Le théorème d'Hypnos

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Le bruit sourd de la chaloupe s’arrimant au Lipra résonna dans l'intégralité du squelette de Fedrik. Autour de lui, les visages étaient graves ou grimaçants. Certains hommes parmi les plus aguerris du corps expéditionnaire avaient vomi lorsque le vaisseau avait quitté l’atmosphère de Dini. La lune paradisiaque les avait empoisonnés, restait à savoir comment et pourquoi ils n’en ressentaient les effets qu’en la quittant.

Les biolocs de bord les attendaient sur le pont d’embarquement. Civières d’isolement. Combinaisons de contamination. Aucun curieux. Parfait, on avait suivi ses ordres à la lettre. Malgré l’envie de s’allonger sitôt émergé de la chaloupe, Fedrik resta debout près du sas pour adresser un mot, un regard ou un geste à chaque homme malade de l'équipage de débarquement, du pilote aux diplomates, des soldats aux officiers.

Lorsque vint enfin son tour, il se laissa aller sans dignité sur la mousse qui épousa la moindre aspérité de son corps.

— Bénie soit la technologie du Saint Empire, s’entendit-il murmurer.

— Vous avez dit quelque chose, Commandant ? s’enquit le bioloc en chef.

— À moi-même. Je compte sur vous bioc, réparez-moi ça.

En chemin vers l'infirmerie, les coursives s’allongèrent comme s’il avait été drogué. Il les avait tous ramenés à la maison, le reste ne dépendait plus de lui. L’adrénaline avait cessé de le soutenir, permettant à l’abattement de prendre peu à peu le dessus.

L’ordre des soins contrastait vivement avec la gravité de l'état des patients. Le pilote était le moins atteint et on l’avait fait passer en premier au scan. Comme un cobaye, au cas où les senseurs biolocs provoqueraient une aggravation. Fedrik passa juste derrière lui.

Une voix rude le tira du sommeil. Il n’avait même pas conscience de s’être assoupi.

— Commandant, vous m’entendez ? demanda Davon.

— Je vous entends Capitaine, répondit Fedrik d'une voix pâteuse.

— Vous êtes relevé de vos fonctions actives jusqu’à nouvel ordre. La passation forcée a été transmise au recteur impérial de Safag. Ainsi qu’une demande de soutien bioloc.

— Je valide la décision.

— Merci Commandant, votre aval est important pour moi.

— Et pour nos deux carrières, murmura Fedrik avec un sourire en coin.

Le fraîchement nommé commandant par interim Davon se racla la gorge, l’air gêné. Il était recouvert d’une combinaison intégrale, mais Fedrik aperçut l’écusson de commandant sous la visière. Le petit n’avait pas perdu de temps. Tant mieux. Les hommes méritaient un chef, pas un philosophe bloqué dans un dilemme éthique.

— J’ai coupé l’enregistrement, j’espère qu’on n’entendra pas ton petit addendum à la fin.

— Par les Trois Enfers Wil, si tu savais ce que je m’en balance pour l’instant.

— Tu es l’un des plus atteints. Les biocs ne comprennent pas comment tu es revenu sur tes deux pieds. Je leur ai répondu que tu ne savais pas comment revenir de mission autrement.

— C’est quoi, un virus passé entre les mailles de nos détecteurs ?

— Non, le scan moléculaire n’a rien trouvé.

— Une irradiation alors ? Ça ressemble à une irradiation, avança Fedrik en levant sa main pour l’observer.

Des taches rouges parsemaient son épiderme, ce qui donnait une vague idée de ce qui se passait à l’intérieur de son corps.

— C’est la théorie à la mode, mais les biocs n’arrivent pas à se mettre d’accord.

— Les scientifiques ont toujours agi comme des pucelles le soir du premier bal : incapables de se mettre d’accord sur un cavalier avant d’en avoir discuté jusqu’à l’aube. Pousse-les à prendre une décision.

— Ce n’est pas qu’ils hésitent entre deux théories, c’est qu’en réalité ils n’ont aucune idée de ce que c’est.

