ses pièges à collets, soit une longue marche en compagnie de Shadow, batard et fidèle compagnonde Earl qui comme son nom l’indiquait ne quittait jamais son ombre.

Earl chaussa ses vieilles bottes au cuir patiné, saisis son sac en toile, sa besace, et s’équipa chaudement, avant de pousser la porte de la cabane, Martha lui rappela qu’ils devaient se mettre en route dès la fin de matinée, il lui répondit d’un sourire et d’un hochement de tête. C'est-à-dire qu’une fois en marche, il ne savait jamais vraiment quand il revenait. Tout dépendait des offrandes du jour. Parfois la nature ne donnait rien, et il rentrait au bout d’une à deux heures, parfois elle se montrait généreuse et alors là…il pouvait même arriver qu’il campe et ne revienne que le lendemain. S’il n’était pas question de chasser pour aujourd’hui et de s’en tenir à la relève des collets, Il attrapa quand même son fusil avant de sortir. Shadow accouru aussitôt, et lui emboita le pas.

Le soleil n’était pas encore levé. le ciel commençait à bleuir, juste assez de clarté pour suivre le lit de la rivière qui jouxtait la propriété. Un reste de brume s’accrochait aux branches des pacaniers, les cosses des noix crissaient sous les semelles d’Earl. Sans les voir, il distingua l’envol d’un groupe de corneilles à leur cri strident.

Les premiers collets ne donnèrent rien. Ils n’avaient pas bougé. Earl ne repéra aucuns signes d’animaux, ni empreintes ni traces de griffes, pas de crottes non plus, et se contenta d’effacer ses propres traces. S’il était toujours un peu décevant de trouver un collet vide, Earl ne rentrait jamais bredouille. Il s’arrêta un instant, sortit une petite boite de métal jaune et rouge de sa poche ou était inscrit en blanc le mot « shine ». Qu’on ne s’y trompe pas, Earl n’avait aucunement l’intention de cirer ses vieilles bottes rafistolées, la boite contenait tout autre chose. Il préleva une bonne quantité de tabac qu’il porta à sa bouche, la quantité nécessaire pour former une chique. Sur sa gauche il repéra quelques baies bleues d’un arbuste qu’il connaissait bien. Il cueilli les dernières baies et les glissa dans sa besace. Martha en aurait l’usage en décoction contre la toux ou les vomissements. Il préleva aussi un peu d’écorce rouge auquel l‘arbuste devait son nom. Celle-ci avait une bonne odeur résineuse qui éloignait les mites et parfumait les armoires. Il la glissa dans un autre pan de sa besace et se remit en route, le chien devant, la queue battante, qui se rapprochait du collet suivant.

Contre toute attente, Shadow ne s’arrêta pas à quelques mètres du collet. Il ne s’assit pas non plus sur son train, attendant qu’Earl arrive pour le relever. D’un coup sec, il détala, aboyant comme un dératé, brisant le silence du sous-bois. Peut-être avait-il flairé un opossum, ou le passage d’un cerf — une odeur persistante à laquelle le bâtard réagissait toujours trop fort. Mais il pouvait tout autant s’être lancé sur la piste d’un coyote. Earl, surpris, lâcha un juron et se mit lui aussi à courir, ses bottes glissant dans les feuilles humides, l’oreille tendue, suivant les aboiements de Shadow pour ne pas le perdre.

Il finit par déboucher sur une clairière. Un peu plus loin, il distingua Shadow, arrêté net devant une vieille carcasse, mais continuant d’aboyer comme un forcené.

Earl ralentit le pas : le sol était un mélange traître de boue et de plaques neigeuses. S’agissait pas de se retrouver les quatre fers en l’air — ou pire, de se briser quelque chose, le jour de la fête des noix. Martha ne le lui pardonnerait pas. Aussi Earl avançait prudemment. À mesure qu’il s’approchait, il distinguait mieux la masse sombre devant laquelle Shadow s’excitait. Il avait tout d’abord cru que le chien avait simplement débusqué un opossum, ou levé le passage d’un cerf. Et sans doute était-ce le cas, dans un premier temps, puis sans doute, comme lui maintenant, Shadow avait-il été perturbé par cette odeur âcre, métallique qui flottait tenace au-dessus du parfum des feuilles mouillées.

C’était une vieille carcasse oubliée, que la boue, les herbes folles et la neige tentaient de recouvrir. Earl intima à Shadow de se taire et fit lentement le tour.

Bordel de merde ! Des voitures comme ça, on n’en voyait plus depuis un bail. Une Dodge Charger, ou peut-être une Dart. Difficile à dire. Impossible aussi de remonter la couleur d’origine : rouge vif, bleu profond ? Tout avait disparu sous les taches de rouille brunes et orangées. Même le chrome était piqué.

Il tenta d’ouvrir la portière côté conducteur, sans succès. La vitre, opaque de poussière et de terre, laissait pendre quelques joints jaunis, désagrégés. Du coude de sa veste, Earl essuya un coin de la vitre, avant d’y coller son œil.

D’abord, il distingua les sièges avant en vinyle, marron ou beige, craquelés par le temps. Puis le large volant au plastique fatigué, le tableau de bord et ses cadrans ronds. Son regard glissa vers la banquette arrière. Là, dans un fatras indistinct, deux choses seulement se détachaient : une vieille guitare, et une casquette délavée, encore marquée des lettres KC. Un fan des Royals, sans doute. Bon sang ! La chair de poule courra sur ses bras. Excitation. Tristesse. Un drôle de vertige. Il ne savait pas pourquoi, mais quelque chose qui émanait de cette vieille carcasse lui était familier.

Il tenta encore une fois de forcer la portière. Le soleil était bien levé maintenant. Un autre jour Earl aurait insisté. Mais c’était le jour de la fête des noix. Un de ces jours qui tenait tant à cœur à Martha. Aussi il n’insista pas, et siffla Shadow. Il était temps de rentrer. Rebroussant chemin, il restait songeur, perturbé.

Cela lui reviendrait plus tard. Les coupures de journaux, les avis de recherche placardés, les noms effacés par le temps. Clara May Parker. Jesse Malone. Deux silhouettes en fuite sous le soleil du Texas. Peut-être qu’un jour, il reviendrait ouvrir cette portière et trouverait dans la boite à gants, cette bague que Jesse n’avait jamais donné à Clara May.

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