Fedrik se renfrogna. Le ton affecté de son second n’annonçait rien de bon.

— Combien de temps il me reste ?

— On ne sait pas, intervint une voix claire. Une heure ou vingt ans.

Une femme en combinaison intégrale apparut dans son champ de vision. Elle s’était déplacée si discrètement que les sens aiguisés de Fedrik ne l’avaient pas perçue à temps. Ou peut-être que ses sens n’étaient plus si aiguisés que ça, après tout.

— Vous êtes ?

— Pas une pucelle indécise en tout cas.

— Tant mieux alors, j’apprécie le bioloc en chef, mais je préfère quelqu’un qui a déjà dansé.

— C’est un éminent…

— … pistonné. Je le sais, vous le savez, l’ordinateur de bord le sait. D’ailleurs si vous êtes là, c’est bien qu’il a trop honte de son incompétence pour venir m’annoncer les mauvaises nouvelles.

Le silence qui s’ensuivit aurait pu être empli de gêne, mais Fedrik perçut l’assentiment amusé de la scientifique.

— Je suis la spécialiste Kirane Alman, bioloc de combat sur sol, et j’ai l’habitude de traiter mes patients sans le matériel ou les senseurs des mondes centraux, reprit-elle.

— Tant mieux, souffla Fedrik, puisqu’apparemment les scans sont inutiles.

— Pas tout à fait.

D’un geste, elle lança les résultats directement sur le mur crème de la chambre d’isolement. Les images étaient incompréhensibles pour Fedrik, mais il ne broncha pas.

— On perçoit très nettement les symptômes d’une irradiation massive. Détérioration des protéines et des membranes, perte de fluides localisées, vomissements bien sûr, évanouissements et pertes de connaissance…

— Mais ? l’encouragea Fedrik.

— À part les symptômes, aucun signe de radiations. Pas le plus petit signe, en dehors de la dose acceptable en sortie d’atmosphère et des résidus inévitables après trente-cinq ans de service dans la Spatiale.

— Est-il possible que l’irradiation soit masquée par la soumission répétée à ces radiations ? intervint Davon.

— Elle n’aurait pas fait autant de dégâts dans ce cas, rétorqua Alman. J’ai néanmoins demandé à ce qu’on scanne entièrement l’atmosphère de Dini. D’après l’ordinateur de la chaloupe, tous vos symptômes se sont déclenchés au moment de la sortie orbitale, ça ne peut pas être un hasard.

— Quelque chose là-bas nous a affectés. Un signal qui aurait pu déclencher cette réaction…

— Ni bactérien, ni viral, ni nanique, ni proïnique. Aucun résidu dans les radiations connues. C’est comme si une partie de vos cellules avait été violemment irradiée sans laisser de trace sur les autres.

— Votre conclusion, bioc ?

— Ça n’a aucun sens.

Le silence fut empli de gêne cette fois.

— Super diagnostic. Comment ça se soigne ?

— On ne traite pas sans avoir de diagnostic. Vous répondez bien aux réhydratants donc on va continuer en attendant de savoir quoi faire.

*

Davon fixait la planète sans arriver à décider s’il la détestait ou non. Enfin, il commandait pour de bon, non comme un second laissé derrière en cas de problème, mais comme un vrai commandant. Pourtant, c’était probablement temporaire. S’il voulait conserver son commandement, son mentor et ami devrait mourir. Cette idée le révulsait.

Fedrik lui-même avait obtenu son poste à la mort de son supérieur en pleine opération au sol. Il avait même été décoré pour son sang-froid lorsqu’il avait ordonné de bombarder un monde entier en représailles. Jusqu’à destruction totale. Peu d’hommes étaient capables d’un tel ordre. Davon priait pour ne jamais avoir à connaître sa propre vérité à ce sujet.

Mettant fin à son introspection, il contacta l’ambassadeur du Saint Empire resté au sol. Ignorant volontairement les salutations d’usage, Davon ouvrit les hostilités dès que le visage du politicien apparut :

— La chancelière est-elle à vos côtés ?

— Euh... oui Commandant, répondit son interlocuteur en avisant l’écusson à son cou.

— Je veux lui parler.

— Les directives de contact ne…

— La totalité de l'équipage de débarquement est à l’infirmerie, du pilote jusqu'aux envoyés diplomatiques. Personne n’a pu dire de quoi ils souffrent alors tant que j’ignore ce qui s’est passé, ils pourraient aussi bien avoir été victimes d’une attaque. Vous savez ce que cela signifie, Ambassadeur ?

L’homme perdit toute couleur. Ses yeux exorbités semblaient dire : vous n’oserez pas. Il n’en dit rien. La spatiale du Saint Empire n’était pas réputée pour ses hésitations, encore moins pour sa pitié." "Pas de quartier" était pratiquement gravé sur la coque de chaque vaisseau portant les couleurs impériales.

Le visage émacié de la chancelière de Fayra, nation dominante de Dini, apparut à l’écran. Davon détestait les systèmes matriarcaux. Leurs dirigeantes avaient cette tendance insupportable à regarder de haut tout ce qui était masculin. Or, la spatiale impériale était précisément un corps d’armée très viril, à l'image du Saint Empire dont elle était bien souvent l'unique représentant pour les mondes à sa frontière.

— Commandant Davon, pourquoi tant d’empressement ? Où se trouve le Commandant Fedrik ?

— À l’agonie, Chancelière.

Davon étudia la réaction de la vieille femme avec l’œil acéré d’un prédateur. Sa surprise lui parut d’autant plus crédible qu’elle se reprit aussitôt et adopta une posture absolument neutre après le maintien rigide qu’elle avait choisi au début dans le but de lui montrer sa désapprobation. Une femme raisonnable, en dépit de son statut.

— Quelle en est la raison ? Je peux vous assurer qu’il a quitté Dini en parfaite santé.

— C’est ce que montrent nos enregistrements bioloc. Aucun problème jusqu’à ce que la chaloupe ne passe la thermosphère. Tout l’équipage est tombé malade, y compris le pilote qui n’avait pourtant même pas débarqué.

— C’est bien triste mais je pensais que le Saint Empire pouvait guérir toutes les maladies infectieuses que…

— Ce n’est pas une infection. Pardonnez-moi Chancelière si je me suis mal exprimé : le Commandant Fedrik et son équipage de débarquement sont bien malades, mais nous pensons davantage à une irradiation ou un empoisonnement.

Aucune réaction cette fois-ci. Préparée au ton et aux manœuvres de son adversaire, la matriarche était restée parfaitement immobile.

En temps normal, couper la parole à la représentante d'un monde de la zone de conquète aurait été malvenu, car le Saint Empire établissait les meilleures relations possibles avec les planètes sur sa feuille de route. Un incident diplomatique lors du premier contact pouvait signifier un refus d’accepter la protection impériale et déboucher sur une banale mais couteuse guerre de colonisation forcée. À présent, l'ambassadeur comme la chancelière savaient qu'on avait dépassé le stade du "temps normal".

On avait dépassé le stade des compromis à l’instant même où un attentat contre le Saint Empire avait été suspecté. Il ne s’agissait plus de savoir si la diplomatie allait permettre à Dini d’entrer pacifiquement ou non dans le giron impérial, mais de déterminer si le croiseur d’exploration allait rayer leur monde de la carte dans les minutes à venir.

Avec satisfaction, Davon remarqua un léger voile de transpiration sur le front et au-dessus des lèvres de la chancelière. La peur n’était pas un outil viable sur le long terme, pas pour un empire composé de centaines de systèmes, mais c’était un levier efficace lorsque le temps était compté.

— Cela ne saurait venir de nous, Commandant. Les accompagnateurs des diplomates impériaux ont été traités avec les plus grands égards et Dini est majoritairement favorable à la venue du Saint Empire.

— Néanmoins, les seuls malades à notre bord sont les hommes envoyés au sol.

— Je… ne sais pas quoi vous dire, Commandant. Notre aide vous est acquise. Je peux vous envoyer nos plus éminents scientifiques et guérisseurs.

— Je vous en sais gré, Chancelière.

La peur et la bonne volonté de la matriarche étaient palpables. Un sentiment de soulagement parcourut Davon. Si ce n’était pas les autorités de Dini, mais un groupuscule ou même un accident, l’incident jouerait en faveur du Saint Empire car les dirigeants de Dini se sentiraient les obligés de leurs hôtes. La violence de masse pourrait être évitée. Malheureusement, cela ne sauverait ni son ami, ni les hommes sous sa responsabilité.

La chaloupe diplomatique étant à l’isolement, il fallut envoyer une navette de reconnaissance, puis trouver un pilote suffisamment dingue et ambitieux pour risquer l’aller-retour. Davon observa l’opération de descente avec l’ensemble des biolocs et dynamiciens du Lipra. Si la chose était d’origine thermodynamique, radiante ou quantique, ces spécialistes le sauraient. Le Lipra ne disposait pas de l’arsenal de senseurs dernier cri des missions scientifiques, mais en tant que croiseur d’exploration, il était bien mieux muni que les vaisseaux de guerre se bornant à trouver et cibler d’autres vaisseaux.

L’aller se termina sans heurt et la navette embarqua trois scientifiques diniens à destination du Lipra. Davon tiqua en remarquant qu’il s’agissait de trois femmes, mais il ne dit mot. À chaque civilisation ses traditions stupides ; le Saint Empire aurait tôt fait d’effacer cette sale manie.

À la remontée, les signes vitaux du pilote furent plus que jamais surveillés, mais si ses constantes bioloïques étaient instables, c’était sans conteste dû à l’énormité du risque. Des senseurs testaient la qualité de l’air, l’effet des accélérations, des radiations, du moindre haussement de la température. Tous les chiffres étaient parfaitement normaux lorsque les trois femmes sanglées disparurent en une immonde purée rosâtre, aussitôt plaquée sur les sièges et la paroi par l'accélération de la navette.

Le choc fut immense. Sur Dini, la chancelière et ses suivantes découvrirent les images en même temps que l’équipe scientifique du Lipra. Isolé dans la capsule avant, le pilote n’avait pas conscience de l’état de ses passagères et s’inquiéta subitement en entendant dans son casque les cris venus de l’espace comme de la surface.

— Continuez ! ordonna sèchement Davon. Vos constantes n’ont pas évolué, vous ne risquez rien.

Un bruit sourd ponctua sa phrase. L’un des suivantes de la chancelière venaient de perdre connaissance. La connexion avec Dini s'interrompit dans la foulée.

Les poings serrés, Davon se tourna vers les biolocs pour découvrir leur désarroi face au phénomène. Mâchoires décrochées, yeux exorbités, pas un seul ne savait ce qui venait d’arriver. L’un des dynamiciens vomissait dans un recycleur, les autres semblaient en état de choc. Même Alman était livide, alors qu'elle avait la réputation d'avoir la peau dure. Pourtant, c’est vers elle que l’officier se dirigea. Contrairement à ses éminents collègues, la bioloc avait le nez sur les chiffres et non sur les images horrifiques qui continuaient d’affluer.

— Vous avez une idée ? s’enquit Davon.

— Non, mais davantage de données, rétorqua Alman avec aplomb. Le genre de données passionnantes qui apportent peu de réponses et posent plus de questions encore.

— Putain Spécialiste, arrêtez votre jargon et accouchez ! cingla Davon d’une voix métallique.

Leurs regards s’affrontèrent l’espace d’une seconde. Le commandant de bord était l’extension de l’empereur et il avait droit de vie et de mort sur son équipage, mais tous deux savaient que Davon avait dépassé les bornes. Il s’excuserait pour ça. Plus tard.

— Je m’intéresse moins aux corps… si on peut dire… qu’aux données atmosphériques. Avant l'incident, je surveillais la respiration du pilote et des « scientifiques » venant de la surface.

— Et ?

— Pas grand-chose à dire côté pilote, il est resté stable du début à la fin. Son air était fourni par sa combinaison intégrale donc… j’ai suivi les échanges gazeux dans la capsule des passagers. Ils n’étaient pas harnachés de senseurs comme notre homme, vu que…

— On ne pensait pas qu’ils seraient affectés.

— Voilà, sans parler des protocoles diplomatiques. J’ai donc observé les échanges gazeux en entrée et sortie, pas dans leur corps.

— Est-ce que ça nous emmène quelque part, Spécialiste ? gronda Davon.

— Oui, mais où… difficile à dire. Au moment où les trois sujets ont été… dispersés, une partie de l’air de la cabine en a fait autant.

— L’atmosphère de la navette aurait été affectée au même titre que leurs corps ?

— Pas tout à fait. La capsule du pilote est restée intacte, aucun changement.

— Alors c’est dans l’air.

— Ça affecte l'air plutôt. J’ai observé les données de la chaloupe diplomatique et découvert qu’une partie des réserves du convertisseur atmosphérique était manquante suite à l'incident. Même chose pour la navette, mais dans une proportion bien moindre.

— Pour résumer, leur air a… quoi… disparu ?

— Pour résumer, une partie négligeable de l’atmosphère de la capsule passager a été désatomisée au moment de la traversée thermosphérique et le même phénomène semble avoir touché les réserves d’air accumulées par la chaloupe sur Dini.

— En d’autres termes Spécialiste Alman, vous me dites que l’air de Dini s’est dissipé en même temps que les Dinites ?

— C’est une théorie. Cela pourrait expliquer l’état de nos hommes. La consommation d’air, sans parler d’aliments et de boissons en provenance de Dini aura provoqué le même phénomène que pour les Dinites, mais dans une proportion moindre.

— Le pilote de chaloupe ne quitte jamais le bord.

— Mais il respire l’air filtré de la surface.

— Par les trois enfers…

*

Alman effectuait les prélèvements avec soin. Sans surprise, personne d’autre ne s’était porté volontaire pour s’approcher du désastre. Depuis qu’elle avait pénétré la cabine, quelque chose la tracassait. Alors qu’elle s’approchait de ce qui avait été la troisième dinite, l’évidence lui sauta aux yeux.

Personne ne tenta de l’arrêter lorsqu’elle sortit de la navette en courant. Deux autres biolocs avaient déjà vomi dans leur combinaison depuis le début du quart et les officiers de faction n’y faisaient plus attention. Alman arracha sa combinaison et sauta dans son uniforme alors que les ondes d’isolement n'avaient même pas terminé leur cycle.

Son agitation lui valut plusieurs regards courroucés dans les coursives, et plus encore une fois arrivée au centre de traitement des données. Elle n’y prit pas garde. Pire, alors qu’elle revisionnait les images de l’effondrement des trois dinites, elle cria en levant les bras. Sorti de nulle part, Davon la broya pratiquement du regard. Il ne disait rien, se contentant d’observer avec intensité, attendant qu’elle délivre ses conclusions.

— J’ai trouvé, annonça-t-elle d’une voix recomposée après son excès. Je sais ce qu’ils ont et je crois savoir comment les traiter.

*

Fedrik peinait à se réveiller. Sa bouche était pâteuse et son humeur maussade. Le visage souriant d’Alman au-dessus du sien ne faisait rien pour améliorer son état.

— Pouvez-vous me répéter ça, Spécialiste ? grogna l’ancien commandant.

— Bien sûr, répondit l’intéressée. Nous sommes dans la navette, en orbite basse autour de Dini.

— Pas ça, vous me dites que mes cellules lésées étaient… des holos ?

— Pas vos cellules, certains de leurs composants. Vous avez passé plus de temps à la surface que n’importe qui. Même les diplomates ont attendu quelques heures pour sortir de la chaloupe.

— Et durant ce temps, j’ai été exposé à cette… fausse matière ?

— Techniquement, la matière de Dini n’est pas fausse, elle est seulement en grande partie holographique. D’après l’histoire de ce monde, ils ont connu une grande dépression biolique il y a trois cent ans, suite à quoi leur monde est devenu inhabitable.

— Et leur solution a été de créer une biosphère holographique.

— Mais tangible.

— Putain.

— Imaginez : de l’air totalement pur, de la nourriture saine, une écosphère intégralement gérée par un système artificiel, qui a nettoyé leur monde en quelques années et jamais ne trahira les attentes de la population.

— Pas de sécheresse, pas d’inondation ou d’incendies.

— Ni d’activité volcanique incongrue, pas de tempêtes, etcetera…

— C’est un fichu paradis artificiel.

— Exactement. Mais il prend fin dès qu’on s’écarte trop de la planète et de sa holosphère.

Davon intervint :

— Si les dinites vivent dans cette holo-écosphère depuis des siècles, ils ne doivent plus être composés que de ça.

— En grande partie, oui. Cela m’a sauté aux yeux dans la navette : il y avait bien trop peu de matière organique pour composer une femme, encore moins pour trois. J'estime qu’ils possèdent en moyenne dix pourcents de matière originelle.

— Une partie de la matière qui les compose est donc réelle, mais peut-on considérer qu’ils le sont ? insista Davon.

— Peu importe, décida Fedrik, notre mission n’est pas de décider s’ils sont réels ou vivants. Nous devions établir des liens diplomatiques et c’est chose faite.

— Vous avez raison, se reprit Davon. Je vais mettre un terme à cette mission et annoncer notre retour à la flotte.

— Impossible, le contra Alma. Pas si vos hommes et vous souhaitez rester en vie.

Fedrik sentit la sueur se former sur son front. Il sentait la sentence arriver.

— Je vais devoir débarquer, souffla-t-il.

— Oui, pour l’instant, confirma Alman.

— Mais mon état ne va faire qu’empirer à mesure que je vais respirer, boire et manger leur poison !

— Pas si on vous place dans un environnement isolé avec un biome issu du vaisseau. Le champ holo de la planète va « combler » les trous laissés dans votre organisme en attendant qu’on trouve un moyen de différencier la matière holo de la réelle.

— Et à ce moment, on pourra évacuer cette saleté de mon corps atome par atome.

— En théorie.

*

Le Commandant Davon observait la planète. Sur deux écrans, les frégates scientifiques du Saint Empire passaient l’atmosphère, pénétrant le champ holotomique de Dini. Une telle découverte lui vaudrait certainement une décoration, probablement même une promotion permanente. Fedrik vivrait, mais comme cobaye à bord de l’un de ces vaisseaux. Probablement durant des années. En quelques jours, la matière holo avait envahi son système et même si ce n’était qu’en quantité négligeable, elle mettait sa vie en péril.

— Il est plus facile d’ouvrir la boîte de Pandore que la refermer, murmura-t-il pour lui-même.

Une grande carrière attendait la spécialiste Alman, si elle parvenait à fermer sa grande gueule devant ses supérieurs, évidemment. D’un geste négligeant, Davon ferma le dossier de la bioloc. Il y avait ajouté une recommandation pour un poste de bioloc en chef, cela ferait office d’excuses.

Pour ce qui était de Dini, toute invasion ou absorption par le Saint Empire était hors de question. À sa grande satisfaction, la chancelière avait obtenu le protectorat impérial tout en échappant à la colonisation. Dini était un monde à exploiter, mais ses ressources brutes ne valaient rien, seule sa technologie intéressait l’Empire.

Rien qu’à l’idée des armes que la Spatiale pourrait en tirer, Davon sentait la chair de poule le parcourir. Des virus mortels qu'on pourrait faire disparaître d'un simple coup d'interrupteur, des armes radiantes apparaissant et disparaissant au plus près de l'ennemi, des explosions sans ogives ni missiles. Et si une civilisation entière avait pu être maintenue durant des siècles, qu'en serait-il d'armées entièrement holotomiques ?

— Des possibilités infinies…

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